Sans imaginaire, la prise de conscience n’existe pas. Les changements de paradigmes doivent s’exercer dans la fiction. A quoi ressemble donc cette société égalitaire pour laquelle nous nous battons, nous féministes ? Qui est l’autrice de la newsletter de la semaine ? Le livre de Ruth, an 2052 par Illana Weizman Paris, Place de la République, 2052. 8ème édition du colloque annuel des rencontres religieuses françaises. La main de l’organisatrice se pose entre ses omoplates, la faisant émerger de son recueillement. Elle ouvre les yeux subitement et reçoit de plein fouet l’écho du brouhaha des plus de 50 000 personnes rassemblées sur la place élargie depuis la piétonnisation du centre-ville historique de Paris. — C’est à vous Ruth, l’interpelle la jeune femme en blaser, micro-casque vissé sur les oreilles. Ruth ramène ses épaules vers l’arrière, prend une grande inspiration et monte les marches de l’estrade installée pour l’occasion. La vision de ce bloc compact d’individus provoque en elle une violente poussée d’adrénaline. Elle saisit le micro : — Bonjour à tous et à toutes et merci d’être venu·e·s si nombreu·ses·x à ce rassemblement interconfessionnel. Cette année le colloque s’intéresse à la place des femmes dans la religion et j’ai l’immense honneur de représenter la communauté juive de France parmi un panel d’hommes et de femmes issu·e·s des Elle balaye du regard l’assemblée et aperçoit au premier rang Caroline Bordès, présidente de la République. A ses côtés, une vingtaine de leaders politiques aligné·e·s, épaules contre épaules, peinant à se mouvoir, tant la foule est dense. Les représentant·e·s de culte se tiennent debout également, en tête de cortège. Les grands imams des mosquées de Paris, Bordeaux, Marseille et Toulouse, le président de la Fédération protestante de France et celui de la Conférence des évêques de France. A l’extrême gauche de la rangée, son regard croise celui de Delphine Horvilleur, fraichement élue Grande Rabbine de France. — Je suis devenue militante féministe il y a près de vingt ans. Ce n’était pas un choix. C’était ça ou crever. J’avais 14 ans quand j’ai retrouvé ma mère pendue dans notre salle de bain. Je me souviens de ses yeux révulsés, ses pieds nus flottant au-dessus du sol. Plus clairement encore, je me souviens de ses cheveux lâchés lui couvrant la moitié du visage. Ses cheveux à elle. Noir de jais et ondulés. La perruque auburn qu’elle portait par piété était tombée au sol. Le nombre de fois où Cela faisait six ans que mon père s’entêtait à ne pas lui accorder le divorce. Pour pouvoir se remarier selon la Loi juive, le divorce civil n’est pas suffisant. La femme doit recevoir le guett, le divorce religieux. Si tel n’était pas le cas, elle devenait une agouna, une femme enchaînée à son mari. Mais il n’était pas question pour lui de « libérer » ma mère. Qui croyait-elle être ? Le quitter, lui ? Qu’elle soit libre de ses choix, elle ? Il ne lui a rien épargné. La torture mentale, les insultes, la Rien n’est jamais rentré dans l’ordre : ce fut exactement l’inverse qui se produisit. Au fil du temps, j’ai vu ma mère s’éteindre lentement, tout ce qui la composait, comme autant de flammes étouffées : sa combattivité, son rire, sa foi même. L’année qui a précédé son suicide, elle a cessé d’allumer les bougies de shabbat. Ce rite hebdomadaire pourtant fondateur de son identité juive. Je ne sais pas contre qui elle était le plus en colère. Dieu, les institutions juives, mon père… Eux tous, sans qu’elle ne puisse s’en défaire, puisque modelée par et en ce système. J’ai été placée en foyer ainsi que mes deux petits frères et ma toute jeune sœur. Aucun des membres de notre famille ne nous a tendu la main car nous étions les enfants d’une double paria : divorcée et suicidée. Les années qui ont suivi, j’ai souvent eu envie d’en finir. Mais, paradoxalement, le choix de ma mère m’avait emplie d’un surplus de pulsion de vie. Comme si, dans un mouvement de balancier, sa vitalité perdue était passée de son corps au mien. Réveiller le souvenir de sa mère l’ébranle. Elle essaye de ne pas se laisser envahir et poursuit : — Je suis Un évènement a alors changé le cours de ma vie. J’avais 24 ans quand Léa Attal a assassiné son mari avant de se donner la mort dans les mêmes conditions que ma mère, dix ans plus tôt. Cette tragédie secoua immensément la communauté juive de France et marqua le début de mon militantisme. Je suis devenue enragée. Les émotions d’une J’ai investi les réseaux sociaux. J’y ai raconté mon histoire qui a été relayée des milliers de fois. Des associations féministes, religieuses et laïques, sont entrées en contact avec moi et nous avons lancé une campagne médiatique autour du hashtag #LaVoixdesAgounot – pluriel hébraïque de agouna. C’est dans ce contexte qu’une équipe de journalistes de Slate entreprit une longue investigation qui permit de donner une estimation du nombre de agounot en France que le consistoire israélite central cachait. Entre 8000 et 10 000 femmes. Des chiffres désincarnés mais qui à mon oreille prenaient vie. Ces femmes m’habitaient, j’entendais leurs souffrances, leur Le combat militant était lancé. De marches en sit-in devant les seize consistoires régionaux, de lobbying associatif en rencontres avec les présidents de la République consécutifs, de rencontres pédagogiques avec les concernées en pétitions, je suis devenue le visage de la lutte pour libérer les femmes agounot françaises. Au cours de vingt années de combat, nous avons décroché victoire sur victoire pour un judaïsme plus égalitaire et inclusif. Cela a commencé par l’ajout d’une clause à la ketouba – le contrat de mariage religieux – stipulant qu’en cas de divorce civil, le Une autre réforme a vu le jour peu de temps après avec l’intégration de juges femmes au sein des tribunaux rabbiniques, jusque-là exclusivement masculins. Elles devenaient alors force de décision dans le cadre de la Loi juive. Une avancée immense. Puis, dans le sillage de réformes venues des États-Unis et d’Israël, la branche orthodoxe du judaïsme a perdu son monopole et a dû concéder une place aux mouvements Massorti – un courant du judaïsme contemporain – et au mouvement Ruth se tourne vers Delphine Horvilleur : — Madame la Rabbine, je vous souhaite courage et réussite dans votre nouveau mandat. Et que la voix de ma mère, jadis confisquée, se joigne à la vôtre dans les luttes à venir pour toujours plus d’égalité dans le judaïsme. Un sourire serein apparait sur le visage de Delphine. Ruth baisse les yeux et rabat son micro. Sous les applaudissements de l’assemblée, et pour la première fois, le souvenir de sa mère est pleinement lumineux, comme les bougies de shabbat qu’elle avait cessé d’allumer. Illana Weizman ![]() L’utopie de la semaine dernière 1. « Le féminisme a sauvé mon cul » par Mauvaise fille. L’autrice raconte qu’une révolution sexuelle a rendu les cours d’éducation sexuelle obligatoire dans les écoles. Et 20 ans plus tard, tout a changé.
Pour toute question : [email protected].
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