*** Si vous souhaitez nous soutenir et faire un don, c’est ici *** Dire la vérité, c’est se risquer. Entretien avec la philosophe Sandra Laugier Sandra Laugier est professeure de philosophie à l’université Paris 1 Panthéon Sorbonne et membre de l’Institut universitaire de France. Ses recherches portent sur la philosophie du langage et de la connaissance, la philosophie du langage ordinaire, la philosophie étatsunienne classique et contemporaine, la philosophie morale contemporaine, les études de genre et la philosophie de la culture populaire. Elle est chroniqueuse au journal Libération et est également l’auteur d’une dizaine de traductions du philosophe Stanley Cavell. Cet entretien a lieu dans le cadre d’une collaboration éditoriale entre la newsletter et les Rencontres Philosophiques de Monaco. Philosophes, artistes et intellectuel·le·s se sont retrouvés cette année autour d’un thème qui nous est cher : la vérité. Les conférences peuvent toutes être vues gratuitement en ligne ici : https://philomonaco.com ![]() Rebecca Amsellem Dans Nos vies en séries, vous mobilisez la notion de perfectionnisme moral de Cavell – cette éthique de la transformation de soi, du progrès personnel, de l’attention à la vie ordinaire. Il ne s’agit pas de viser une perfection abstraite, mais d’apprendre à devenir une version plus juste de soi-même, dans une dynamique d’authenticité et de responsabilité envers les autres. Comment les séries peuvent-elles nous aider à approcher une forme de vérité sur nous-mêmes ? Sandra Laugier Les séries ont clairement joué un rôle important dans la promotion d’idées nouvelles, notamment à partir de ces itinéraires perfectionnistes. Un exemple évident est Buffy contre les vampires. Buffy est une tueuse de vampires, forte, puissante. Mais ce qui m’a toujours marquée, c’est qu’elle veut constamment devenir meilleure : pas seulement pour sauver le monde, mais aussi pour être une bonne personne – pour sa famille, pour ses ami·es. Ce n’est pas un personnage isolé ou égoïste. Il y a une scène marquante où elle discute avec Faith, une autre tueuse. Faith lui dit : « Nous, on est exceptionnelles, on est les meilleures. » Et Buffy lui répond : « Oui, mais on doit aussi être de bonnes personnes. » Cette exigence morale est très présente chez les héroïnes féminines comme Buffy. Beaucoup de séries féministes montrent des personnages qui cherchent à progresser, à se construire, à devenir pleinement elles-mêmes. Dans Maid par exemple, une femme quitte son mari et devient femme de ménage pour survivre. Là aussi, son parcours est guidé par cette volonté de devenir une meilleure version d’elle-même. Ce que j’ai beaucoup aimé dans cette série, c’est que tous les personnages, malgré un environnement très dur, sont eux aussi pris dans cette spirale perfectionniste. Et c’est aussi ça, la force des séries : elles nous laissent le temps de voir les personnages évoluer. Rebecca Amsellem Avec Buffy, Charmed, Sabrina, …. on a grandi avec des figures féminines fortes, qui semblaient pouvoir tout faire, tout affronter. Ça nous a nourri·e·s d’une forme d’illusion : celle qu’on pouvait devenir qui on voulait, qu’on avait le pouvoir de tout entreprendre. Sandra Laugier Il y a eu cette présence marquante de femmes à l’écran, avec des parcours très positifs. On peut penser à des héroïnes comme Ally McBeal, Alias, ou encore Homeland. Ces personnages ont occupé une place importante sur nos écrans, et bien sûr, cela peut parfois créer des illusions ou des faux espoirs. Mais en réalité, je crois que sans ces figures-là, beaucoup de femmes n’auraient même pas eu certains désirs, certaines ambitions. C’est important d’avoir des modèles, et ce qui est intéressant, c’est que ces héroïnes deviennent aussi des modèles pour les hommes. C’est un peu comme Black Panther : les héros noirs ne sont plus seulement des modèles pour les Noirs, mais pour tout le monde. Évidemment, cette représentation positive se heurte à la réalité. Oui, il y a encore beaucoup de violences, de femmes invisibilisées ou sacrifiées dans les récits. Ce n’est pas la fiction qui nous déçoit : c’est la société. Même si certaines représentations créent des attentes, elles participent à faire bouger les lignes. Ce qu’il faut se demander, c’est comment la culture populaire peut continuer à faire évoluer la société. ![]() Collage réalisé par mes soins Rebecca Amsellem Vous citez dans votre ouvrage Better Things et la figure de Sam Fox – « Sam Fox n’a rien à apprendre, écrivez-vous, et Better Things n’est pas – contrairement à d’autres séries centrées sur une personnalité singulière – un itinéraire d’exploration ou de transformation de soi. Elle sait exactement ce qu’elle est, ce qu’elle peut attendre, ce qu’elle a à transmettre. » Un pied de nez dans une société de la performance qui nous enjoint à constamment vouloir devenir une meilleure version de nous même. Peut-on lire Sam comme une figure cavellienne du perfectionnisme moral, non pas en quête de changement, mais en fidélité à une forme de vie déjà affirmée ? Sandra Laugier Cette série représente vraiment cela tout en étant très réaliste sur les inconvénients du vieillissement. Il y a une forme de vérité dans cette série, une honnêteté très rare dans la manière dont elle aborde son personnage, mais aussi dans les dialogues. On sent qu’elle sait exactement ce qu’elle veut dire, que c’est nourri par l’expérience, par une forme de marginalité aussi. Rebecca Amsellem Un des sujets de cette série est le fait de prendre soin (de ses filles, de sa mère, de son ex mari). Même l’agente de Sam la protège d’un énième espoir déçu. « L’événement que constitue l’émergence d’une voix différente (pour reprendre le titre de l’ouvrage classique de Carol Gilligan sur le care), autosuffisante, produisant sa vision du monde alternative et en même temps totalement réaliste et juste. » Impossible en vous lisant de ne pas penser à la notion de Gilligan sur la silenciation des filles : c’est une voix différente / la voix qu’on nous a appris à taire. Elle enseigne à ses filles de toujours l’écouter. Elle lutte pour elle-même continuer à l’entendre. Sam enseigne à ses filles de toujours l’écouter, mais elle lutte aussi pour continuer à entendre la sienne. Cette tension intérieure est-elle, selon vous, au cœur de ce que pourrait être une politique féministe du quotidien ? Sandra Laugier J’adore l’idée de faire dialoguer l’éthique du care avec les revendications féministes. On pense souvent que le care relève uniquement d’une éthique de l’attention à autrui, un peu passive, et non d’un levier de transformation sociale. Alors qu’en réalité, c’est exactement l’inverse. L’éthique du care est avant tout une manière de faire entendre des voix longtemps marginalisées. Je pense notamment au livre de Carol Gilligan, Une voix différente (Editions Flammarion), dans lequel elle montre que la voix des femmes, la voix des jeunes filles comme celle d’Amy qu’elle cite dans le livre, doit être entendue. Amy, quand on lui présente le dilemme de Heinz [Le dilemme de Heinz pose la question morale suivante : un homme doit-il voler un médicament qu’il ne peut pas se permettre d’acheter pour sauver la vie de sa femme ?] ne répond pas comme un garçon. Elle ne dit pas : “Il faut voler le médicament parce que c’est juste”. Elle dit : “Non, il faut discuter avec le ou la pharmacien·ne, trouver une autre solution, parce que sinon il ira en prison, et ce sera pire pour sa femme.” On a tendance à juger cette réponse naïve ou immature. Gilligan montre qu’il s’agit d’une autre forme d’intelligence morale : une pensée relationnelle, contextuelle, qui prend en compte l’ensemble des personnes impliquées, les conséquences réelles, les liens. Et c’est ça, la révolution morale. On dévalue trop souvent cette forme de pensée, alors qu’elle est profondément politique. Évidemment, certaines féministes ont critiqué Gilligan en disant que c’était une approche essentialiste — “les femmes pensent comme ça, les hommes autrement”. Mais on peut aussi reconnaître qu’il existe des expériences spécifiques aux femmes, sans pour autant tomber dans l’essentialisme. L’important est de comprendre que cette voix différente a été marginalisée pendant des siècles. Et qu’il a fallu quarante ans pour qu’on commence à la prendre au sérieux. Rebecca Amsellem A propos de The Handmaid’s Tale, à qui on vient de dire au revoir (du moins pour la première partie) – on pense à cette phrase de Virginia Woolf qui disait : « Il y a des chances pour qu’ici la fiction contienne plus de vérité que la simple réalité. » Peut-on considérer que The Handmaid’s Tale permet de mieux comprendre la réalité ? De la rendre plus intelligible ? Sandra Laugier Tout au long des saisons, il y a une forme de fidélité au projet initial qui reste très forte. Fidélité aussi de la part des actrices, et des acteurs — les personnages masculins sont très bien écrits, même s’ils incarnent souvent un sexisme glaçant. Personne n’a quitté le navire, malgré l’essoufflement narratif : ils ont tenu jusqu’au bout, et je crois qu’ils l’ont fait pas uniquement pour des raisons commerciales mais pour des raisons féministes. Rebecca Amsellem Je me demande quel rôle une série comme The Handmaid’s Tale peut jouer dans l’éveil ou l’émergence d’une conscience politique. Parce qu’au fond, ce que ces fictions parviennent à faire, c’est à transmettre, parfois de manière bien plus efficace qu’un discours théorique, une expérience concrète de l’oppression, de la peur, de la résistance aussi. Il y a dans l’attachement Sandra Laugier Il y a un paradoxe très fort entre cette réalité et le fait que, depuis une quinzaine d’années, énormément de séries ont donné une grande visibilité aux femmes, leur ont offert un espace médiatique inédit. Et il est intéressant de se demander pourquoi cela a été possible dans les séries, alors que ce l’était moins au cinéma. Les séries ont longtemps été considérées comme un genre « mineur », un peu méprisé. C’est un médium domestique, moins sacralisé que le cinéma, et historiquement adressé à un public féminin. Et comme souvent, ce qui est associé aux femmes est jugé moins noble — ce qui a paradoxalement permis plus de liberté dans les représentations. Bien sûr, il y a des critiques sur l’aspect aliénant de certaines séries, leur aspect commercial, standardisé… Mais malgré cela, elles touchent un public immense, et parfois même sans se revendiquer féministes, elles ont un effet très fort. Rien que le fait de voir des femmes, de les voir occuper l’espace narratif, ça compte énormément. On l’a vu avec Desperate Housewives, avec Fleabag, ou même Sex and the City à l’époque : ces séries ont contribué à créer un imaginaire dans lequel les femmes existent, parlent, agissent, se contredisent — et ça, c’est déjà politique. ![]() Rebecca Amsellem Pour en revenir à la question du perfectionnisme, je pense à cette idée de se risquer soi-même. Non pas nécessairement sa vie, au sens vital, mais plutôt les conditions de sa vie : ce qu’on met en jeu quand on crée, quand on agit, quand on prend la parole. Cela me fait penser à certains arcs narratifs que je trouve particulièrement puissants dans les séries. Atlanta, par exemple, joue avec l’illusion, la vérité, la fiction et la réalité d’une manière profondément contemporaine. Elle met en scène cette mise en danger de soi, cette vulnérabilité choisie, qui devient une forme de résistance. Donald Glover, son créateur, a d’ailleurs récemment signé une autre série que je trouve remarquable : une relecture de Mr. and Mrs. Smith. On y retrouve cette idée de se risquer, de quitter le confort, de mettre en péril une stabilité apparente pour aller chercher quelque chose de plus juste, de plus vrai. Sandra Laugier Donald Glover et Francesca Sloane sont extraordinaires dans Mr. & Mrs. Smith. On n’est pas du tout dans une représentation standardisée du personnage féminin, comme on peut le voir parfois dans des séries comme The Handmaid’s Tale. Elle est originale, même physiquement, et leur duo fonctionne à merveille. Le fait qu’ils soient tous les deux racisés apporte aussi une profondeur politique supplémentaire, dans une réappropriation très audacieuse de l’idéal hollywoodien du couple. En reprenant le canevas du film original, la série interroge aussi toute une tradition — celle des comédies de remariage à la hollywoodienne, qui est en réalité très politique. Ça renvoie à Hitchcock bien sûr, mais aussi à tous ces films des années 30-40, comme The Philadelphia Story, Indiscrédition ou L’Impossible Monsieur Bébé, où un couple se déchire pour mieux se retrouver — dans un processus qui est à la fois amoureux et existentiel. Et dans Mr. & Mrs. Smith, ce parcours-là se déroule dans un contexte particulièrement violent : non seulement ils sont tueurs, mais ils sont en réalité destinés à se tuer mutuellement. Et malgré cela, chacun finit par reconnaître l’autre, l’accepter tel qu’il est, et construire une relation. C’est ce qui rend la série si forte, si touchante. Rebecca Amsellem Vous citez Cavell « Dire la vérité, ce n’est pas simplement énoncer des faits, mais se révéler – et ainsi se risquer soi-même » (Conditions Handsome and Unhandsome). Dans un monde saturé de récits, d’images, de performances, comment peut-on encore « se risquer » dans la parole ? Qu’est-ce que cela implique moralement et politiquement ? Sandra Laugier Cavell rappelle que la parole est, en philosophie, toujours un geste d’exposition de soi, une manière de se révéler. On le retrouve de manière très marquante dans le cinéma classique, notamment dans les mélodrames, où l’on voit ces femmes qui, tout à coup, trouvent leur voix. On retrouve cette idée aussi dans l’opéra Une femme sur scène, où Cavell parle du chant comme d’une forme d’exposition radicale de soi. Chanter est une façon d’exposer ce qu’on est en fait de façon délibérée, très dénudée. Et évidemment, c’est pour ça que, pour lui, l’invention du cinéma parlant est un moment décisif — y Rebecca Amsellem J’ai une dernière question, celle que je pose à tout le monde : c’est la question des utopies féministes. Imaginez que vous vous réveillez un matin, comme chaque jour, mais avec la sensation que quelque chose autour de vous, ou même en vous, vous fait comprendre qu’on vit enfin dans cette société féministe dont on rêve souvent. Pour vous, quel serait ce détail ? Ça pourrait être quelque chose dans votre maison, dans la rue, une pensée qui vous traverse, ou même un geste de votre famille, de vos proches. Un petit déclic qui vous dirait : « C’est bon, on y est. Je ne sais pas ce qui a changé, mais je suis dans cette société. » Sandra Laugier Que j’aie plein de collègues femmes en philosophie, parce qu’il y en a encore très peu aujourd’hui. Que ma bibliothèque soit remplie d’ouvrages écrits par des femmes, pas uniquement des textes féministes ou des études de genre, mais simplement des œuvres philosophiques écrites par des femmes. Cinq scientifiques brillantes ont été récompensées par le prix For Women in Science de la Fondation L’Oréal x UNESCO À l’honneur : des femmes du monde entier dont les recherches changent concrètement nos vies – de la qualité de l’air à la cybersécurité, en passant par les technologies vertes ou les mystères de l’univers. « Le premier mot qui me vient en tête pour décrire mon ressenti pour cet événement est fierté ! Oui de la fierté car célébrer toutes ces femmes venues des 4 coins du monde travaillant sur des projets tellement audacieux, importants et innovants m’a procurer ce sentiment » raconte Nesrine H., lectrice des Glorieuses qui a assisté à la soirée. « Face à tant de compétences, on ne peut que s’incliner Voici le profil des scientifiques récompensées – 🇿🇦 Priscilla Baker (Afrique du sud) est reconnue pour sa contribution au développement de microcapteurs permettant de détecter les substances polluantes de l’environnement. 🇦🇷 María Teresa Dova (Argentine) a transformé la compréhension de la physique des hautes énergies, notamment par la découverte et la caractérisation du boson de Higgs. 🇩🇪 Claudia Felser (Allemagne) a consolidé les liens entre la science et les défis liés au stockage de données et aux technologies 🇺🇸 Barbara Finlayson-Pitts (Etats-Unis) a élucidé les bases moléculaires des interactions entre l’atmosphère et les particules en suspension, ayant un impact direct sur la qualité de l’air. 🇨🇳 Xiaoyun Wang (Chine) : ses contributions remarquables à la cryptographie et ses fondements mathématiques sont utilisées pour protéger les cartes bancaires, les mots de passe informatiques et les transactions et commerce en ligne. 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