Rebecca Amsellem Ce qui change des générations précédentes, c’est que nous avons acquis le droit à disposer de notre corps, nous avons acquis le droit à l’égalité économique (en théorie, bien sûr). Et c’est grâce à ces droits que les femmes ont désormais la capacité de parler. « Apprend à te taire » vous dit dans votre film le père d’Ivano. Ce n’est plus une option, n’est-ce-pas ?
Paola Cortellesi Non, ça ne doit pas l’être. Nous avons utilisé cette formule « Apprend à te taire » comme une blague avec en sous-texte l’idée que cette femme a le défaut de répondre. C’était courant à l’époque [en Italie, dans les années 50] et, malheureusement, cela se produit encore aujourd’hui dans certaines relations dites toxiques ou malsaines, où il y a ce rapport de domination. C'est pour ça que j'avais envie de raconter cela. Et aussi pour montrer à quel point l'homme qui prononçait ces mots était ridicule : j’avais envie qu’il soit ridicule pour qu’il ne nous fasse plus peur.
Rebecca Amsellem Le génie de votre film tient notamment à sa capacité à raconter une réalité tragique avec humour et légèreté. Dans une interview au Corriere della Sera, vous citez deux films qui vous ont inspirés avec les deux autres scénaristes : Le Dictateur de Chaplin et La vie est belle de Roberto Benigni. Et vous citez cette phrase sublime de Italo Calvino, « La légèreté n’est pas la superficialité, elle permet de voler au-dessus des choses sans avoir de poids sur le cœur ». Est-ce avec cette méthodologie que vous avez écrit ce film ?
Paola Cortellesi La vie est belle et Le Dictateur ne m’ont pas inspirée ce film, mais ils font partie de ma formation, aux côtés du néoréalisme italien, la comédie à l’italienne… Je veux dire : c’est dans la formation de nous Italien·ne·s, pas nécessairement nous les artistes de cinéma mais nous les Italien·ne·s, même si on fait un autre métier. On est forgé·e·s par ce cinéma parce qu’il fait partie de notre ADN. Ces deux films sont des films que j’ai beaucoup cités pour une chose en particulier : leur capacité à affronter des thèmes très durs tout en s’autorisant à utiliser l’humour. L’un traite de l’holocauste, l’autre du personnage du dictateur – et en l’occurrence le pire dictateur de tous les temps – en utilisant l’humour. C’est donc possible, et ça ne veut pas dire que l’on manque de respect à un sujet important. Dans le cas présent, et j’espère que l’on a réussi, notre intention était de rendre accessible quelque chose de très dur. C’est tellement dur qu’un registre particulièrement dramatique aurait créé une séparation entre le spectateur et l'histoire. Or je crois que ce langage, parfois humoristique, parfois ridicule, permet une accessibilité plus grande et un intérêt plus fort, plus large pour cette histoire.
Rebecca Amsellem Un autre élément qui semble être partie prenante de votre processus créatif, c’est le doute. Dans cette même interview, vous dites « Parce que le doute est la liberté, et c’est toujours un cadeau. Le doute est le poison de chaque dictature ». De la même manière que le doute est le poison de la société patriarcale ? Le doute est-il employé pour réaliser ce film tout en étant ce qu’il cherche à provoquer chez les spectateurs ?
Paola Cortellesi Le doute, c’est la liberté. Oui oui, c’est un cadeau, le doute. C’est quelque chose que je dis aux jeunes, de pratiquer le doute. Parce que oui, le doute rend libre. C’est l’alternative à une pensée unique. Le doute crée, allume une pensée critique, une pensée alternative et une pensée personnelle. Voilà pourquoi l’art, qui le prend comme une offense, est souvent considéré comme quelque chose de superflu. Voilà pourquoi l’art est fondamental, parce qu’il crée un doute, il crée un monde alternatif : la littérature le crée, la musique le crée, le théâtre le crée, les films le créent. Ce discours, je l’ai fait à des jeunes, des étudiants d’universités : ce ne sont pas seulement les notions qui sont importantes, mais aussi les histoires. C’est pour cela que des professeur·e·s d'université ou enseignant·e·s me demandent de raconter cette histoire. Je raconte des histoires : c’est ça, mon expertise. Les histoires m'ont fait grandir, quand j'étais plus jeune. Et c'était ça, la liberté : douter, chercher d'autres chemins et peut-être revenir. Mais revenir avec une nouvelle conscience des choses, sans adhérer à une idée parce que c’est ce qu’on a entendu répété dans la cour. Ça, c’est dangereux. Arriver, avec une conscience, c'est autre chose.
Rebecca Amsellem Votre film a eu un succès retentissant en Italie, alors même qu’un parti d’extrême-droite – plutôt connu pour ne pas être clément avec les droits des femmes – y est au pouvoir. Comment faire en sorte que l’étincelle provoquée par votre film devienne une révolution ?
Paola Cortellesi Je crois que c’est lié au pouvoir des histoires. Cette sensibilité du public italien à l'égard de ce sujet existait déjà et elle est liée à ce qui se passe, malheureusement, en Italie. On compte les victimes de féminicides. Les victimes de féminicides sont d'abord les victimes d’années et années de domination à la maison. Elles ont peut-être des enfants de personnes qui ont vécu cette situation et qui l'ont enseignée à leur tour à leurs enfants. C’est clair que c’est la partie émergée de l'iceberg. Mais les Italien·ne·s y étaient déjà sensibles. Parfois, il faut quelque chose pour provoquer le déclic, n'est-ce pas ? Un déclencheur. Je pense que cette histoire est un déclencheur. L’idée n’est pas que mon histoire provoque une révolution féministe. Mon histoire est celle qu’ils et elles ont choisi pour représenter leur malaise, leur ras-le-bol d'entendre ces choses-là arriver. Si c’était mon but d’écrire une histoire sur les droits des femmes, la réponse, la vague qui m’est revenue, je ne pouvais pas la prévoir. Et cela veut dire qu’il y avait quelque chose de latent, qui était déjà là. On a soulevé le couvercle, c’est tout.
Rebecca Amsellem Vous avez dit « Ce n'est pas vrai que rien ne change, mais il est vrai qu'il y a toujours quelque chose à changer ». Je n’ai pas entendu de plus belle phrase pour décrire là où en sont les droits des femmes aujourd’hui.
Paola Cortellesi J’espère qu’un jour il n’y aura plus rien à changer sur les questions des droits et de l’égalité. Mais ce jour me semble encore très lointain, parce que même s’il est vrai qu’il y a des droits et des règles, ces droits et règles ne sont pas appliquées dans la réalité. On ne peut plus dire aujourd’hui qu’on n’a pas de droits, en Italie. Avec tous les combats qui ont été menés, nous les avons, ces droits. En Italie et dans d’autres pays, comme dans les États-Unis progressistes, non seulement certaines choses ne sont pas appliquées, mais en plus elles régressent. Regarde ce qu’il s’est passé avec l’avortement aux Etats-Unis, par exemple. Il y a eu un retour en arrière. Un des propos de ce film était de faire mien l’avertissement de Nilde Iotti, cette grande femme, mère de la Constitution [Nilde Iotti est considérée comme une des principales figures féminines de l’histoire politique italienne. Elue en 1946 à l’Assemblée constituante en Italie, elle a participé à la rédaction de la nouvelle constitution républicaine], qui s’est beaucoup battue pour que ma génération, c’est-à-dire les cinquantenaires, nous ayons des droits. Elle disait : « Les droits ne sont pas éternels, ils doivent toujours être défendus. » L'histoire et l’actualité nous parlent d'autres pays où ces droits sont renversés en une seconde, où on revient 70 ans en arrière en un instant. Chaque citoyen·ne doit faire sa part. Les nouvelles générations doivent être éduquées à ce sujet, parce que ce sont elles qui devront se battre, n’est-ce pas ? Plus que nous.
Disons qu’il s’agit maintenant de parvenir à une véritable égalité de traitement, de rémunération, de mentalité, de se sentir égaux, de ne plus jamais se sentir dans des rôles subalternes. Les femmes ont été élevées dans un état de subordination. Et même lorsque la loi vous dit que vous ne l’êtes pas, les femmes elles-mêmes ont parfois du mal à y croire. Ce n’est pas seulement une question de domination de l’homme, c’est une chose qui est en nous, avec laquelle nous avons grandi, et qui j’espère sera étrangère aux nouvelles générations. Quand ma fille avait huit ans et demi, je lui lisais ce livre sur les droits des femmes, qui m’a inspiré la fin du film. Quand je lui lisais ce livre et je lui disais que ça et ça n’existaient pas avant : le divorce, l’avortement... Il y avait par exemple une loi sur les crimes d’honneur : si la femme trompait son mari, il pouvait lui tirer dessus, tirer sur l’amant, et il n’allait pas en prison. Ma fille me disait : « mais non, voyons, ce n'est pas vrai ». Elle n’y croyait pas, ce qui était à la fois très beau et dangereux. Parce qu’elle n’avait aucune idée de ce qui avait dû être fait pour qu’elle et moi puissions jouir de ces droits. Elle ne se posait pas la question de savoir comment ces droits étaient apparus. Quelqu’un les avait-il gagnés au péril de sa vie ? Donc il faut que les nouvelles générations aient ça à l’esprit. C’est à elles d’y réfléchir maintenant, pas à nous, pas à moi. Moi je peux seulement ensuite créer des histoires à partir de cela.
Rebecca Amsellem Vous vous réveillez un jour et un détail vous permet de savoir d'emblée que vous avez été téléportée dans une société parfaite, égalitaire, l’utopie réalisée – quel est ce détail ?
Paola Cortellesi Pouvoir marcher seule la nuit. Me promener toute seule, en pleine nuit, sans penser au danger potentiel. Ce serait magnifique. Parce que ça, aujourd’hui, une femme ne peut pas le faire sereinement. Elle peut le faire, mais sans être totalement sereine, comme le dit Elena Cecchentin, avec les clés de maison à la main, prête à entrer, prête à fuir, prête à se mettre à l’abri. Ce détail-là, si un jour je me réveillais dans une société parfaite, est la chose qui me ferait comprendre que tout a changé. Une belle promenade seule.
*** Appel à votre aide ***
Une des raisons du succès en Italie, c'est que des particuliers ont offert des places pour que des scolaires puissent le voir gratuitement. Et j'aimerais tenter de faire la même chose en France. Etes-vous un·e prof intéressé·e ? Vos collègues ? Votre famille ? Quelqu’un ? Cela me permettra de lever de l'argent pour ensuite payer les places. Je vous remercie pour votre aide 🙏