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Hella et David venaient de se retrouver à Paris. Après de longues semaines de séparation, ils marchaient l’un à côté de l’autre depuis le début de la journée. Hella avait eu un seul sujet à la bouche : « les femmes ». David ne l’avait jamais entendu aborder la question des femmes auparavant. « Elle soutenait qu’être une femme est difficile ».

« Je ne vois pas ce qu’il y a de si difficile à être une femme. En tout cas tant qu’elle a un homme dans sa vie. » « Justement, lui répondit-elle, Tu n’as jamais pensé que c’était une sorte de nécessité humiliante ? » Et un bon point pour James Baldwin qui utilise l’échange entre les fiancés pour faire de la connaissance de soi-même une question politique.

« Et puis pourquoi est-ce-que ça te vient maintenant ? Qu’est-ce-qui te gêne tout d’un coup ? Rien, dit-elle (Elle fredonna à voix basse une sorte de petit air à la Mozart.) Ca ne me gêne pas du tout. Mais ça me paraît, disons, difficile d’être à la merci d’un inconnu, d’un rustre mal rasé, avant de pouvoir être soi-même. »

La réflexion du personnage d’Hella part du principe que les femmes ne sont pas encouragées à développer leurs propres personnalités. Baldwin a publié La chambre de Giovanni (1956) mais cette réflexion ne peut être plus actuelle.

« Ce que je veux dire, au sujet de la vie des femmes, c’est que nous pourrions nous marier maintenant et rester mariés cinquante ans et que je pourrais rester une inconnue pour toi tout ce temps, et que tu ne le saurais même pas. »

Les réflexions de Hella semblent être un hommage aux propos de la philosophe Simone de Beauvoir (Le deuxième sexe, 1949). « Le privilège économique détenu par les hommes, leur valeur sociale, le prestige du mariage, l’utilité d’un appui masculin, tout engage les femmes à vouloir ardemment plaire aux hommes. Elles sont encore dans l’ensemble dans une situation de vassalité. Il s’ensuit que la femme se connaît et se choisit non en tant qu’elle existe pour soi mais telle que l’homme la définit. »

Hella émet une supposition qui paraît au première abord paradoxale : « J’ai commencé à m’en rendre compte en Espagne [où elle venait de passer quelques semaines afin de réfléchir à la demande en mariage de David], que je n’étais pas libre, que je ne pouvais pas être libre avant d’être liée – non jusqu’à ce que je m’engage auprès de quelqu’un. » Le personnage de Baldwin vient-elle de faire un revirement de situation ? Ou est-elle extrêmement lucide sur la situation des femmes dans les années 50 en France.

Simone de Beauvoir décrit, pour la première fois, que l’absence d’équilibre entre le droit et les pratiques sociales a toujours induit que les femmes n’étaient jamais complètement libres. Ainsi, à Rome, les femmes régnaient en maîtresses à l’intérieur de leurs foyers mais n’avaient pas de position sociale (elles étaient considérées comme mineures, des enfants donc). Pendant la Renaissance, les femmes mariées avaient leur place tandis que les célibataires n’avaient « aucun droit. » Hella aurait pu ajouter que la situation des femmes n’a pas vraiment évolué depuis la Renaissance finalement. « Par cet ingénieux système la grande masse des femmes est étroitement tenue en lisières : il faut des circonstances exceptionnelles pour que, entre ces deux séries de contraintes, ou abstraites ou concrètes, une personnalité féminine réussisse à s’affirmer. Les femmes qui ont accompli des œuvres comparables à celles des hommes sont celles que la force des institutions sociales avait exaltées au-delà de toute différenciation sexuelle. Isabelle la Catholique, Elizabeth d’Angleterre, Catherine de Russie n’étaient ni mâle ni femelle: des souverains. »

Le privilège de la connaissance de soi prend une nouvelle tournure sous la plume de Beauvoir et Baldwin. Un de ses corollaires, « les accomplissements personnels » comme les nomme la philosophe,  « sont presque impossibles dans les catégories humaines collectivement maintenues dans une situation inférieure ». « Cependant, conclut Beauvoir, du fait qu’elle a pris conscience de soi et qu’elle peut s’affranchir aussi du mariage par le travail, la femme n’en accepte pas non plus docilement la sujétion ».