« Nous nous racontons des histoires pour vivre » Sommes-nous encore capables de raconter une histoire ? par Rebecca Amsellem (pour me suivre sur Instagram c’est là « Chaque matin nous rapporte les nouvelles du globe. Et pourtant, nous sommes pauvres en histoires remarquables. Il en est ainsi parce qu’aucun événement ne nous parvient qui n’ait été truffé d’explications. En d’autres termes : bientôt, plus rien de ce qui se produira ne servira le récit ; bientôt tout sera au profit de l’information. » C’est en 1936 que le philosophe Walter Benjamin publie ces mots en guise d’analyse de l’œuvre de Nicolas Leskov (« Le conteur », in Expérience et pauvreté, Éditions Payot, 2018). Et près d’un siècle plus tard, le philosophe Byung-Chul Han d’ajouter : « Les plates-formes numériques comme Twitter, Facebook, Instagram, TikTok ou Snapchat se situent au point zéro du récit, ce ne sont pas des médias de narration, mais des médias d’information. Informations qui travaillent sur le mode indicatif et non narratif, les informations alignées, ne se condensent pas pour former un récit » (La Crise dans le récit, PUF, 2025). Pour preuve, raconte-t-il, lorsqu’il demande à Facebook comment créer ou traiter un événement de (sa) vie, la réponse est la suivante : « clique sur info, puis dans le menu de gauche, sur stories ». En jetant délibérément une ombre sur la frontière entre information et récit, la plateforme contribue à appauvrir le langage. « Au cœur du storytelling bruyant, règne un vide narratif qui s’exprime sous la forme d’un vide de sens et d’une absence de repères », ajoute-t-il. C’est l’afflux d’informations qui, depuis un siècle, accélère l’éloignement du conteur selon les deux philosophes. « Si l’art de raconter est devenu plus rare, précise Walter Benjamin, la diffusion de l’information a contribué de façon décisive à cet état des choses. » Les deux citent justement les mots du fondateur du Figaro, Hippolyte de Villemessant, pour exprimer l’essence de l’information – « Pour mes lecteurs, l’incendie d’une ferme dans le Quartier latin est plus important qu’une révolution à Madrid. » Pour Benjamin, ces mots permettent de comprendre instantanément que « désormais on écoute moins la nouvelle qui vient de loin, que l’information qui fournit un point d’appui pour saisir ce qu’il y a de plus proche ». Car l’information possède la qualité de pouvoir être vérifiée à tout moment et nécessite qu’une attention modeste : c’est rapide, c’est factuel. « L’attention du lecteur de journaux ne dépasse pas ce qui est à sa proximité immédiate », précise Byung-Chul Han. Et d’ajouter : « Nous percevons aujourd’hui le monde avant tout pour y trouver des informations. Les informations n’ont ni distance ni ampleur, elles ne peuvent pas conserver en elles les coups de vent brutaux ou le rayon scintillant du soleil. Il leur manque des espaces auratiques. C’est ainsi qu’elles désauratisent et désenchantent le monde. La langue perd toute son aura à l’instant où elle s’atrophie à l’état d’information. L’information constitue le degré absolu de la langue (ibid., page 74). ![]() Collage réalisé par mes soins Je ne vais pas détailler ici toutes les raisons évoquées par les philosophes pour comprendre la crise du récit dans nos sociétés contemporaines, elles sont nombreuses. Elles comptent parmi elles la fin de la « dimension épique de la vérité, de la sagesse », « l’apparition du roman » (l’art de raconter n’est plus cantonné à l’oral), la perte de valeur de « l’expérience » ou encore la nécessité pour un récit d’avoir non seulement quelqu’un qui raconte mais aussi (et surtout peut-être) quelqu’un qui écoute. Je choisis une raison, évoquée par Benjamin : notre rapport à la mort. Il cite pour cela Paul Valéry (Les Broderies de Marie Monnier, pièces sur l’art, in Œuvres, tome II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1960, p. 1244. « On dirait que l’affaiblissement dans les esprits de l’idée d’éternité coïncide avec le dégoût croissant des longues tâches. » Benjamin observe alors que, au cours du xixe siècle, les politiques hygiénistes ont créé « la possibilité pour les gens de s’épargner la vue des mourants ». « Avant, il n’y avait pas une maison, pas une chambre où quelqu’un n’avait pas déjà décédé.» Désormais, la mort semble inexistante tant elle est devenue privée, cachée. Moins on la voit, mieux on se porte. « Or ce ne sont pas seulement le savoir et la sagesse de l’homme, mais aussi et surtout sa vie vécue – et c’est la matière de laquelle sont faites les histoires – qui prennent en forme transmissible tout d’abord chez la personne sur le point de mourir. Et de me rappeler les mots de ma grand-mère pendant ses derniers instants : ses recettes de salade cuite, de couscous, de tafina, de boulettes de Shabbat. Ses recettes qui mettaient tout le monde d’accord – quand chacun pouvait s’écharper. C’est aujourd’hui seulement que je comprends, en lisant Benjamin et Han, qu’elle ne me transmettait pas une liste d’ingrédients mais une méthode (une recette) pour réunir. Pourquoi la mort est-elle indispensable au récit ? Pour cela justement, se réunir. « Car là où il doit y avoir cohésion, unité, contexte, propose Susan Sontag, citée par Han, il faut qu’il y ait des frontières. Tout est pertinent dans le voyage que nous entreprenons à l’intérieur de ces frontières, on pourrait aussi qualifier la fin d’une histoire comme le point magique sur lequel convergent les perspectives variables et provisoires : comme le point fixe depuis lequel le lecteur ou la lectrice comprend comment des choses qui paraissaient au début disparates, sont en fait liées les unes aux autres » (At the Same Time: Essays and Speeches, Farrar, Straus and Girou, 2007). Là où l’informatisation du monde contribue au « désenchantement », la conteuse, le conteur est celui qui se passe d’explications, celui qui se souvient et qui rassemble. « Le conteur, rappelle Benjamin, c’est l’homme qui pourrait laisser la mèche de sa vie se consumer entièrement sous la douce flamme de son récit. […] le conteur est la figure dans laquelle le juste se rencontre lui-même. » Si cette newsletter vous a plu, je vous conseille de lire Walter Benjamin, « Le Conteur », in Expérience et pauvreté, Editions Payot, ainsi que Byung-Chul Han, La Crise dans le récit, PUF. Par ailleurs, le mardi 10 juin a lieu la conférence inaugurale « Il était une fois le story telling » avec Christian Salmon et Sylvain Bourmeau, à 19 heures, au Théâtre de la Bastille en association avec le média AOC. Pour s’inscrire (c’est gratuit) : https://my.weezevent.com/il-etait-une-fois-le-storytelling Des choses que je recommande Le professeur Étienne-Émile Baulieu nous a quittés. Il a été un précurseur dans le domaine de la recherche hormonale et le concepteur de la pilule abortive RU 486, utilisée par des dizaines de millions de femmes à travers le monde, malgré les tentatives d’interdiction. The Women Love Time Le réseau national d’associations Women Safe & Children organise mercredi 18 juin prochain de 14 h 30 à 18 h 00 un colloque au Palais-Bourbon sur le thème « Au cœur des violences : une approche interdisciplinaire et systémique pour prévenir et agir dans les territoires ». L’inscription est obligatoire pour accéder au Palais-Bourbon. « Il m’a dit que j’étais si grosse que personne ne m’aimerait jamais. » Liv Schmidt, influenceuse de 23 ans, anime un groupe privé incitant des adolescentes à des régimes extrêmes et à la restriction alimentaire. Derrière une esthétique « bien-être », une culture toxique de la minceur se propage en ligne. Emma, dont l’ex-copain lui répétait inlassablement qu’elle était trop grosse, a décidé de la suivre. Une enquête (en anglais) The Cut. Ce week-end, c’est la Nuit blanche à Paris. Voici une sélection d’événements à ne pas manquer :
La Villa Datris (L’Isle-sur-la-Sorgue) consacre sa nouvelle exposition aux sculptrices contemporaines, sous le titre évocateur : Engagées. 64 artistes du monde entier y exposent des œuvres puissantes, politiques, profondément incarnées. Jusqu’au 2 novembre Marina Gerner, journaliste et autrice de The Vagina Business, sera l’invitée de Femtech France à Viva Tech le 11 juin à 15 heures. Elle partagera les coulisses de son enquête internationale sur les start-up qui œuvrent autour de la santé des femmes. Rendez-vous sur le pavillon Femtech France à Viva Tech. « C’est la condition, aussi, pour espérer une société pacifiée. Sans cela nous aurons peut-être la chance d’avoir une femme médaille Fields [un prix de mathématiques considéré comme le Nobel de la discipline], mais le machisme viriliste, avec son lot de violences, ne reculera guère. » Dans une tribune au Monde, le professeur en sciences de l’éducation, Philippe Meirieu, pense qu’il y a un problème structurel dans le rapport entre garçons et filles à l’école. Les filles sont considérées consciencieuses et les garçons brillants. ![]()
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