Après leur avoir volé leur thune et leur dignité, on vole leurs émotions. A qui ? Bingo, aux femmes racisées.
Internet n’est pas l’endroit le plus approprié pour parler de ses émotions, commence Amanda Hess dans Internetting (New York Times). C’est d’ailleurs pour cela que nous avons créé des images pour « nous aider à exprimer ce qu’on ressent ». (On n’arrête pas le progrès). C’est alors que les gifs et les emojis sont apparus.
Jusque là, pas de problème.
Enfin presque.
Car ce ne sont pas n’importe quelles émotions qui sont utilisées.
Aux Etats-Unis, le gif le plus communément utilisé pour exprimer de la joie, c’est ça.
Et qui n’a jamais vu celui-ci pour exprimer le mécontentement lié aux deux minutes trente d’attente pour récupérer son burger bio ?
Enfin, si vous n’avez jamais croisé ce gif sur Internet, c’est que vous venez probablement de la planète Mars (et il n’y a rien de grave à cela).
Le problème est que les personnes blanches utilisent les réactions des personnes racisées de manière disproportionnée. C’est le blackface numérique (digital blackface).
Loin de signer la fin des structures racistes, l’Internet blanc a réussi à créer le blackface numérique. Le blackface ? Lorsqu’une personne non noire se maquille le visage en noir. Cette pratique raciste débute dans les « minstrel shows », spectacles aux Etats-Unis où des acteurs blancs incarnent des stéréotypes des personnes noires. Ca date du début du XIXème siècle. Ca date donc. On pourrait croire que la stupidité raciste de cette pratique aura au moins permis de l’éradiquer. Mais c’est sans compté sur nos valeureux humoristes « qui ne peuvent plus rires de tout », comme Michel Leeb en 1988, Cauet en 2016, ou plus récemment Antoine Griezmann.
Utiliser un gif représentant une personne noire quand on est blanc·he·s pourrait paraître relativement anodin si on le compare à se noircir sa peau dans l’objectif d’avoir un comportement raciste. Certes.
Néanmoins l’utilisation à outrance de gifs représentant des femmes noires caractérise une problématique plus profonde. Comme le souligne Lauren Michele Jackson dans Teen Vogue, « notre culture associe fréquemment les noir·e·s à des comportements excessifs, quel que soit le comportement en question. Les femmes noires seront souvent accusées de crier quand nous n’avons pas tellement élevé notre voix ».
Pourquoi peut-on parler d’appropriation émotionnelle ? Lorsqu’une personne d’une culture dominante s’accapare et reproduit les codes d’une culture minoritaire il s’agit d’une appropriation culturelle. Ici, c’est la même chose. L’objectif de la personne n’était évidemment pas de blesser ni de se montrer irrespectueux (encore heureux). Cette appropriation peut être vécue comme un vol de la part des personnes concernées (c’était ce dont nous avions parlé à l’écrivaine Mrs Roots, il y a plusieurs mois maintenant) surtout lorsque les différentes formes d’oppressions subies sont complètement éludées. Et cette appropriation peut se retrouver dans les émotions.
« L’image gouvernant de plus en plus le royaume de la conception des formes, elle devient parfois – et contamine souvent – le savoir. En suscitant le langage ou en l’éclipsant, une image peut déterminer non seulement ce que nous savons et ce que nous ressentons, mais aussi ce que nous croyons digne d’être su à propos de ce que nous ressentons ». Car l’image peut balayer toute velléité de compréhension rappelle Toni Morrison à propos de l’embellissement de l’esclavage dans les œuvres littéraires (L’origine des autres). « Les ressources dont nous disposons pour accéder en toute bienveillance les uns aux autres, pour franchir d’un bond le seul air bleu qui nous sépare, sont peu nombreuses, mais puissantes : le langage, l’image et l’expérience, qui peut inclure les deux premiers, l’un d’eux ou bien ni l’un ni l’autre. Le langage (dire, écouter, lire) peut encourager, voire imposer, la capitulation, le non-respect des distances parmi nous, qu’elles aient la taille d’un continent ou se trouvent sur le même oreiller, qu’il s’agisse de distances culturelles ou de distinctions et non-distinctions d’âge ou de genre, qu’il s’agisse des conséquences d’une invention sociale ou de la biologie. »
Nous n’allons pas venir supprimer les gifs rappelle Lauren Michele Jackson dans Teen Vogue. « Mais aucun comportement numérique n’existe dans un vide déracialisé. Nous devons tou·te·s être conscient·e·s de ce que nous partageons, comment nous le partageons, et dans quelle mesure ce partage dramatise les formules raciales préexistantes héritées de la « vraie vie ». Internet n’est pas un fantasme – c’est la vraie vie. » Après l’appropriation culturelle, méfions-nous de l’appropriation émotionnelle.