Cette newsletter vous a été transférée ? Et vous aimez tellement que vous souhaitez vous inscrire ? C’est ici ! Mercredi 31 mai 2023 Pourquoi les femmes s’arrêtent-elles de parler ? *** Message de service Vous souhaitez nous soutenir ? C’est possible en commandant quelque chose de la boutique ici. Merci beaucoup <3 *** « Justine Triet ou la Palme d’or de la bêtise » (l’Express), « ingrat et injuste » (la ministre de la culture), « un discours d’enfant gâtée » (le maire de Cannes), elle « crache dans la soupe » (un administrateur français d’organismes professionnel), « Justine Triet, palme d’or du Festival de Cannes, est tombée dans le travers sans nuance de l’antilibéralisme qui vise mal » dans Libé. Et j’en passe. Justine Triet est la troisième réalisatrice à recevoir la Palme d’Or à Cannes en 75 ans. Trois. C’est vingt fois moins que le nombre de réalisateurs qui l’ont reçue au moins une fois (il y en a eu 70). C’est trois fois moins que le nombre de réalisateurs qui l’ont reçue deux fois. Et il semble pourtant que des éditorialistes (de droite), des élu·e·s (de droite) et des représentant·e·s du gouvernement (de …) ont préféré fustiger le discours engagé de la lauréate plutôt que de célébrer cet exploit français (youhou!). C’est vrai qu’elle l’a mérité : elle a utilisé son discours pour, après les remerciements de circonstance, rappeler que le pays venait de vivre une crise politique ayant conduit à une réforme des retraites s’apprêtant à appauvrir une majorité des français·es (et en premier les femmes). Et que si elle-même était présente sur le podium grâce à l’exception culturelle française, le système de financement du cinéma a en revanche tendance à prendre le train du néolibéralisme. Choquant. « Justine Triet aurait-elle dû se taire ? » commence un article de l’Obs visant à résumer la polémique. La troisième femme à recevoir la Palme d’Or, aurait-elle dû monter sur scène, sourire, être reconnaissante et, oui, se taire ? Bien sûr, répond l’Histoire. Car peu importe ce qu’une femme dit, si cela ne correspond pas à l’idéal d’une femme victorieuse dans une société patriarcale – humble, reconnaissante, discrète – elle sera critiquée de manière massive et disproportionnée. Et c’est cette disproportion que je dénonce – pas le fait d’être critiquée en soi. Collage réalisé par mes soins, j’espère qu’il vous plaît ! Nous vivons dans une culture où les femmes visibles sont disgraciées, raconte Jude Ellison Sady Doyle, auteur américain non binaire et transgenre, dans l’ouvrage Trainwreck: The Women We Love to Hate, Mock, and Fear… and Why (publié en 2016, non traduit en français). Une femme disgraciée – c’est ainsi que je traduis trainwreck – est une femme qui a réussi dans une société où pourtant tout est mis en place pour ce que cela ne soit pas possible. « Les femmes qui ont trop réussi à devenir visibles ont toujours été pénalisées avec attention et force, et transformées en spectacle. » Une femme disgraciée, pour Jude Ellison Sady Doyle, est une femme ayant rencontré du succès, et qui passe outre les codes sociaux qui lui sont imposés (clairement ou implicitement). La femme disgraciée choque, horrifie, bouleverse. La femme disgraciée a cette capacité à « attirer une condamnation forte et puissante ». C’est « une force extrêmement puissante de subversion culturelle ». Jude Ellison Sady Doyle dit en substance que, pour être célèbre, une femme doit être parfaite. Ou ne pas être. L’alternative est la suivante : rester à la maison, se marier dès qu’on peut, ne jamais travailler. Dans ce cas, il ne sera pas possible d’être disgraciée. En revanche, « vous devenez une femme misérable et protégée vivant dans une prison réalisée par vos propres soins ». Il existe une alternative bien sûr. Parler. Exister. Être visible. Devenir un problème. « Les hommes ont des problèmes, écrit Jude Ellison Sady Doyle. Les femmes sont des problèmes. » Jude Ellison Sady Doyle montre que les femmes visibles sont détruites (ou font l’objet de tentative) dans les médias en prenant l’exemple d’Hillary Clinton, blâmée pour les infidélités de son mari, ou encore celui de Mary Wollstonecraft, pionnière féministe, autrice de l’essai Défense des droits de la femme qui était régulièrement accusée dans des médias conservateurs d’être « une prostituée suicidaire avec un enfant hors mariage ». ![]() La culture de la disgrâce est pourtant ce qui explique en partie pourquoi il y a trois fois plus d’hommes qui ont reçu deux Palmes d’Or et que de femmes qui en ont reçu une. « Si les femmes pensent qu’elles ont plus à perdre que les hommes à être visibles, elles ont raison. C’est le cas. Le succès, ou même la tentative visible de réussir, est dangereux pour les femmes. Après une vie vécue au coeur de la culture où les femmes sont disgraciées – une vie passée à regarder les femmes les plus belles, les plus chanceuses, les plus riches et les plus prospères du monde réduites à des idiotes déformées dans les médias, et repoussées dans le silence et l’obscurité par la seule force du dédain public – les femmes peuvent ne pas être en mesure de voir « être entendues » comme une bonne chose en soi. Nous comprenons, à un certain niveau, que le succès peut être une passerelle vers un autre type d’échec, plus profond et plus douloureux ». Car paradoxalement la culture de la disgrâce a un effet particulièrement visible : le silence des femmes. En s’appuyant sur la peur de la disgrâce, le silence est assez simple à mettre en place. « Tout ce que vous avez à faire est de lui donner l’impression que c’est l’option la plus sûre. Vous pouvez, par exemple, rendre la parole aussi désagréable que possible, en créant un compte anonyme sur un réseau social pour inonder les femmes de critiques personnelles virulentes, pour les harceler sexuellement et les menacer. Vous pouvez les interrompre ou leur parler avec condescendance jusqu’à ce qu’elles commencent à douter de la légitimité de leurs mots. Vous pouvez encourager les discours des hommes et ignorer ceux des femmes, afin que celles-ci comprennent qu’elles prennent trop de place et qu’elles apportent trop peu de valeur. Vous pouvez pinailler sur le discours d’une femme – la façon dont elle écrit, sa grammaire, son ton, son registre, son accent – jusqu’à ce qu’elle pense honnêtement qu’elle parle mal et passe plus de temps à essayer de parler « mieux » qu’à penser à ce qu’elle veut dire. » Pourtant, la disgraciée est fondamentale. « Elle n’est pas seulement le pire scénario. Elle n’est pas seulement le prix à payer pour montrer au monde les mauvaises choses ou pour être visible en tant que femme. Elle est un indicateur de ce qu’est le « mal », des limites que nous mettons présentement à la définition de ce qu’est la féminité, des histoires que nous autorisons les femmes à avoir. C’est la fille qui enfreint les règles du jeu et se fait punir, ce qui signifie qu’elle est en fait la meilleure indication du jeu auquel nous jouons et des règles auxquelles nous devons obéir. » La tentative collective de disgrâce d’une femme qui vient de remporter un succès historique rappelle que nous ne vivons pas dans une société égalitaire, qu’il n’est pas normal que les femmes gagnent. Si elle a gagné, dit cette tentative, cela ne signifie pas qu’elle peut dire tout ce qu’elle pense ou faire ce qu’elle veut. Elle est une exception indiquent les critiques massives et disproportionnées. Elle doit rester une exception. Et c’est bien pour cela que nous avons besoin de ces femmes qui prennent le risque de la disgrâce. Elles prennent le risque de contrer l’ordre établi. « La disgraciée pourrait s’avérer être l’icône féministe la plus puissante et la plus pérenne de toutes. » Justine Triet est loin d’être disgraciée: elle vient de gagner une Palme d’Or. Néanmoins, cette séquence souligne que lorsqu’on est la troisième femme de l’Histoire à recevoir la Palme d’Or, il est convenu de respecter certaines règles du jeu lors de son discours d’acceptation. Être une « gentille » fille en fait partie. « Je ne sais pas ce que vous ressentez, termine Jude Ellison Sady Doyle. Je ne sais pas ce que vous écrivez sur les femmes de votre vie. Je ne sais pas ce qui a été écrit sur vous. Lorsqu’ils essaieront de vous noyer, j’espère que vous en ressortirez propre. Rien de ce qu’ils écrivent sur vous ne peut vous définir. J’espère que nous nous retrouverons toutes un jour sur la terre ferme, sèches, propres et inaltérées. »
|
Inscrivez-vous à la newsletter gratuite Les Glorieuses pour accéder au reste de la page
(Si vous êtes déjà inscrit·e, entrez simplement le mail avec lequel vous recevez la newsletter pour faire apparaître la page)
Nous nous engageons à ne jamais vendre vos données.