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Si je vaux quelque chose plus tard, je vaux quelque chose maintenant. Car le blé reste du blé, même si les gens pensent au début que c’est de l’herbe.
Vincent Van Gogh
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“I want to be me, is that not allowed? 🎵”*
Début d’année oblige, vous n’avez pas échappé aux injonctions à profiter de cette phase de “new year, new me” (“nouvelle année, nouvelle moi”) pour enfin devenir la meilleure version de vous-même. Se remettre au sport, préparer ses repas (sains) de la semaine le dimanche soir, mettre en place une routine beauté avec une dizaine de produits, écrire chaque jour dans votre journal (on plaide coupable pour ce conseil)… Tout est bon pour devenir “That Girl”, “cette fille” aussi parfaite qu’irréelle. Si vous n’arrivez pas toujours à vous lever à 5 h du matin pour aller courir par 2 °C, au beau milieu d’une planète qui brûle et de la montée du fascisme, il y a une raison : cet idéal d’investir tout son temps, son argent, son attention et son énergie pour s’améliorer est loin d’être à la portée de l’immense majorité d’entre nous.
La pression d’être parfait·e est exacerbée sur les réseaux sociaux, où nous nous comparons sans cesse aux réussites affichées des autres. Ella Denton, ergothérapeute et créatrice de contenu zimbabwéenne de 25 ans, nous confie en avoir fait les frais. “C’est facile de se comparer aux autres quand on a l’impression que leur vie est parfaite, et de penser qu’on n’en fait pas assez ou qu’on n’est pas à la hauteur de leurs succès et de leurs façons de vivre.” Prônant le bien-être physique et mental et l’amour de soi, Ella Denton prend soin de s’éloigner du modèle uniforme de réussite et de bonheur encouragé par “That Girl,” qui peut renforcer les sentiments d’inadéquation de celleux qui n’arrivent pas à s’y conformer. “Qu’il s’agisse de se nourrir ou de faire du sport pour se sentir bien dans son corps, ce qui compte, c’est de faire ce qui vous convient à vous et à personne d’autre.”
Nous avons demandé conseil à Rebecca Shankland, psychologue clinicienne et professeure en psychologie à l’Université Lyon 2. Spécialiste de la psychologie positive, un champ de recherche qui s’intéresse à ce qui peut aider les personnes à aller mieux, elle nous a donné des clés pour voir au-delà de notre biais de négativité et apprécier tout ce qu’on a déjà accompli plutôt que de toujours chercher à nous dépasser dans une démarche d’éternelle insatisfaction.
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Crédit : The Substance de Coralie Fargeat, 2024 (via Tenor)
Effectivement, quand on se compare, tout ce qu’on ne fait pas comme les autres nous paraît comme insuffisant : on ne fait pas assez de sport, on ne mange pas assez équilibré, on n’a pas suffisamment de produits de beauté, de vêtements, voire même d’amis avec qui sortir tous les week-ends. Au lieu de se concentrer sur ce qui n’irait pas, la psychologue conseille de “de développer un regard plus lucide sur la réalité, en tenant compte à la fois de ce qui ne va pas et de ce qui est satisfaisant. Être attentif à cela demande davantage d’efforts, parce qu’on est plus habitués à retenir ce qui ne va pas.” Mais attention de ne pas tomber dans l’excès inverse, soit une sorte de positivité toxique. “Essayer de se convaincre que tout va bien et tenter de fuir ses émotions difficiles nous empêche d’être à l’écoute de nos besoins et de prendre des décisions adaptées à ceux-ci.«
Les critiques de la psychologie positive lui reprochent de faire reposer la responsabilité du bonheur sur l’individu uniquement, en éludant les causes sociales au mal-être. Dans Politiser le bien-être (Binge Audio, 2023), Camille Teste écrit : “Dans le bien-être comme ailleurs, l’idéologie individualiste et néolibérale, qui affaiblit toujours plus le collectif et isole toujours plus les individus, tend à s’intensifier.” Nous allons chercher à nous perfectionner par des pratiques individuelles, ce “qui implique de consommer toujours plus, une aubaine pour le capitalisme.” Ce marché lucratif a rapporté 6 300 milliards de dollars à l’échelle mondiale en 2023. Ella Denton fait d’ailleurs le lien entre surconsommation et impact sur la planète et la santé mentale dans un post Instagram.
Rebecca Shankland tient à marquer la distinction entre la psychologie positive, qui repose sur des recherches scientifiques, et le développement personnel, qui est basé sur des croyances. “Essayer de se convaincre que tout va bien, ça ressemble à la méthode Coué où on se répète que tout va bien en espérant que ça va aller mieux. La psychologie positive vise à aiguiser l’attention, pas à faire croire quelque chose qui n’existe pas.” Pour surmonter le biais de négativité, la psychologue suggère de noter chaque jour dans un carnet trois choses satisfaisantes qu’on a vécues. “En faisant cela, on prend le temps de se connecter à ce qui est important pour soi, aux relations constructives, à ce qui donne du sens à sa vie, et cela nous permet de nous sentir mieux, même dans les moments difficiles.”
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Dans la BD vulgarisatrice Les Aventuriers du bonheur perdu (Les Arènes, 2023), Rebecca Shankland propose d’autres types de pratiques complémentaires : agir en accord avec ses valeurs, entretenir des relations positives, éprouver de la compassion pour soi… Et, surtout, pratiquer la gratitude, qui diminue les symptômes d’anxiété et de dépression et améliore le bien-être : “Demander aux personnes de se dépasser, c’est oublier de reconnaître déjà tout ce qu’elles font chaque jour pour continuer à avancer, malgré les difficultés. On pourrait aussi passer du temps à se plaindre de tout ce qui ne va pas, et parfois ça fait du bien de le faire, mais on oublie souvent d’être attentif aux personnes qui nous aident, aux gestes qui nous font du bien.” Ainsi, plutôt que de ruminer tout ce que vous souhaiteriez améliorer chez vous, concentrez-vous sur tout ce que vous êtes déjà !
En allant dans ce sens, Ella Denton a choisi de faire de son authenticité et de sa vulnérabilité une force qu’elle veut partager avec ses abonné·es. “Je souhaite créer un espace où nous pouvons accepter l’imperfection, nous célébrer les un·es les autres et toujours nous souvenir que nous avons de la valeur et que nous sommes à la hauteur, telles que nous sommes.” Elle a décidé de s’imposer des limites sur son utilisation des réseaux sociaux afin de se concentrer sur ce qui la fait se sentir bien plutôt que d’internaliser des idéaux farfelus. “Une version saine du travail pour atteindre la meilleure version de soi-même serait de se féliciter pour chaque progrès, mais sans la pression imposée par la perfection. Il est important d’être indulgent·e envers soi-même les jours où les choses ne se passent pas comme prévu.”
* »Je veux être moi, est-ce interdit ? », extrait de la chanson « Messy” de Lola Young (2024)
Le mental fitness des Petites Glo
Dans cette newsletter, nous avons mentionné la positivité toxique. S’il est important de ne pas se laisser aller par la négativité, la nier totalement n’apporte rien de bon non plus. Le site américain Psychology Today définit ainsi ce phénomène : “l’acte d’éviter, refouler ou rejeter les expériences négatives.” On peut nier ses émotions ou celles d’autrui en encourageant à les remplacer par de la pensée positive.
Bien que ces conseils soient rarement mal intentionnés, ils peuvent amener des personnes à se sentir coupables ou anxieuses. Elles peuvent avoir l’impression qu’elles ne sont pas soutenues ou incomprises, ce qui ne les incitera pas à se confier à nouveau et pourrait retarder la résolution des problèmes exprimés. Voici les conseils de Medical News Today pour éviter de faire preuve de positivité toxique envers soi-même et les autres :
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On regarde : Little Miss Sunshine, comédie dramatique de Jonathan Dayton et Valerie Faris (2006)
S’il y a bien un endroit où il est difficile d’assumer ses imperfections, c’est le genre de concours de beauté auquel doit participer la petite Olive, 7 ans (interprétée par la géniale Abigail Breslin). Toute sa famille l’accompagne dans un périple au cours duquel chacun·e va devoir apprendre à s’accepter tel·le qu’iel est. Très drôle et émouvant, le film est à voir rien que pour la prestation d’Olive au fameux concours.
On écoute « Doit-on vraiment devenir une ‘meilleure version de soi-même’ ? », deux épisodes du podcast Emotions de Louie Media (2022)
Dans ces deux épisodes d’Émotions, la journaliste Marie Koyouo s’est entretenue avec le sociologue Nicolas Marquis ainsi qu’avec Hala, une coach qui allie bien-être et militantisme, et Céline, qui partage son expérience houleuse avec le développement personnel. Tous ces échanges enrichissants vous feront ressortir de cette écoute avec un nouveau regard sur la question du bien-être. En bonus, n’oubliez pas d’écouter la super chanson « Messy » de la chanteuse britannique Lola Young, que nous citons dans le titre de la newsletter !
On lit plusieurs points de vue sur le bonheur et le bien-être
Pour cette newsletter, nous avons beaucoup parlé de psychologie positive avec Rebecca Shankland. Afin de mieux comprendre ce dont il s’agit, vous pouvez lire ses nombreux ouvrages sur le sujet, et notamment une BD très accessible et complète, Les Aventuriers du bonheur perdu (Les Arènes, 2023). La psychologue clinicienne a aussi écrit Les émotions et moi (Hygee, 2023) pour les ados et leurs parents.
Pour lire d’autres points de vue sur le bien-être, nous vous recommandons aussi Politiser le bien-être de Camille Teste (Binge Audio, 2023) et Happycratie d’Edgar Cabanas et Eva Illouz (Premier Parallèle, 2018). Enfin, nous avions discuté de ce sujet avec l’autrice et entrepreneure Louise Aubery pour la publication de son livre Jusqu’ici tout va mal (HarperCollins, 2024).
N’oubliez pas d’acheter vos livres dans votre librairie féministe de proximité préférée. Parmi celles que vous nous avez conseillées : la Librairie à soi·e à Lyon, Un livre et une tasse de thé ou Majo à Paris, Arborescence à Massy, Zeugma et A la marge à Montreuil, Chez Simone à Bayonne, Divergences à Quimperlé et L’Affranchie librairie à Lille, le Tracteur Savant à Saint-Antonin-Noble-Val et le café-librairie Luna à Grenoble. Merci pour ces suggestions, et n’hésitez pas à nous contacter si vous souhaitez en signaler d’autres ! 🙂
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