Mercredi 21 août 2019
Sans imaginaire, la prise de conscience n’existe pas. Les changements de paradigmes doivent s’exercer dans la fiction. A quoi ressemble donc cette société égalitaire pour laquelle nous nous battons, nous féministes ?
Cet été, Les Glorieuses s’attaque aux utopies féministes. Pendant deux mois, nous passons la plume à huit voix dont les témoignages et les regards décalés nous instruisent d’une nouvelle vision sur les utopies féministes.
Les esquisses de notre utopie réaliste s’inscrivent dans une courte lignée, celle de La cité des dames de Christine de Pisan, Herland de Charlotte Perkins, complétée récemment par Le Pouvoir de Naomi Alderman (2018). Ce projet est l’occasion de s’intéresser à plusieurs grandes thématiques qui nous entourent au quotidien. L’amour, le pouvoir, la santé, les croyances, la justice, ou encore les émotions.
Bel été à toutes et tous.
Rebecca Amsellem
Qui est l’autrice de la newsletter de la semaine ? Lauren Bastide est journaliste, diplômée en sciences politiques et en études de genre. Elle a fait de l’articulation entre féminisme et journalisme le levier de son action professionnelle et militante. Après dix années passées au magazine Elle, en tant que reporter puis rédactrice en chef, et un bref passage télévisuel, elle a fondé en décembre 2016, avec Julien Neuville, le studio de production de podcasts Nouvelles Écoutes, et créé le
podcast « La Poudre », téléchargé plus de 6 millions de fois en trois saisons. « La Poudre », de longs entretiens avec des femmes artistes ou activistes, est pensé comme un antidote à la sous-représentation des femmes dans les médias. Elle anime également sur France Inter l’émission Les Savantes, dans laquelle elle interviewe des femmes scientifiques. En 2018, elle devient porte-parole du collectif de femmes journaliste Prenons la Une. Elle est aujourd’hui l’une des voix du mouvement féministe intersectionnel en France et de la lutte contre l’invisibilisation des femmes dans l’espace public.
Provence, jeudi de canicule, terrasse ombragée. Greta Thunberg vient de parler au Parlement. Coucher de soleil. Glaçons qui tintent, cyprès qui bruisse.
– Je dois écrire un texte pour les Glorieuses.
– Tu l’as en tête ?
– Oui. Un peu.
– Raconte
– Ça commence dans un local, un sous-sol, une pièce exiguë. Les fenêtres sont condamnées. Il y a une dizaine de femmes. Elles sont vêtues de noir. Je les imagine masquées. Cagoulées. Elles sont en colère, elles tapent du poing sur une grande table où s’étalent des carabines, des grenades, une immense carte de Paris. Au mur, il y a un poster : “Le féminisme n’a jamais tué personne, il serait temps qu’il s’y mette.” J’ai lu cette phrase sur une photo de manif. J’y repense souvent. Ça m’évoque un passage de Despentes, je crois que c’est dans King Kong Théorie. Ou peut-être Vernon Subutex. Peut-être qu’elle l’a juste dit en interview en fait. Je ne sais plus. En tous cas elle dit :
c’est quand même dingue que jamais une femme n’ait pris un flingue pour aller tirer dans la rue sur des mecs innocents au nom de toutes les femmes innocentes tuées par des hommes. Pour venger la violence de genre. La violence masculine. Je suis pour qu’on parle de violence masculine plutôt que de violences contre les femmes.
– Ça se tient. Et du coup, il se passe quoi, dans ce local ?
– Ben… ce sont des féministes radicalisées. Elles sont arrivées à la conclusion que le combat devait aller jusqu’au bout. Il y a un compteur dans le local. Le nombre de féminicides depuis le début de l’année. Elles le mettent à jour en tournant une petite molette. 81. Une tous les deux jours. Elles sont à bout. Elles n’ont plus rien à perdre. Elles veulent que ça cesse, elle doivent être entendues et elles ont décidé que si pour cela le sang d’hommes innocents doit couler, qu’il coule. Elles sont des terroristes, quoi. Des terroristes féministes qui préparent une action coordonnée. Il y aura 5 bombes. Elles exploseront simultanément à l’Académie Française, au Sénat, au Collège de France, au Palais de Justice, et au Musée du
Louvre. Ça va faire Boum. Elles sont prêtes à tout, elles sont des kamikazes. Des désespérées.
– Tu peux pas écrire ça.
– Non je peux pas. Mais attends. Il y en a une, qui est encore plus désespérée que les autres. Elle doit aller tirer à l’aveugle dans la rue. Elle doit finir abattue ou arrêtée. Elle sait qu’elle va se sacrifier. Elle est dans un café, au bord d’une rue piétonne, avec un sac de sport contenant sa carabine à ses pieds. Elle est supposée être préparée. Entraînée. Elle boit le dernier café en terrasse de sa vie. Elle le sait. Et puis à côté d’elle, il y a une fille qui s’assoie avec le livre « Sur la route » de Gloria Steinem à la main. En voyant cette couverture, elle se souvient. Pour elle aussi tout a commencé par un livre. C’était bell hooks « Ne suis-je pas une femme ». Elle a ensuite découvert
Audre Lorde, Angela Davis, Gloria Steinem, puis s’est attaquée à Virginia Woolf, Simone de Beauvoir. Et puis les podcasts. Elle en a écouté des heures, des heures de de voix de femmes. Elle est retournée à la fac, où Donna Haraway, Monique Wittig et Valérie Solanas ont achevé de la faire bouillonner de l’intérieur. Elle a commence à regarder le monde à travers les lunettes féministes et le feu de la colère est monté en elle peu à peu. Elle n’avait jamais regardé sa propre vie à travers ces lunettes. Elle n’avait jamais compris. La violence, parce qu’elle était femme. Le viol, parce qu’elle était femme. La mort, l’assassinat, parce qu’elles étaient femmes. Elle s’est retrouvée face à un mur de rage. On sait tout
ça. On le sait depuis des siècles. Et rien ne change. Tout ce savoir existe et rien n’est fait. Elle regarde le sourire de Gloria Steinem sur la couverture du livre. Et d’un coup, elle se souvient avoir entendu sa voix douce dire : « La fin ne justifie pas les moyens. Ce sont les moyens qui déterminent la fin. C’est pourquoi jamais nous n’utiliserons la violence, car la société que nous souhaitons voir émerger doit être une société sans violence, ni hiérarchie ».
– Oui, bien sûr. « A quoi bon la révolution si je ne peux pas danser ! » je l’ai déjà entendu dire ça.
– Exactement. Ça la frappe. Elle a une sorte d’illumination. Une évidence tombée du ciel. Elle voudrait qu’une trappe s’ouvre au sol et que son arme disparaisse dans les tréfonds de la terre. Elle ne peut pas faire ça. Elle saisit à sa ceinture une sorte de talkie-walkie. Elle sue à grosses gouttes. Elle répète en boucle dans le talkie-walkie : « Avortez – Avortez – Avortez » – elle s’en veut de saisir l’ironie de ce mot prononcé en boucle sur un réseau militant féministe – « Avortez – Avortez – STOP les meufs STOP !! ARRÊTEZ TOUT ! ». Et alors…
– Alors…
– Alors BOUM. Une énorme explosion retentit.
– Boum.
– Ouais.
– Tu peux pas écrire ça.
– Non, elle m’ont commandé une utopie.
– C’est pas une utopie.
– Non. J’ai pas réussi.
|