Nous sommes le mercredi 10 septembre et c’est le retour de votre newsletter préférée (ou presque) (ok dans le top 10) (la 11ème, sérieusement ?). Dans tous les cas, je suis très heureuse de vous retrouver après cette coupure estivale. Pour cette nouvelle saison, j’aimerais vous proposer de faire un pas de côté. Il n’est pas toujours facile de donner du sens à un monde gouverné par des personnes dont les priorités semblent si éloignées du bien-être de la majorité, surtout lorsque la peur génère une sorte d’inertie mentale. Je n’ai pas trouvé de solution pour ne plus ressentir de peur. En revanche, j’ai réussi à passer de cette paralysie à l’équivalent intellectuel d’un orteil qui frémit. En explorant les grandes questions existentielles et sociales. En explorant une pensée toujours plus critique et nuancée, de faire dialoguer des disciplines qui me réconfortaient (les sciences sociales, la littérature, les arts) avec d’autres que je découvrais (comme la philosophie). Un autre geste salvateur a été de m’éloigner de l’actualité brûlante : moins de Twitter, peu de Monde, et beaucoup de romans, Anna Karenine, Le Tour du malheur, Middlemarch, Le Comte de Monte-Cristo… Cette distance m’a aidée à mettre de l’ordre dans le chaos de mon esprit, à comprendre mes émotions, à mieux vivre. C’est avec cette approche que s’inscrit cette saison. Pour celles et ceux qui me lisent depuis un moment, vous connaissez la chanson : je continuerai à publier des entretiens avec des penseuses et penseurs qui éclairent notre époque, à diffuser des textes qui m’inspirent au quotidien, et à partager mes propres réflexions. J’espère que cette newsletter continuera à vous surprendre, à vous questionner et que vous serez de ce rendez-vous du mercredi matin. Et comme toujours bien sûr, vous pouvez gagner des livres, des places de spectacles, des séances de ciné … Si vous avez une demande particulière, n’hésitez pas à m’envoyer un message pour m’en faire part, je verrai ce que je peux faire. Belle rentrée, Rebecca Est-ce la première fois que vous lisez cette newsletter ? Rejoignez les plus de 100,000 lecteurs et lectrices. Inscrivez-vous ici Ne gardez pas cette newsletter pour vous : partagez la newsletter avec vos ami·es (copiez ce lien). Cette newsletter est gratuite : votre don représente beaucoup (et on offre en septembre un carnet Les Glorieuses x Dirty Notes à toutes les personnes qui nous font un don de plus de 50 euros). « La chance privilégie l’esprit préparé ». Ces quelques mots pourraient résumer l’incroyable carrière de la photographe Jane Evelyn Atwood. Elle arrive en France en 1971, à 24 ans et commence à travailler aux P.T.T. (alors La Poste) et achète un appareil photo. Quelques années plus tard, elle croise le chemin de Blondine grâce à une connaissance croisée dans un vernissage parisien. Blondine devient son amie, elle change sa vie. Elle lui ouvre les portes de la prostitution parisienne que Jane Evelyn Atwood apprend à photographier. C’est sa première série photo, « Rue des Lombards ». « C’était trop extraordinaire pour sembler réel, mais c’était la vérité » me dit Jane Evelyn Atwood lors de notre échange. Elle parle d’une photographie en particulier, Ingrid nue à Pigalle, mais cela pourrait s’appliquer à toutes. Son oeuvre est un cri : ce qui ne se doit pas d’exister, elle le montre. C’est ainsi qu’elle prend en photo une détenue en Alaska (Etats-Unis) qui, pourtant en train d’accoucher, est menottée. Cette photo sera utilisée par Amnesty International et la pratique ensuite. Dans ce premier échange de la saison, nous parlons de l’impact de ses photographies, du poids des « métiers passion », et de ce réel plus extraordinaire que la fiction elle-même. ![]() @ Claude TRUONG-NGOC Rebecca Amsellem J’ai découvert votre travail à la Maison Européenne de la Photographie en 2011, et notamment les photographies de la rue des Lombards. C’est la première fois que je voyais des images de travailleuses du sexe qui ne portaient pas de jugement paternaliste, et je pense encore souvent à ces photos. Comment avez-vous réussi à capturer à la fois la puissance, la dignité et la complexité de ces femmes sans jamais les trahir ? Jane Evelyn Atwood Ça s’est fait très naturellement, de manière quasi inconsciente. Quand je fais des photos, je suis concentrée sur ce qu’il y a devant mes yeux. C’est sûrement prétentieux de dire ceci mais la raison réside sans doute dans le fait que, moi, j’ai un grand respect pour ces femmes. Et c’est ce respect peut-être qui transparait dans mes photographies. Rebecca Amsellem Au cœur de cette série, c’est évidemment Blondine dont on tombe toutes sous le charme, tant elle est sublime et formidable. Blondine était à la fois votre amie, votre sujet, votre guide aussi. Pensez-vous que c’est grâce à elle que vous êtes devenue photographe ? Pensez-vous que vous ne seriez pas devenue photographe si vous ne l’aviez pas rencontrée ? Jane Evelyn Atwood Je n’en sais rien, il m’est impossible de répondre à cette question. Je ne peux pas imaginer comment cela aurait été si je ne l’avais pas rencontrée. J’ai un oncle qui me répétait souvent « Luck favors the prepared mind », la chance privilégie l’esprit préparé. Comme à de nombreux moments de ma vie, j’ai sauté sur une occasion qui se présentait : c’est ce qu’il s’est passé avec Blondine. ![]() La Rue des Lombards, Paris, France, 1977 @ Jane Evelyn Atwood Rebecca Amsellem Vous dites que vous supprimez toute photographie qui ne rend pas la dignité d’une personne. Qu’est-ce que c’est, pour vous, photographier avec dignité ? Jane Evelyn Atwood Au moment de la prise de vue, il ne faut pas se demander si la photo est “bonne” ou non : ce serait une erreur. Il faut prendre autant de photographies que possible. C’est ensuite, au moment de l’editing, que le choix commence. C’est très important : il s’agit bien sûr de retenir les meilleures, mais aussi, pour moi, d’écarter celles qui ne me paraissent pas dignes de la personne photographiée. C’est cela, à mes yeux, le travail du photographe. Beaucoup Rebecca Amsellem Une de vos photos les plus célèbres, c’est une photo d’une femme trans qui est nue, où on voit à la fois sa poitrine et son pénis [Ingrid. Pigalle, Paris, France, 1979]. Cette photo de femme, allongée, à la fois vulnérable et forte, m’a bouleversée. A ce propos vous avez dit “Cette photo est traversée, d’une part par la tension entre la violence que cela implique de ne pas se sentir bien dans le corps dans lequel on est né et de devoir passer à l’acte pour arriver à approcher son identité, et d’autre part une dimension de paix et de sérénité. La peau de cette personne est douce dans une lumière feutrée, le Jane Evelyn Atwood J’ai pris cette photographie au début de mon travail à Pigalle… La plupart des trans que j’ai photographiées n’étaient pas opérées. À l’époque, l’opération coûtait une fortune : il fallait aller au Maroc. Les autres considéraient cela comme trop radical. J’ai bien photographié une femme trans opérée, mais la photo n’était pas bonne et je ne l’ai jamais utilisée. Rebecca Amsellem Vous avez documenté des situations que l’on voudrait souvent invisibiliser. Haïti, les mines anti personnelles, des prisons … On a l’impression que le fait d’avoir un appareil photo vous donne le privilège, donc le devoir de documenter quelque chose. C’est comme si vous vous sentiez obligée d’être une passeuse d’histoire. D’où vient ce besoin ? Jane Evelyn Atwood L’appareil photo me donne une raison d’entrer dans certains lieux. Tu ne peux pas simplement dire : “Je veux entrer, fais-moi confiance”. L’inverse n’est pour autant pas vrai non plus. Si je dis : “Je voudrais vous photographier”, la plupart du temps on répond non. Mais, de temps en temps, quelqu’un répond positivement. Alors il ou elle demande : “Pourquoi ? Qu’est-ce que vous allez faire avec mes photos ?” Le fait de vouloir les photographier me donne une légitimité, une raison d’être là. Paradoxalement, c’est la la photographie qui m’a permise de rencontrer puis connaître les prostituées. Rebecca Amsellem Votre série sur Jean-Louis, puis votre travail sur les femmes en prison, ont été des chocs visuels et politiques. Jane Evelyn Atwood Les photographies de Jean-Louis ont été très importantes, parce qu’il a été la première personne séropositive en Europe à accepter d’être photographiée. Avant lui, on n’avait jamais vu quelqu’un atteint du sida. ![]() Jean-Louis, vivant et mourant avec le SIDA, août-septembre, Paris, France, 1987 @ Jane Evelyn Atwood Rebecca Amsellem Et cela a changé la vie de millions de Français dans leur rapport au sida. Vous le racontez dans l’ouvrage Jane Evelyn Atwood par Christine Delory-Momberger (Éditions André Frère), notamment à travers cette histoire de la jeune lycéenne qui vous avait écrit une lettre sublime, publiée ensuite dans le journal de son lycée. Ce geste était très innovant, très fort. Ce que j’essaie de comprendre, c’est le lien entre vos émotions et votre travail. Est-ce que c’est une forme de rage qui vous anime ? La rage de voir une telle injustice ? Ou bien est-ce simplement un profond sentiment d’humanité qui vous a poussé à réaliser cette série ? Jane Evelyn Atwood Tout part d’un sentiment de curiosité. Ensuite, je peux être enragée ou pas, selon les situations. Dans les prisons, par exemple, j’étais souvent en colère, parce qu’il y avait tellement d’injustices. On punit les gens en les enfermant, et après on les traite comme des chiens. Si on prend la responsabilité d’enfermer quelqu’un dans une cellule, on doit aussi les soigner, on doit les éduquer, on ne doit pas juste les fermer et jeter la clé. Et c’est un problème qui n’intéresse personne, ou presque. Si on ne connaît pas quelqu’un en prison, on ne sait pas ce qu’il se passe à l’intérieur. Rebecca Amsellem Une de vos photos a changé une loi. Elle représente Jane Evelyn Atwood Ce changement de loi était une évidence, et j’étais soulagée de savoir que mes photos ont eu cet effet. Mon frère qui est avocat et qui vit en Alaska m’a dit que malgré le changement de loi, ils essaient de continuer à menotter les femmes qui accouchent, il faut être très vigilant. ![]() Femmes en prison, Providence City Hospital, Anchorage, Alaska, USA, 1993 @ Jane Evelyn Atwood Rebecca Amsellem Vous avez dit : “La photographie m’a sauvée. Elle ne me déçoit pas, elle ne va pas mourir.” Est-ce qu’il vous arrive encore de vous réfugier en elle ? Est-ce qu’elle vous tient encore debout aujourd’hui ? Jane Evelyn Atwood Parfois, la photographie est une forme de refuge. Mais, avant tout, c’est un plaisir, un besoin même. C’est sans doute ainsi qu’on définit une passion. J’ai conscience d’avoir beaucoup de chance : la plupart des gens gagnent leur vie avec un travail qu’ils n’aiment pas, simplement parce qu’ils en ont besoin. Des personnes comme moi – des artistes, mais aussi d’autres, peut-être vous aussi – ont la chance et le privilège de vivre de ce qu’ils aiment vraiment. Rebecca Amsellem Je pense qu’on a souvent ce sentiment qu’il faut être à la hauteur de cette passion. Jane Evelyn Atwood Absolument, il ne faut pas trahir cette responsabilité. Rebecca Amsellem J’ai une dernière question, celle que je pose à tout le monde : c’est la question des utopies féministes. Imaginez que vous vous réveillez un matin, comme chaque jour, mais avec la sensation que quelque chose autour de vous, ou même en vous, vous fait comprendre qu’on vit enfin dans cette société féministe dont on rêve souvent. Pour vous, quel serait ce détail ? Ça pourrait être quelque chose dans votre maison, dans la rue, une pensée qui vous traverse, ou même un geste de votre famille, de vos proches. Un petit déclic qui vous dirait : « C’est bon, on y est. Je ne sais pas ce qui a changé, mais je suis dans cette société. » Jane Evelyn Atwood Plus de guerre, plus de maladie. À gagner : Ils appellent ça l’amour de Chloé Delaume, sorti le 22 août aux Éditions du Seuil dans le cadre de la Rentrée Littéraire« Clotilde sait combien la précarité joue un rôle déterminant dans le choix de l’encouplement, peut-être même autant que les carences affectives » écrit Chloé Delaume. Derrière chaque mot, derrière ce mot qu’est « amour », se cachent des normes, des injonctions et des rapports de domination. Dans ce nouveau livre, l’autrice démonte avec sa plume incisive et poétique la manière dont la société enferme les femmes dans une définition mutilante de l’amour. Fidèle à son écriture engagée, Chloé Delaume nous offre un texte à la fois intime et politique, qui interroge : et si aimer autrement était une manière de résister ? Les Glorieuses vous offrent un exemplaire de Ils appellent ça l’amour. Pour participer, répondez simplement à cette newsletter en me confiant une nouvelle activité que vous rêvez de commencer cette année, ou une activité que vous pratiquez déjà et qui vous met particulièrement en joie (c’est pour m’inspirer 🙂 Nous vous proposons ce concours dans le cadre de notre partenariat avec Les Editions du Seuil. ![]() Les choses que je recommande 1. Aller voir « Écriture allongée », l’exposition d’Anne-Marie Schneider à la Galerie Michel Rein 2. L’histoire de Florent, fondateur du compte militant @ParisPasRose (aka Claire Underwood), rappelle combien la vie peut surprendre. À 55 ans, frappé par un AVC qui l’a rendu aveugle et en chaise roulante, il vit désormais dans un Ehpad où ses plaisirs se limitent à écouter France Inter. Mais quand il parle de son activisme, tout semble – presque – revenir. https://agencekara.my.canva.site/dagth7m4ggw/#la-vie-en-ehpad-01 3. Le documentaire Louise Bourgeois, la sculpture et la colère « Certaines personnes ignorent encore que la réalité recèle des beautés sans pareilles.
Le fantastique et l’inattendu, le changement et le renouveau permanents ne trouvent nulle part ailleurs une illustration aussi parfaite que dans la vie réelle elle-même. »
Les Glorieuses, c’est une newsletter que j’écris depuis environ 10 ans. Je puise dans le monde des idées ce qui peut nous aider à comprendre ce qui nous entoure et ce qu’on ressent. Et parfois, ici-même, naissent des mouvements qui changent la vie des femmes. Vos retours me permettent d’améliorer cette newsletter, de découvrir des pièces de théâtre, des livres, des films. Ils me permettent de faire le pas de côté toujours nécessaire pour s’améliorer. Vous pouvez répondre à cet email ou envoyer un message à [email protected]. Vous aimez ce qu’on fait ? Aidez-nous à le faire encore mieux. Un don pour vous, un grand geste pour nous : il me permet de continuer à vous écrire chaque semaine. Si vous souhaitez nous soutenir et faire un don, c’est ici. Vous souhaitez atteindre un lectorat de personnes curieuses et engagées ? Vous pouvez, comme la Fondation L’Oréal, comme les Editions du Seuil pour la newsletter du jour, devenir partenaire des Glorieuses.
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