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Mercredi 24 juillet 2019
Sans imaginaire, la prise de conscience n’existe pas. Les changements de paradigmes doivent s’exercer dans la fiction. A quoi ressemble donc cette société égalitaire pour laquelle nous nous battons, nous féministes ?
Cet été, Les Glorieuses s’attaque aux utopies féministes. Pendant deux mois, nous passons la plume à huit voix dont les témoignages et les regards décalés nous instruisent d’une nouvelle vision sur les utopies féministes.
Les esquisses de notre utopie réaliste s’inscrivent dans une courte lignée, celle de La cité des dames de Christine de Pisan, Herland de Charlotte Perkins, complétée récemment par Le Pouvoir de Naomi Alderman (2018). Ce projet est l’occasion de s’intéresser à plusieurs grandes thématiques qui nous entourent au quotidien. L’amour, le pouvoir, la santé, les croyances, la justice, ou encore les émotions.
Bel été à toutes et tous.
Rebecca Amsellem
Qui est l’autrice de la newsletter de la semaine ? Patricia Louisor-Brosset est une boulimique de travail. Son parcours éclectique et pourtant cohérent la mène du journalisme pour le magazine Franco-Américain « Paris Passion » à la mode chez Sonia Rykiel en tant que Directrice de la publicité. L’amour des étoffes et du style la pousse à créer une enseigne sous son nom et elle ouvre une boutique dans le pittoresque quartier des Abbesses puis diffuse rapidement ses modèles en Europe, aux US et au Japon. Patricia vend son affaire en 2010 et se tourne vers l’Art de Vivre à la Française en créant « Le Chant Du
Coq-Paris », des coffrets pique-nique vintage de luxe. DJ à New York et à Paris pour la Fashion week et événements privés haut de gamme, Patricia mixe le Funk, la Soul, l’Electro. Enfin, elle a été consultante dans un groupe de Speed Consulting Collaboratif « Les Slasheuses ». C’est là qu’elle rencontre Géraldine. Elle rejoint « The School Of Life » où elle donne des cours sur l’amour. Coach, elle accompagne ses client·e·s sur le chemin parfois opaque de la transition de vie. En 2017, elle monte le projet photo « Don’t fuck with me » en
collaboration avec Géraldine Aresteanu. Cette expo vise à célébrer la puissance des femmes et des petites filles. Géraldine a su saisir toute la force, la vulnérabilité, l’émotion dans le visage et dans l’attitude de ces femmes et Patricia a narré leur histoire dans un texte venant soutenir les clichés. Cette expo s’est montée très vite et est arrivée au moment où la parole des femmes se libère. Il n’y a pas de hasard et « Don’t fuck with me » est l’impulsion positive qui ouvre la voie aux voix.
Il est 7h30, Charlie passe la main sur son crâne et y décèle une légère repousse, elle se dit qu’elle ferait bien d’arriver 10 mn à l’avance au collège pour passer chez l’Egalisatrice. Après une douche rapide, elle enfile sa combinaison et descend pour le petit déjeuner.
Maman est agitée, stressée par le 3ème entretien d’embauche qu’elle s’apprête à passer, elle murmure : « Est ce que je ne devrais pas changer de pantalon ? », Mamita lui rétorque une fois de plus : « Estime toi heureuse d’être chauve, de mon temps tu aurais dû lisser tes cheveux avant ton
entretien. »
Sur le chemin du collège, Charlie retrouve Sacha qui frissonne sous son bonnet, l’hiver n’est pas loin. Les deux adolescentes passent le grand portail avec entrain, et s’empressent de monter au 1er étage vers l’alcôve dédiée au rituel du rasage.
Comme toujours, les effluves des huiles essentielles de lavande et de santal les plongent presque immédiatement dans un état méditatif.
Le regard de Charlie croise celui de l’Egalisatrice, elle la salue d’un hochement de tête bienveillant puis la fait asseoir sur le gros fauteuil de cuir. Charlie connait l’économie de mots des Egalisateurs.trices.
Elle a confiance, elle est habituée à la précision et à la délicatesse de celle qui maitrise l’art du rasage. Charlie n’a jamais eu de cheveux longs, elle n’a jamais eu de cheveux du tout. Le rituel du rasage est apparu plus de 60 ans avant sa naissance en 2030. Le premier rasage des enfants était une célébration. La célébration de l’entrée dans un monde égalitaire. Charlie rejoint prestement sa classe où les élèves sont déjà installé.e.s. Le cours de sociologie porte sur les grandes émancipations féminines du début du 21ème siècle. Le jeune professeur semble passionné par le sujet. Son débit est net, rapide et précis. Le cours est dense, les élèves sont tout ouïe. Il aborde le thème du cheveu marqueur culturel, social et identitaire :
« …. Le cheveu était genré, les femmes avaient les cheveux longs et les hommes avaient les cheveux courts. De longs cheveux étaient symbole de féminité et de séduction… pourtant – et très ironiquement – ces mêmes cheveux devaient parfois être cachés pour ne pas « provoquer » les hommes. » « Comment ça ? » interrompt un élève. « Oui … dans certaines religions ou parfois même dans l’espace public, il arrivait aux femmes de dissimuler leur chevelure. Au début du 21ème siècle on justifiait très souvent le viol par la tenue vestimentaire ou l’attitude des femmes, par conséquent elles apprenaient en grandissant à modifier leur comportement dans les lieux publics, il leur arrivait donc de s’attacher les cheveux ou de dissimuler leur chevelure sous une capuche la nuit lorsqu’elles rentraient chez elles… » Charlie tressaille, Mamita son arrière Grand-Mère lui a souvent parlé du danger de sortir seule lorsqu’elle était jeune en 2020 et des conduites qu’elle adoptait pour faire face au harcèlement de rue. Cela lui semble surréaliste et archaïque à la fois. Comment tant de négativité pouvait être attachée à des poils sur la tête ? Une main se lève : « Est-ce-que cela veut dire que seules les femmes étaient jugées sur leur chevelure ? » « Non bien sûr, dans une bien moindre mesure les hommes aussi étaient soumis aux diktats du cheveu. Nous sommes aujourd’hui toutes et tous chauves et c’est devenu une pratique courante dans le monde entier. Il faut savoir que beaucoup d’hommes perdaient leurs cheveux en vieillissant et cela était vécu comme une perte de pouvoir, une perte de séduction qui entrainait une perte conséquente de confiance en soi. » « Il n’y avait donc pas de femmes chauves ? » « Si, mais c’est qu’elles avaient perdu leurs cheveux à cause d’un traitement médical violent et dans ce cas elles portaient des foulards ou des perruques. La calvitie était honteuse. » Une voix s’élève au fond de la classe : « Donc on cachait les cheveux et on cachait aussi la calvitie ? C’était vraiment n’importe quoi ! »
Le cours s’achève.
Des questions, beaucoup de questions se bousculent dans la tête de Charlie. Elle avait, à plusieurs reprises abordé le sujet avec Mamita mais elle était loin d’imaginer à quel point le cheveu était majeur dans la construction des jugements de valeur. Genre, ethnicité, critères de beauté, rituels religieux, jeunisme, classe sociale, mode, maladie… C’était l’élément du corps humain le moins important et pourtant tellement discriminant.
Charlie hâte le pas pour rentrer , elle veut en savoir plus… Mamita est assise, absorbée par sa lecture. « Mamita, j’ai le crâne rasé depuis bébé, je ne me pose pas la question. Toi, tu es née en 2000. Tout le monde avait des cheveux quand tu étais jeune... Comment en sommes nous arrivé.e.s à nous raser les cheveux ? »
Mamita pose lentement son livre. « Ça a commencé en 2017 avec le mouvement « me too ». Des activistes encourageaient les femmes à partager sur Twitter leurs expériences d’agression ou de harcèlement sexuel. Le mouvement était devenu énorme dans le monde entier. Les choses commençaient à bouger positivement.
Mais en 2019, une loi dans le sud des Etats-Unis a interdit l’avortement dès que les battements du cœur du fœtus étaient détectables. Cette loi avait été reprise par d’autres états puis s’était généralisée dans bon nombre de pays. S’en était suivi une restriction des droits des femmes dans le monde. C’est alors qu’un groupe de femmes s’est rasé la tête en signe de rébellion contre la montée d’un patriarcat toxique. Le mouvement des Rasé.e.s avait fait boule de neige avec l’ultra puissance des réseaux sociaux. Les hommes avaient rapidement suivi, refusant l’ancrage dans le sexisme et la discrimination. Certains vivaient le mouvement des Rasé.e.s comme un engagement politique, d’autres comme une prise de conscience personnelle. Le modèle de virilité qui régissait la société ne pouvait plus durer. Je fais partie des premières femmes à s’être rasée la tête. C’était simple, c’était rapide et identifiable. C’était notre manière de revendiquer tout en abolissant le plus possible les distinctions liées à la symbolique du cheveu. Le rasage de la tête s’est vite imposé comme un cri révolutionnaire. Cela a pris quelques années pour que le mouvement se généralise. Mais vers 2050, la quasi totalité des humains avaient le crâne rasé. On s’est tou.te.s fait avoir avec le mythe de Samson et Dalila. On ne tirait aucune puissance du cheveu … bien au contraire , c’était une prison, un carcan, un marqueur négatif qui soumettait les femmes. On avait une vision très
stéréotypée des femmes en fonction de la couleur de leurs cheveux : les blondes étaient associées, à la pureté, à la candeur, à la virginité, à la naïveté mais aussi la sensualité et à la sophistication.
Les rousses ont longtemps été très mal vues. Le rouge, c’était le feu, le diable. Elles étaient maléfiques au Moyen-Âge, et périssaient généralement sur le bûcher, au nom de la lutte contre la sorcellerie.
Les brunes étaient des femmes fatales, des femmes puissantes mais il ne fallait pas que le cheveu soit trop foncé. Lorsqu’il devenait noir la femme devenait cruelle, nocive, vampirisante.
Le châtain souffrait d’une image assez négative : pas assez foncé par rapport au brun, pas assez clair par rapport au blond, on lui reprochait d’être trop terne, trop discret, et sans relief. Les femmes aux cheveux châtains étaient vues comme lisses, banales, sans aspérité.
Quant aux cheveux gris ou blancs, c’étaient les femmes passées sur l’autre rive.
Les vieilles. Les indésirables. Celles qui devenaient invisibles, celles que l’on ne regardait plus. Très souvent elles avaient recours à la coloration pour paraître plus jeunes car les canons de beauté étaient emplis de jeunisme, on faisait croire aux femmes qu’elles n’avaient pas le droit de vieillir. Nous sommes noires Charlie, et nos cheveux crépus étaient dévalorisés, considérés comme sauvages, négligés et dérangeants. J’ai torturé mon crâne avant de le raser. J’ai appliqué des crèmes défrisantes qui brûlaient mon cuir chevelu, qui détruisaient mes cheveux et piétinaient mon identité. J’ai lissé mes cheveux dans des plaques de métal brulantes pour me conformer aux critères de beauté en vogue de l’époque. J’ai perdu des heures à coiffer, teindre, assouplir, hydrater, mes cheveux. J’ai payé des fortunes chez le coiffeur ou la coiffeuse et le prix était beaucoup plus cher pour les femmes que pour les
hommes. »
Patricia Louisor-Brosset
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