Les Glorieuses
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La fin du droit patriarcal sur le corps des femmes dès le premier jour, une conversation avec l’écrivaine Reni Eddo Lodge sur les utopies féministes, la nuance et pourquoi les personnes trans sont nos alliées naturelles dans la cause. La Méthode est un podcast documentaire en six épisodes. C'est une ambition intellectuelle, celle de sortir du carcan cartésien pour définir un nouveau paradigme féministe. Concrètement, je vais essayer de répondre à une question : comment créer une utopie féministe ? Et pourquoi pas une seconde question, allez : comment réalise-t-on une utopie ? Illustration: Hina Hundt Vous entendrez notamment les témoignages des philosophes françaises Geneviève Fraisse et Manon Garcia. De la leadeuse argentine du mouvement Ni Una Menos, Veronica Gago. L’autrice anglaise Reni Eddo-Lodge. L’avocate pakistanaise et américaine, Rafia Zakaria. La chercheuse canadienne, carla bergman et son coauteur, Nick Montgomery. La vidéaste politique américaine Natalie Wynn. La politologue française Réjane Sénac. L’ingénieure en aérospatiale et militante italienne Yuri Silvia Casalino. Et la romancière américaine Sarah Schulman. Pour plus de clarté la conversation a été éditée, la traduction est de Stephanie Williamson et la version originale, en anglais, peut être lue en bas de cette newsletter. Rebecca Amsellem – Avez-vous déjà réfléchi à la notion d’une utopie féministe ? Reni Eddo Lodge – Étant donné que je viens d’un milieu plutôt de gauche et que je suis une penseuse et une penseuse critique, cela implique d’être dans une tradition de réflexion et de critique. Je ne dis pas que c’est une mauvaise chose. Il y a beaucoup de récits dominants dans ce monde qui doivent être critiqués et remis en question. Mais parfois, on peut s’enliser tellement dedans que cela nous empêche d’avoir une quelconque vision des choses. Je pense que mon travail le plus réussi est sans aucun doute un travail de critique, et il
n’y a qu’un petit peu de vision là-dedans. Rebecca Amsellem – Que pensez-vous des gens qui disent que le féminisme est partout mais d’une manière superficielle ? Reni Eddo Lodge – J’ai l’impression que, en tant qu’activistes, écrivain.e.s, penseu.rs.ses, on devient un peu trop à l’aise avec le fait qu’on se trouve dans
une position marginalisée, au point qu’on est tellement habitués à ne pas être écoutés que lorsqu’on l’est, on se dit, « punaise, qu’est-ce que je dois faire maintenant ? » J’ai pensé à cela lorsque les actrices de Hollywood participaient au movement « Time’s Up » sur le tapis rouge. Je me souviens avoir lu toutes les critiques, et je me suis dit : « Attendez une minute, ne voulions-nous pas changer le monde ? » C’est la raison pour laquelle je me suis impliquée dans tout ça. Je voulais vraiment changer le narratif. Je voulais changer la façon dont les gens pensaient à ces sujets. Et en fait, nous avons fait du bon travail. C’est bien que ce soit désormais un sujet courant. J’ai une sœur de
15 ans. J’étais en train de discuter par vidéo avec elle hier, et elle m’a dit que son amie à l’école est en train de lire mon livre. Et j’aurais aimé à 15 ans avoir accès à une œuvre comme celle-là. La saturation inévitable signifie donc que nous atteignons beaucoup plus de monde beaucoup plus tôt. Je pense que c’est une bonne chose. Et nous nous concentrons davantage sur ce genre de choses plutôt que sur la façon dont les entreprises tentent de diluer le message. Nous pouvons alors nous rappeler qu’en fait, un travail de fond a été effectué par de nombreux activistes, écrivains et penseurs différents. Et cela a atteint un point de basculement où c’est un peu partout. Rebecca Amsellem – Quel était le meilleur résultat que vous pouviez espérer en écrivant Why I’m No Longer Talking to White People About Race ? Reni Eddo Lodge – Beaucoup de gens m’ont posé cette question à l’époque, et je ne voyais pas vraiment plus loin que la date de publication en termes d’objectif ou de résultat. En regardant en arrière maintenant et surtout en pensant aux mouvements dans lesquels j’étais impliquée, je voulais changer la perspective de la gauche blanche sur le racisme. J’en avais absolument marre de côtoyer de nombreux Blancs engagés dans l’activisme progressiste. Le racisme ne semblait pas être une priorité pour eux, et ils ne voyaient pas en quoi cela était problématique. Rebecca Amsellem – Et il y a quelque chose que vous avez écrit dans le livre que j’ai trouvé vraiment frappant, surtout en ce qui concerne l’Utopie. Vous dites que le féminisme blanc en soi n’est pas particulièrement menaçant, mais c’est le seul type de féminisme qui est diffusé et considéré comme universel. Vous avez donc écrit ce livre il y a dix ans, et depuis, beaucoup de choses se sont passées, notamment au sein du féminisme blanc. Pensez-vous qu’il a évolué dans le bon sens ? Reni Eddo Lodge – J’ai eu ma propre expérience personnelle du féminisme blanc, j’ai été directement brûlée. J’en ai parlé dans le livre, au chapitre 5. J’ai été accusée d’être une intimidatrice par des femmes britanniques blanches engagées dans le féminisme. Même si des excuses ont été présentées, je ne trouve pas ça étonnant que le comportement de ces femmes à traiter des femmes noires ait évolué vers un mouvement qui est très hostile envers les femmes transgenres. Je ne pense pas que ce soit une coïncidence. Rebecca Amsellem – Vous souvenez-vous du moment où vous avez réalisé que les mouvements de gauche étaient tellement blancs qu’ils n’incluaient pas le problème du racisme dans leurs réflexions ? Reni Eddo Lodge – J’ai toujours eu cette pensée au fond de mon esprit lorsque j’ai commencé à m’impliquer dans le féminisme et le militantisme de gauche en général. J’allais à des conférences féministes au début des années 2010 et elles parlaient de race. Elles parlaient de comment les femmes musulmanes sont oppressées parce qu’elles s’habillent d’une manière qui ne leur plaisait pas [aux féministes]. Le mouvement de gauche au sens large avait une compréhension assez sophistiquée des inégalités économiques, mais n’avait aucune compréhension du racisme. J’en suis arrivée à un point où j’ai décidé que je devais commencer à contester cela. C’est alors que j’ai trouvé des groupes de femmes de couleur et de femmes noires. Je gravitais naturellement vers elles et nous en parlions entre nous. Rebecca Amsellem – Parlons de la nuance. Appliquez-vous la nuance comme méthodologie à votre façon de penser féministe ? Reni Eddo Lodge – Il est important, dans une certaine mesure, d’avoir une certitude solide lorsqu’il s’agit de définir un problème. Je pense que nous voyons à nouveau cette rigidité, principalement dans l’itération populaire du mouvement critique sur le genre, parce que beaucoup des voix les plus fortes de ce mouvement ont tendance à appartenir à des personnes blanches. J’ai vu ce même niveau
de rigidité dans le mode de pensée précédent de ce qui est devenu ce mouvement. Rebecca Amsellem – C’est la philosophe Simone Weil qui a dit que le désir de penser sans nuance nous éloigne constamment de la vérité. « On en est arrivé à ne presque plus penser, dans aucun domaine, qu’en prenant position “pour” ou “contre” une opinion. Ensuite on cherche des arguments, selon le cas, soit pour, soit contre. C’est exactement la transposition de l’adhésion à un parti. » Selon Weil, les partis politiques ouvrent la voie, car ils contrôlent le pouvoir et eux seuls sont les bénéficiaires de la pensée nuancée. « Les institutions qui déterminent le jeu de la vie publique influencent toujours dans un pays la totalité de la pensée, à cause du prestige du pouvoir. » Elle poursuit : « Comme, dans les partis politiques, il y a des démocrates qui admettent plusieurs partis, donc même dans le domaine des opinions les gens larges reconnaissent une valeur aux opinions avec lesquelles ils se disent en désaccord. C’est avoir complètement perdu le sens même du vrai et du faux. D’autres, ayant pris position pour une opinion, ne consentent à examiner rien qui lui semble contraire. C’est la transposition de l’esprit totalitaire. » Pouvons-nous reconquérir le droit d’être nuancé ? D’hésiter ? Ou même de dire que nous sommes passés d’une opinion à une autre ? Reni Eddo Lodge – J’ai lu hier un blog très intéressant de la penseuse Sara Ahmed, elle a écrit un post intitulé Gender Critical = Gender Conservative. Cette rigidité, ce binaire extrême, ce manque de nuance est ce sur quoi les hiérarchies dominantes prospèrent. Elles sont issues d’une perspective qui cherche à définir l’identité de personnes situées plus bas dans la hiérarchie. Et cette perspective est créée d’une manière vraiment rigide qui ne nous permet pas notre humanité. Il est donc intéressant de voir qu’il existe des branches de féminisme engagées dans cette rigidité et ce manque de nuance. Et cela attire beaucoup d’attention en ce moment. Je dois soulever ce point en tant que Britannique. Je trouve ça embarrassant que la Grande-Bretagne soit un hotspot mondial pour ce type de politique féministe en ce moment. Il y a actuellement une énorme vague de pensée et d’écriture anti-trans qui vient de la Grande-Bretagne. Par exemple, nous avons une femme britannique, qui est probablement l’une des autrices les plus connues au monde et qui écrit des articles anti-trans. Le Royaume-Uni est un foyer pour cela. C’est très décevant pour moi, car en tant que personne qui s’est lancée dans le féminisme parce que j’en avais marre des rôles de genre, je considère les personnes trans comme des alliées naturelles dans ce projet. Rebecca Amsellem – À quoi ressemble l’utopie féministe pour vous ? Reni Eddo Lodge – Il y a un travail de fond incroyable qui se fait actuellement autour de la reconfiguration de la façon dont nous traitons le mal dans notre société. Et ce serait formidable de voir certaines de ces initiatives prospérer et s’épanouir. Je dirais que mon utopie féministe consisterait essentiellement en un travail d’intervention précoce qui bouleverserait
complètement, par exemple, le droit patriarcal sur le corps des femmes dès le premier jour. Comme je l’ai dit plus tôt dans notre conversation, je pense que la violence sexuelle est une chose qui touche toutes les femmes, trans, cis, quel que soit le milieu social d’où on vient, c’est quelque chose qui nous touche toutes. Illustration: Hina Hundt The end of patriarchal entitlement over women's bodies from day zero, a conversation with writer Reni Eddo Lodge on feminist utopias, nuance and why trans people are our natural allies in the cause. Rebecca Amsellem Have you ever thought about the notion of feminist utopia ? Reni Eddo Lodge Being a person who has come from a background of being on the left, like being a thinker and critical thinker, it does involve being in a tradition about criticism and critique. I'm not saying that's a bad thing.There are a lot of dominant narratives in this world that need to be critiqued. But sometimes we can get so bogged down in that, that it stops us from having some vision. I think
that my most successful work is definitely a work of critique, and there's only a little bit of vision in there. Rebecca Amsellem What do you feel about people saying that feminism is everywhere but in some kind of superficial way ? Reni Eddo Lodge I feel like, as activists, writers, thinkers, we can get a bit too comfortable being in a marginal position, to the point where we are so used to not being listened to that when we are being listened to, it’s a bit like “oh, my God, what am I supposed to do with this?”. I thought about this when Hollywood actresses were doing « Time’s up » on the red
carpet. I remember seeing all the critique, and I was, « Hang on a minute, Did we not want to change the world? That's the reason I got involved in this. I really wanted to change that in the narrative. I wanted to change the way that people were thinking about these issues ». Actually, we did a good job. It's good that it's mainstream. I have a 15 year old sister. I was just video chatting with her yesterday, and in school, her friend is reading my book. And I wish that as a 15 year old, I had access to a piece of work that was like that. So the inevitable saturation means that we get through to far more people a lot earlier. I think that's a good thing. And we focus more on that kind of thing rather than how corporations are attempting to water down the message. Then we can remind ourselves that actually a lot of groundwork has been done by lots of different activists and
writers and thinkers. And it's reached a tipping point where it kind of is everywhere. Rebecca Amsellem What was the best outcome you had on your mind when writing ``Why I am no longer talking to white people about race” ? Reni Eddo Lodge A lot of people asked me that at the time, and I didn't really see anything beyond the date of publication as a goal or an achievement. Looking back now and especially thinking about the movements I was involved in. I wanted to change the perspective of the white left on racism. I was absolutely sick of being around a lot of white people involved in progressive activism. Racism did not feel like something that was a priority for them, and they didn't get it. Rebecca Amsellem And there's something that you write in the book that I thought was really striking, especially when talking about Utopia. You say that white feminism in itself isn't particularly threatening, it’s the only one that is being broadcast and seen as universal that is. So you wrote this ten years ago, and since then, lots of things happen, especially in white feminism. Do you think it evolved in a good way? Reni Eddo Lodge I've had my own personal experience with white centered feminism, I’ve been directly burnt. I wrote about it in the book, chapter five. I was accused of being a bully by white British women involved in feminism. It's not surprising to me that White British women who in the early 2010s were branding Black women bullies, even if apologies were made. It evolved into a movement that's very hostile to trans women. I don't think that it is a coincidence. Rebecca Amsellem Do you remember the moment when you realized the left movements were so white that they did not include the racism problem in their thoughts? Reni Eddo Lodge I'd always had the thought in the back of my mind when I first started getting involved in feminists and general left activism. I'd go to feminist conferences in the early 2010s and they talked about race. They talked about how Muslim women are oppressed because they dressed in ways that they didn't like. The wider left movement had a fairly sophisticated understanding of economic inequalities, but didn’t have a sophisticated understanding of racism. I got to that point where I decided that I need to start challenging this. That is when I found groups of women of color or Black women. I just gravitate towards them, and then we'd be talking about it amongst ourselves. Rebecca Amsellem Let's talk about nuance. Do you apply nuance as a methodology to your feminist way of thinking ? Reni Eddo Lodge To some extent, you have to have a solid certainty when it comes to diagnosing the problem. I think that we see this rigidity again, mostly in the popular iteration of the gender critical movement, because a lot of the loudest voices of that movement tend to be white. I have seen that same level of rigidity in the precedent kind of thinking for what's become that movement. Rebecca Amsellem It was the philosopher Simone Weil who said that the desire to think without nuance constantly takes us away from the truth. “We have come to the point where we hardly ever think, in any area, of taking a stand 'for' or 'against' an opinion. Then we look for arguments, depending on the case, either for or against. This is exactly the transposition of party membership. « According to Weil, political parties lead the way, because they control power and they alone are the beneficiaries of nuanced thinking. “The institutions which determine the play of public life always influence the totality of thought in a country, because of the prestige of power. " She keeps going. “As in political parties there are Democrats who admit more than one party, so in the realm of opinions broad people recognize value in opinions with which they say they disagree. It is to have completely lost the very sense of right and wrong. Others, having taken a stand for an opinion, are unwilling to consider anything contrary to it. It is the transposition of the totalitarian spirit. Can we reclaim the right to be nuanced ? To hesitate ? Or even to say we moved on from one opinion to another. Reni Eddo Lodge I read this really interesting blog post from thinker Sara Ahmed yesterday, she wrote this post called Gender Critical = Gender Conservative.That rigidity, that extreme binary, that lack of nuance is what the dominant hierarchies thrive on. They come from a perspective of defining people lower down the hierarchy. It's created in a way that's really rigid and doesn't afford us our humanity.So it's been interesting to see that there are strains of feminism committed to that rigidity and lack of nuance. And it's getting a huge microphone at the moment. I have to raise this as a British person. It is embarrassing to me that Britain is the global hotspot for this kind of feminist politics at the moment. There is this huge wave of anti-trans thinking and writing coming from Britain at the moment. For example, we've got one British woman, who is probably one of the most successful authors in the world and is writing anti-trans articles. The UK is a hot bed for that. It's very disappointing for me, because as somebody who's got into feminism because I was sick of gender roles, it's like trans people just feel like a natural ally in that project. Rebecca Amsellem What does a feminist utopia looks like to you ? Reni Eddo Lodge There's some amazing groundwork being done at the moment around reconfiguring how we deal with harm in our society. And it would be amazing to see some of those initiatives get the air to thrive and flourish. I guess my feminist utopia would have essentially early intervention work that just completely upends, like patriarchal entitlement over women's bodies from day zero. As I said earlier in our conversation, I do think that sexual violence is the thing that affects all women, trans, cis, whatever class background that you come from, it's something that affects us all. Rapists and people who do sexual violence are not monsters. They're people in our society. They're your brothers, husbands and sons. And we need to start there. Illustration: Hina Hundt |
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