Cet été, je vous laisse entre les mains de huit autrices formidables à qui j’ai demandé de réfléchir à la question de l’amour dans une société féministe. Rebecca Le texte de Leni Zumas est également disponible en anglais, en bas de ce mail L’amour est un acte perpétuel, par Leni ZumasDiplômée de Brown, Leni Zumas enseigne l’écriture créative à l’université de Portland. Elle est l’autrice de deux romans La Couleur du trois et Les Heures rouges, une dystopie féministe unanimement saluée par la critique. Bien avant Facebook et Instagram, c’était les photos de Famille de Noël qui nous faisaient nous sentir mal par rapport aux autres. Chaque décembre, des portraits de famille atterrissaient dans nos boîtes aux lettres. Des enfants et des animaux de compagnie imprimés sur du papier brillant montraient leurs costumes festifs. « Plein de bonheur à tout le monde de la part de la famille Smith ». « De la part de nos petits singes, notre petit cirque. » « De la part de nos elfes ». Quand j’étais plus jeune, je pouvais passer des heures à scruter ces images qui s’empilaient sur les étagères de mes parents. Ces familles avaient toujours l’air plus heureux que la mienne. D’une certaine façon, ça me dérangeait de ne pas pouvoir en faire partie ; elles représentaient de belles équipes que je ne pouvais rejoindre. A présent et en tant qu’adulte, je ressens toujours ce malaise en regardant ces photos, mêmelorsqu’elles me sont envoyées par des personnes que j’aime. Les parents exhibent constamment leur adorable progéniture et leur charmante vie sur les réseaux sociaux, mais d’une certaine manière lorsque que cette forme de vantardise discrète est livrée sur le pas de la porte, les ondes d’autosatisfaction qui en découlent me paraissent plus intrusives. J’ai mentionné mon irritation à une amie il y a peu ; elle a ri puis dit : « Ne soit pas si grincheuse. Ces photos ne font de mal à personne. » Mais je ne pense pas que ce soit le cas, bien au contraire. Elles représentent des outils publicitaires puissants en faveur de la famille nucléaire isolée, ce qui maintient la définition normative de la « famille », ayant de lourdes conséquences qui peuvent parfois même se révéler destructrices. En tant que slogan politique, cliché de la romance et idéal à atteindre, la « famille » normalise une logique d’intérêts individuels (les personnes que j’aime sont plus importantes que tout) rarement contesté dans le discours politique américain. La « famille » est utilisée pour justifier beaucoup de choses, des lois anti-avortement à la rhétorique transphobe, en passant par le droit de porter des fusils d’assaut. Elle permet de mettre les rôles sociaux prédéfinis sur un piédestal, notamment ceux oppressant les femmes et les personnes queer. Elle accentue l’invisibilisation du besoin du sens collectif – de ce besoin de se détourner de la communauté et de restreindre son amour aux seuls membres du ménage. La pandémie de Covid-19 a forcé des millions d’entre nous à rester à la maison, seul.e ou isolé.e aux côtés de notre famille proche pendant des mois. Les difficultés immenses – en effet, parfois même les dangers – d’une telle isolation est un rappel que la famille nucléaire ne peut pas satisfaire tous les besoins d’une personne. Privés.es de liens avec leurs ami.es, collègues, thérapeutes, enseignants.es, camarades de classe, co-équipiers.ères et serveurs.euses du café du coin, les gens souffrent. Le biographe grec du premier siècle Plutarque a décrit un dîner pendant lequel une hôtesse athénienne présentait une nouvelle tapisserie qu’elle avait tissée. Une invitée de Sparte inspecta la tapisserie et appela ses quatre fils qui la soulevaient sur leurs épaules afin qu’elle ne se déplace plus sur ses propres pieds lors du dîner. « Belle tenture », déclara l’invitée à son hôte athénienne, « mais c’est cela dont une femme devrait se vanter d’avoir accompli !». Heloisa Marques (c) Les Glorieuses Il est incroyable de voir à quel point cette histoire datant de l’époque antique s’inscrit dans l’ère du temps. : le jugement, la compétition, la performance genrée de la valeur. Pourquoi d’ailleurs mesure-t-on la valeur des gens en regardant ce qu’iels (re)produisent ? Pourquoi certains produits « comptent » plus que d’autres ? « Est-ce que je veux des enfants ? » se demande Sheila Heti dans Motherhood, «pour être admirée de la même manière que les femmes admirables qui ont des enfants ?… Est-ce que je veux un enfant pour me prouver que je suis une femme (normale) qui désire et inévitablement aura des enfants ? » Un symptôme du capitalisme patriarcal est la croyance que toute chose est par définition rare. L’amour, comme le reste, devient alors une compétition pour des ressources limitées : il vaudrait mieux pour toi trouver un.e partenaire avant qu’il ne soit trop tard, avant que tu ne te dessèches, avant que ta chance ne s’évapore. Les récits de romance autour de la formation d’une famille comme but ultime de la femme aide à cacher le fait que nos corps ont été utilisés, pendant des siècles, comme des véhicules de transfert de richesse et d’enrichissement. La dot est attachée à la mariée, la femme produit les héritiers et les nouvelles sources de travail. Les femmes sans dot, les femmes infertiles et les femmes qui décident de ne pas se marier ou de ne pas devenir mères interrompent le courant sinon tranquille du transfert de richesse et menacent la stabilité du statu quo. La plupart des films, des livres, des publicités – et ce même au XXIe siècle – continuent de dépeindre le mariage et les enfants comme étant le but ultime, le récit du triomphe. Les portraits de vacances d’un couple qui sourit, accompagné de leurs enfants, preuves photographiques d’une vie réussie, renforce cette intrigue déjà beaucoup trop utilisée. Regarde ce que j’ai fait. Sous les cheveux parfaitement coiffés et les pulls ornés de rennes se cache la logique morbide du capitalisme patriarcal. Voici la preuve que ma vie compte. « Nous pouvons incarner une lignée familiale alternative » écrit Sara Ahmed dans Living a Feminist Life, « ou une alternative à la lignée familiale… Nous avons besoin de nous parler les unes aux autres des différentes façons de vivre, des différentes façons d’être ; fondée non pas sur la précision avec laquelle vous atteignez la façon de vivre que les gens attendaient de vous, mais sur les errances étranges de la vie que vous vivez ». Dans la société féministe dans laquelle je veux vivre, l’amour est une action en mouvement constant, non un fait accompli. L’amour est l’attention, l’énergie que vous donnez en permanence, non un trophée à exposer sur une étagère. En décembre, à la place d’autoportraits, envoyons-nous des playlists, des pages de nos livres favoris, ou des photos de manifestations contre la suprématie blanche. Parlons-nous des milliers de différentes manières d’être. 1/ “Some Information about the Spartans,” Mestrius Plutarch, premier siècle après J.C., traduit en anglaise par John D’Agata. Tiré de The Lost Origins of the Essay, édité et introduit by John D’Agata (Graywolf, 2009). 2/ 3/ Sheila Heti, Motherhood (Henry Holt, 2018), p. 22. Traduit de l’anglais vers le français par Hinde Bouratoua. ![]() RDV LE CLUB // Jeudi 27 août 2020 de 19h à 20h30 Le Club sera l’occasion d’un temps d’échange entre plusieurs des autrices de l’édition d’été et Rebecca Amsellem, fondatrice des Glorieuses, autour du thème « L’Amour dans l’utopie féministe ». Inscriptions ici (places limitées) : Le Club des Glorieuses UN MESSAGE DE NOTRE PARTENAIRE BUMBLE App de dating et féminisme : ces deux univers n’ont pas toujours été compatibles. Et puis, Bumble est née. Bumble, c’est une application de rencontres créée par une femme qui souhaite renverser les codes de séduction sexistes et dépassés, et injecter un maximum de valeurs dans les rencontres en ligne. D’abord en imposant une charte qui prône égalité, bienveillance, ouverture et respect, et crée Enfin en s’engageant concrètement contre le sexisme, le racisme, l’homophobie, la transphobie, la grossophobie et toutes les discriminations. Ça change des autres apps ? Tant mieux, c’est l’idée. Bienvenue sur Bumble ! Love is ongoing action, by Leni Zumas Long before Facebook or Instagram, we had the annual Christmas photo to make us feel a little bit worse about our own lives. Every December, pictures of other people’s families arrive in the mail. Glossy prints of children and pets in festive settings. “Joy to the world from the Smith family.” “Our monkeys, our circus.” “From our elves to yours.” When I was young, I would scrutinize these images as they piled up on my parents’ shelf. The families always looked happier than mine. It disturbed me, somehow, that I did not belong to these other families; they were shiny little teams I couldn’t join. As an adult, I’m still disturbed by holiday photos, even when they’re sent by people I love. Comrades and kinfolk parade their adorable offspring and charmed lives all the time on social media, yet when a humble-brag is delivered to your actual doorstep, the self-congratulatory vibes feel more intrusive. I mentioned my irritation to a friend recently; she laughed and said, “Oh, don’t be such a Grinch. Those pictures are harmless.” But I don’t think they are harmless at all. They are powerful advertisements for the isolated nuclear unit, upholding a normative definition of “family” that has far-reaching, and sometimes destructive, consequences. As a political slogan, sentimental trope, and aspirational commodity, “family” normalizes a self-interested logic (my loved ones matter more than anyone or anything else) that goes virtually unchallenged in American political discourse. “Family” is used to justify everything from anti-abortion legislation to transphobic rhetoric to assault-rifle ownership. It enshrines traditional social roles that oppress women and queer people. And it gives people an excuse to ignore the needs of the collective—to turn away from the wider community and restrict their love to the members of a single household. The covid-19 pandemic has forced millions of us to stay at home, alone or isolated with immediate family, for months. The enormous difficulties—indeed, even dangers—of such isolation are a reminder that the nuclear family can’t meet every need. Deprived of connection with friends, colleagues, therapists, teachers, classmates, teammates, and baristas at the local coffee shop, people suffer. The first-century Greek biographer Plutarch described a dinner party whose Athenian hostess was showing off a new tapestry she’d woven. A guest from Sparta inspected the tapestry, then summoned her four sons, who lifted her onto their shoulders and carried her around the party. “Nice wall hanging,” the Spartan told the Athenian. “But this is what a woman should really boast of having made!” It’s amazing how contemporary this ancient story feels: the judgment, the competition, the gendered performance of worth. Why do we measure people’s value by what they (re)produce? And why do certain productions “count” more than others? “Do I want children,” asks Sheila Heti in Motherhood, “because I want to be admired as the admirable sort of woman who has children? … Do I want a child to show myself to be the (normal) sort of woman who wants and ultimately has a child?” One symptom of patriarchal capitalism is scarcity thinking. Love, like everything else, becomes a competition for limited resources: you’d better find a mate before it’s too late, before you dry up, before your chance is gone. Narratives of romance and family-making as women’s ultimate goals help disguise the ways in which our bodies have been used, for centuries, as vehicles for wealth transfer and wealth increase. The dowry is attached to the bride; the wife produces heirs and new sources of labor. Women without dowries, infertile women, and women who choose not to become wives or mothers disrupt the smooth running of money, threaten the stability of entrenched social positions. Most films, novels, and advertisements—even in the twenty-first century—still frame marriage and children as the preferred ending, the narrative triumph. Holiday portraits of smiling couples and their progeny reinforce this exhausted plot. Photographic evidence of a successful life. Look what I made. Under neatly combed hair and reindeer sweaters hides the grim logic of patriarchal capitalism. Here’s the proof that I matter. “We can come to embody an alternative family line,” writes Sara Ahmed in Living a Feminist Life, “or an alternative to the family line. … We need to tell each other stories of different ways you can live, different ways you can be; predicated not on how close you get to the life you were assumed or expected to have, but on the queer wanderings of a life you live.” In the feminist society I want to live in, love is ongoing action, not a fait accompli. Love is attention and energy you keep giving away, not a prize to display. In December, instead of self-portraits, let’s send song files, or pages from favorite books, or photos of protests against white supremacy. Let’s tell each other stories of a thousand different ways to be. |
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