Quand on veut, on peut. Ou presque. Pour lire la newsletter en ligne : https://lesglorieuses.fr/la-societe-de-la-performance/ Vous pouvez être qui vous voulez. Vraiment. N’importe qui. Faire n’importe quel métier, être entrepreneuse, être artiste, être journaliste, présidente de la République. Vous pouvez tout faire. Parce que, quand on veut, on peut. Nous avions déjà abordé la notion d’optimisme cruel développée par Lauren Berlant. L’idée est simple : des politiques publiques sont mises en place pour créer l’illusion d’un futur radieux. Les politiques font croire que quelque chose est possible tout en sachant pertinemment que ce n’est pas le cas. C’est le cas de l’ascenseur social. C’est l’idée que tout est possible, qu’on peut devenir absolument tout ce qu’on veut. C’est l’idée de quand on veut, on peut : car rien ne peut nous retenir d’y arriver. À part nous-même, aurait pu répondre le philosophe Byung-chul Han. Nous vivons dans une société de la performance, dit-il (« achievement society ») qui s’est débarrassée du pouvoir négatif fondé sur le terme « devoir» (« Tu dois faire ceci », « tu n’as pas le droit de faire cela») pour privilégier le pouvoir positif. Le pouvoir positif consiste à introduire une notion de possibilité infinie entièrement liée aux efforts d’une personne. Ça ressemble à ça : « tu peux faire ce que tu veux », « tu es en charge de ta propre destinée », « tout est possible ». « La société de la discipline de Foucault, composée d’hôpitaux, d’asiles, de prisons, de casernes et d’usines, n’est plus la société d’aujourd’hui. Elle a été remplacée par une tout autre société, une société des salles de fitness, des tours de bureaux, des banques, des aéroports, des centres commerciaux et des laboratoires de génétique. La société du xxie siècle n’est plus une société de la discipline mais une société de la performance », écrit Byung-chul Han dans La Société de la fatigue (Burnout society), Éditions Circé, 2014. Une des différences entre la société de la discipline et la société de la performance ce n’est donc pas l’opposition répression / liberté mais pouvoir négatif / pouvoir positif ou devoir / pouvoir. « Mais la société d’aujourd’hui est une société de la performance qui ne cesse de se débarrasser de la négativité de l’interdit et de la règle et se voit comme une société de la liberté. Le verbe qui caractérise la société de la performance, n’est pas le freudien « devoir », c’est “pouvoir”. Ce tournant social entraîne avec lui une restructuration de l’âme », écrit Byung-chul Han dont la pensée est décrite dans l’épisode La Société de la réussite et la montée du narcissisme, de la dépression et de l’anxiété du podcast Philosophize this (en anglais). Ainsi, la conséquence d’une société de la performance est que le pouvoir positif est sans fin : on peut constamment être une meilleure version de nous-même. Je suis loin de jeter la pierre, c’est tout à fait mon cas. Je suis moi-même un peu obsédée par le fait d’apprendre constamment de nouvelles choses. Lorsque je commence une nouvelle discipline, par pur hobby, il ne faut pas longtemps avant que cela devienne une obsession. Quitte à y consacrer des heures chaque semaine : de la danse classique que je pratique depuis mon jeune âge (de manière plus globale Alison Bechdel parle de l’obsession de notre société pour le fitness et le bien-être dans Le Secret de la force surhumaine, Éditions Denoël Graphic, 2023). Parce que ma performance à chacune de ces pratiques ne tient qu’à moi. Parce que si je veux vraiment, je peux vraiment. Dans une société de la performance, nous sommes notre projet et devenir la version la plus authentique de nous-mêmes est notre but. Collage, par moi-même, 2024, je trouvais qu’il illustrait pas mal le propos.« Le sujet performant postmoderne n’est assurément assujetti à personne. Il n’est en fait plus du tout un sujet possédant, encore inhérent à lui, un caractère d’assujettissement (sujet à, subject to). Il se positivise, voire se libère pour devenir “projet”. La mutation de sujet à projet ne conduit toutefois pas à faire disparaître la violence. La contrainte externe qui se fait passer pour de la liberté. Cette évolution est en lien étroit avec la condition capitaliste de la production. À partir d’un certain niveau de production, l’auto-exploitation est pour l’essentiel plus efficace, plus performante que l’exploitation par un tiers, parce qu’elle s’accompagne d’un sentiment de liberté. La société de la performance est une société d’auto-exploitation », écrit Byung-chul Han. C’est sans fin. Je me rappelle de la première chose que j’ai faite en me réveillant le lendemain de ma soutenance de thèse. C’était une recherche Google : « Comment passer l’ENA. » Tout en me disant que personne n’a eu le concours de l’ENA après avoir Googlé « comment passer l’ENA ». Il fallait à tout prix que je comprenne quelle était la suite. A ce moment-là, j’avais pensé que c’était de l’ambition pure – une qualité dans notre société. J’étais fatiguée par l’exercice de la thèse, et pourtant il ne m’était pas venu à l’esprit de me reposer. Il fallait qu’une nouvelle meilleure version existe afin que je puisse consacrer tous mes efforts à la devenir. « Tout ce que nous apprenons n’est pas seulement un apprentissage, c’est un investissement en nous-mêmes. Tout consiste à s’optimiser, à travailler, à produire plus efficacement avec son esprit », explique Andrew Kurt dans le podcast Philosophize This. Et ne pas apprendre, c’est se sentir coupable de perdre du temps. C’est ainsi que naît l’anxiété inhérente à la société de la performance. « Le sujet performant, épuisé, dépressif, est en même temps usé par lui-même. Il est fatigué, épuisé de lui-même, de la guerre qu’il mène contre lui-même. Incapable de sortir de lui-même, d’être dehors, de se fier à autrui, au monde, il s’acharne sur lui-même, ce qui aboutit, paradoxalement, à creuser et vider le Soi. » « Si Byung-chul Han affirme que « notre civilisation court à une nouvelle barbarie » si nous ne nous imposons pas du repos, il explique aussi que nous pouvons nous extraire de cette course en nous tournant vers… l’autre. La course à l’authenticité imposée par la société de la performance a pour méthodologie le narcissisme : afin d’être la meilleure version de nous-même nous devons être tourné·e·s sur nous. C’est la seule option, c’est la seule possibilité, affirme le philosophe. Et pour sortir de ce schéma, il faut se tourner vers tout ce qui n’est pas soi, vers l’autre, vers la différence, vers l’imparfait. « La pensée doit s’abandonner à la négativité de l’autre et fouler des terres vierges », écrit Byung-chul Han. Que se passe-t-il alors ? On écoute vraiment, on s’intéresse vraiment, on découvre une personne, on se lie à l’autre et on s’intéresse moins à soi. *** Concours en partenariat avec les Editions du sous-sol *** “Le Mexique est un énorme monstre qui dévore les femmes. Le Mexique est un désert fait de poudre d’os. Le Mexique est un cimetière de croix roses. Le Mexique est un pays qui déteste les femmes.” Si vous êtes intéressé·e par ce livre, vous pouvez tenter de le gagner en répondant à cet email ou tentant sur nos réseaux sociaux cette semaine. Pour les nouvelles lectrices et les nouveaux lecteurs : il suffit de répondre, il n’y a pas de message particulier à mettre. Ce concours vous est proposé par notre partenaire, les Éditions du sous-sol. Des choses que je recommande
Et si vous voulez pratiquer votre anglais, vous pouvez vous abonner à la version anglophone. #MeTooGarçons : on vous explique ce mouvement qui prend de l’ampleur sur les réseaux sociaux. « Ceci est un appel au Président du Sénat : votez pour l’avortement dans la Constitution. Au-délà de la France, protégeons le droit à l’avortement en Europe : obtenons que le Parlement européen fasse de l’avortement un droit libre et gratuit dans l’Union européenne. En Europe, 20 millions de femmes n’ont pas accès à l’avortement. *** Si vous avez des suggestions de livres, d’articles, de séries, de films à mettre ici, envoyez-moi les par retour d’email. MERCI ***
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