Les jeunes filles obliques, entretien avec la photographe Agnès Geoffray et la commissaire d’exposition Vanessa Desclaux par Rebecca Amsellem (pour me suivre sur Linkedin Que fait-on aux filles qui n’adoptent pas le comportement voulu par la société dans laquelle elles vivent? Aujourd’hui, on leur jette l’opprobre, et elles deviennent une honte publique. Hier, on les envoyait dans des établissements sous couvert qu’ils pouvaient les ramener dans le “droit chemin”, les “redresser”. Agnès Geoffray et Vanessa Desclaux nous plongent dans l’univers de celles qui ont été enfermées, silenciées, pour avoir fait le pas de côté dans le cadre d’une exposition sublime à Arles, « ELLES OBLIQUENT, ELLES OBSTINENT, ELLES TEMPÊTENT », visible jusqu’au 5 octobre. Cette interview a été réalisée dans le cadre d’un partenariat éditorial avec les Rencontres d’Arles. Rebecca Amsellem Vous exposez à Arles un projet artistique – recherche “Elles obliquent, elles obstinent, elles tempêtent”. Vous vous êtes intéressées aux femmes internées dans une des trois institutions publiques, des « écoles de préservation », pour des raisons très souvent plus morales que pénales. Vous écrivez dans l’ouvrage qui accompagne l’exposition, “Les jeunes filles qui aspirent à des formes de liberté et d’indépendance Vanessa Desclaux Cette question est difficile. J’avoue que je ne sais pas ce qui constitue une véritable menace à l’ordre patriarcal aujourd’hui qui me semble toujours très vivace et violent. Mais quand je pense à un film comme Bande de filles de Céline Sciamma, alors oui, il y a quelque chose dans les adolescentes qui incarnent cette menace. Agnès Geoffray Les adolescentes représentent le corps féminin en devenir, le corps qui est en train de se construire, le corps qui commence à se sexualiser, le corps qui commence à se sortir de l’enfance et qui est epris de liberté, c’est la figure même de la sexualité du féminin en construction. Ce corps représente la figure à contraindre, a desexaliser, annihiler toute forme de féminité. On enfermait ces jeunes filles, parfois pendant huit ans, de leur puberté jusqu’à leur majorité à 21 ans, par la peur ancestrale du corps féminin. Rebecca Amsellem Vous écrivez “Nous avons pris conscience que l’enfermement des jeune filles mineures pour un motif moral plutôt que pénal, révélant l’emprise sociale et judiciaire sur les corps et la sexualité des filles, incarnait un « invariant de l’histoire » qui, selon nous, a encore toute sa pertinence aujourd’hui”. Ce projet artistique a-t-il vocation à casser cet invariant en conjurant l’oubli ? Agnès Geoffray Nous ne sommes pas les premières à nous être intéressées à ce sujet. Véronique Blanchard a été une des premières à remettre en visibilité la justice qui concernait les jeunes filles. Sophie Mendelsohn, également. N’étant pas historiennes – ni Vanessa ni moi-même, nous nous sommes attachées à redonner à entendre les voix tues et à voir ces figures indociles, par les mots, par les images, notamment en convoquant les extraits d’autrices, historiennes, poétesses … Nous contribuons peut-être à casser cet invariant en mettant de nouveau en circulation cette histoire, mais aussi en leur redonnant une voix, et en refigurant des figures dissidentes, des figures de désobéissance. Vanessa Desclaux Oui c’est certain. A titre personnel, me lancer dans ce projet a – sans que ce soit mon intention – permis de trouver une forme d’apaisement en « conjurant l’oubli ». C’est une manière concrète de faire quelque chose, se sentir moins impuissante. Mais l’emprise sociale et morale sur les corps des femmes et des personnes non binaires est très présente, et s’exerce sous des formes multiples. ![]() Agnès Geoffray. Jeanne, 2024. Avec l’aimable autorisation de l’artiste / ADAGP, Paris. Rebecca Amsellem Une des raisons d’enfermer les “fugueuses” est qu’elles incarnent une autonomie et la possibilité de soustraire à la discipline patriarcale (“La justice des mineures est obsédée par les « fugueuses » car, pour ceux et celles qui exercent le contrôle”). Vous évoquez une autre raison, “Enfermer les mineures considérées comme vagabondes équivaut à leur faire porter la charge de la faute et permet à la force publique d’éviter d’endosser la responsabilité du problème massif des violences sexuelles, en particulier au sein de la famille”. Pourquoi la fuite – pourtant souvent réaction à des violences – est-elle si systématiquement interprétée comme une faute ? Agnès Geoffray Nous avons réinvesti la figure de la fuite pour mettre en lumière les fuites ancestrales comme des fuites nécessaires, comme des mouvements de résistance. Dans le livre, il y a un court extrait d’un texte d’Albertine Sarazin « Vaincue, cassée,je suis là quand même ; d’ailleurs, comme nous disions souvent à la tôle, le vainqueur c’est celui qui se casse.» Évidemment, cela fait écho à Adèle Haenel et Virginie Despentes “maintenant on se lève et on se casse ». Là aussi, dans le corpus photographique, il s’agissait de rendre visibles ces figures de la fuite, non pas comme le geste des vaincues, mais comme de véritables gestes de résistance. Vanessa Desclaux Je ne suis pas sûre de pouvoir répondre à ce pourquoi. La culture patriarcale (et néolibérale) valorise la « résilience » (mot que j’essaie de ne plus utiliser). La fuite incarne une autre maniére de survivre.
Rebecca Amsellem Vous rappelez d’ailleurs, les mots de Dorothy Allison : « Les femmes s’enfuient parce qu’elles doivent s’enfuir.» J’ajouterai Les femmes tuent parce qu’elles doivent tuer. Et on pense ainsi à Violette Nozière qui a tué son père en l’empoisonnant et qui a déclaré : « Si j’ai agi ainsi, vis-à-vis de mes parents, c’est que, depuis six ans, mon père abusait de moi”. Pourquoi était-il important pour vous d’associer la violence féminine à une forme de survie ? Et pourquoi revenir sur des figures comme celle de Violette Nozière ? Vanessa Desclaux Ces figures sont très importantes pour nous. Elles nous ont marquées. Ce sont des anti-héroines, des anti-victimes. Elles sont ambiguës et offrent d’autres horizons de représentation des femmes.
Agnès Geoffray Pour reprendre les mots d’Elsa Dorlin, « la violence féminine n’a t elle pas toujours été considérée comme obscène ? » Pourquoi les femmes ne pourraient-elles pas être violentes ? On porte une violence en nous et face à l’oppression, il faut attaquer. Il faut revendiquer le fait qu’on puisse attaquer, qu’on ait le droit d’attaquer, de se défendre et de riposter. Toutes les figures que je convoque dans l’exposition, les figures de frondeuses, mais aussi les jeunes femmes qui paraissent stoïques, nous enjoignent à laisser emerger une fureur prête à éclater.
Rebecca Amsellem Vous avez fait le choix de recréer les scènes qui ont eu lieu dans ces établissements. Vous écrivez “La dimension intemporelle et décontextualisée des photographies déploie, pour le regardeur et la regardeuse, un espace de projection à travers lequel peuvent s’incarner des existences oubliées”. Qu’est-ce que cela permet de faire éprouver ou comprendre, que les archives seules ne permettent pas ? Agnès Geoffray Dans les images en noir et blanc, ce qui ressort, ce sont ces murs – récurrents, omniprésents – qui apparaissent dans chaque photo. Ce sont ces murs qui enferment. Mais en même temps, les filles se tiennent devant eux – droites, ou non. Dans mes images, les contextes sont souvent dépouillés, les figures assez isolées. Le noir et blanc introduit une forme d’intemporalité. Il permet de convoquer des images évocatrices, qui peuvent entrer en résonance avec des luttes passées. Vanessa Desclaux Les documents d’archives ne sont pas faciles d’accès; ce sont des documents administratifs qui ne sont pas destinés à être partagés avec un public. Et durant la période que nous avons examinée, les filles ne sont pas entendues, leur point de vue est indisponible. Cela ouvre Rebecca Amsellem Vous avez demandé aux modèles de ressentir quelque chose en particulier ? Leur avez-vous fait lire les textes ? Agnès Geoffray Non, je ne leur ai pas fait lire de textes. En revanche, je leur ai expliqué le contexte. Certaines sont comédiennes, mais l’idée n’était pas de « jouer un rôle », d’incarner un personnage. Je leur donnais plutôt des indications de gestes et de postures : des tensions intérieures, des formes de révolte souterraine… sans forcément passer par la notion de personnage au sens strict. Il y a deux séries où l’on voit des figures en mouvement : celle qui s’enfuit, celle qui chute, celle qui court. Mais autrement, elles ne sont pas dans l’action directe. C’est l’instant juste avant la fureur. Dans le groupe de filles qu’on appelle la Colonne, il y a évidemment une résonance avec les colonnes de grévistes du début du siècle, les manifestantes féministes, les cortèges d’aujourd’hui. Ce sont des images poreuses, traversées par des temporalités multiples. Je pense que cette simplicité apparente permet justement ces projections. Il y a dans les gestes, dans les postures, une ambiguïté, une opacité, presque une ambivalence. Je ne cherche jamais à « sur-fictionnaliser » l’image. ![]() Agnès Geoffray. L’étendard, 2024. Avec l’aimable autorisation de l’artiste / ADAGP, Paris. Rebecca Amsellem Votre travail photographique joue sur les termes d’équilibre, de chute, de penchement. « Aux termes de “rédemption”, d’“amendement” et de “pénitence”, on substitue ceux de “relèvement” et de “redressement”. Ce lexique met en évidence l’idée que les filles ont “chuté”. L’imaginaire associé à la chute est puissant ; il lie irrémédiablement la chasteté à la verticalité et à l’équilibre. » Que permet la métaphore corporelle dans l’évocation de la discipline sociale ? Agnès Geoffray On retrouvait systématiquement dans les archives la question du relèvement, relever les filles de la bassesse morale dans laquelle les jeunes filles étaient tombées ou dans lesquelles elles étaient susceptibles de tomber. Dans les représentations, ce sont des corps ancrés qui nous font face, parfois aussi fragiles – je pense à cette femme penchée ou ces filles qui sautent dans un état de suspension. Ce sont des corps qui se maintiennent, qui résiste et qui contredisent la chute. Vanessa Desclaux Vous avez raison de pointer ces termes qui nous ont beaucoup marqué- comme tous les adjectifs disqualificatifs utilisés pour caractériser les filles. Cette verticalité du corps nous renvoie à l’ordre patriarcal, au point de vue de l’autorité à travers ses formes morales et sociales. Nous avons identifié dans l’oblique, le corps en fuite, les etats de suspension une façon de raconter un autre recit qui resonne avec les épistémologies féministes et queer (l’oblique evoque la déviance, ce qui ne se conforme pas à la norme). Rebecca Amsellem Vous citez Coline Cardi et Geneviève Pruvost, « Introduction générale », in Penser la violence des femmes (2012), Paris, La Vanessa Desclaux Ce quadrillage est encore puissant, mais il met en lumière la confusion du point de vue des injonctions contradictoires faites au femmes et les formes de backlash qui prennent les luttes feministes pour cible. Rebecca Amsellem Vous mettez en lumière les travaux de l’écrivaine et universitaire étasunienne Saidiya Hartman qui décrit le côté subversif des modes de vie choisis des jeunes filles noires à New York, “marquées par leur résistance aux injonctions qui leur sont faites et par leurs manières de se déplacer et de se réunir”. Et vous la citez lorsqu’elle précise « le vagabondage était un statut, pas un crime. C’était ne pas faire, rester en retrait, ne pas participer, refuser de se fixer ou d’être lié par contrat à l’employeur (ou au mari) ». « Ce que la loi désignait comme un crime, c’étaient les formes de vie créées par les jeunes femmes noires dans la ville. Les modes d’intimité et d’aliénation qui se fabriquaient, le refus du travail, les formes ordinaires de rassemblement et de réunion, les pratiques de subsistance et de débrouille étaient surveillés et visés non seulement par la police mais aussi par les sociologues et les réformateurs sociaux qui recueillaient les informations pour en faire des arguments à charge contre elles, transformant leurs vies en biographies tragiques du crime et de la pathologie. » Est-ce que votre projet résonne avec cette idée que ce sont les modes de vie alternatifs, féminins et précaires, qui sont visés avant même les actes (celles d’hier et d’aujourd’hui d’ailleurs) ? Est-ce que vous aviez en tête cette dimension contemporaine quand vous avez réalisé ce projet ? Agnès Geoffray J’essaie de construire un travail photographique, projectionnel, qui convoque d’autres histoires. Donc, si je suis partie de l’histoire de ces jeunes filles enfermées dans les écoles de préservation, j’ai été amenée à repenser une iconographie plus élargie qui renvoie avant le XXᵉ siècle ou vers dans notre contemporanéité. Vanessa Desclaux Oui tout à fait. L’historienne Véronique Blanchard mettait en lumière que les garçons sont punis pour ce qu’ils font mais les filles pour ce qu’elles sont. Le texte de Saidiya Hartman a été une grande révélation et un immense soutien pour faire ce travail avec
Agnès Geoffray sur les filles enfermées en France, en laissant cet espace de liberté que représente la fiction (photographique) et la poésie. Rebecca Amsellem Vous terminez par une citation d’Hélène Cixous comme une sorte de conseil pour conjurer le sort de l’oubli et aussi la main – aujourd’hui bien plus invisible qu’au temps de ces établissements – qui discipline le désir des femmes. “Et pourquoi n’écris-tu pas ? Écris ! L’écriture est pour toi, tu es pour toi, ton corps est à toi, prends-le. Je sais pourquoi tu n’as pas écrit. (Et pourquoi je n’ai pas écrit avant l’âge de 27 ans.) Parce que l’écriture c’est à la fois le trop haut, le trop grand pour toi, c’est réservé aux grands, c’est-à-dire « aux grands hommes » ; c’est de « la bêtise ». D’ailleurs tu as un peu écrit, mais en cachette. Et ce n’était pas bon, mais parce que c’était en cachette, et que tu te punissais d’écrire, que tu n’allais pas jusqu’au bout ; ou qu’écrivant, irrésistiblement, comme nous nous masturbions en cachette, c’était non pas pour aller plus loin, mais pour atténuer un peu la tension, juste assez pour que le trop cesse de tourmenter”. Pensez-vous que l’écriture – artistique, littéraire, documentaire – est une manière de reprendre possession de ce corps confisqué, de ce désir discipliné ?
Agnès Geoffray L’écriture est l’ultime acte de résistance quand il ne reste rien. L’écriture est, dans certains contextes, pénitentiaire, concentrationnaire un acte de résistance et un acte de liberté. Pour moi qui suis photographe et qui ai une pratique d’écriture dans ma pratique artistique, l’écriture convoque une forme d’imaginaire plus libératoire, l’écriture – notamment poétique – convoque des images mentales. Pour ce qui est de mon travail, l’écriture est peut-être moins contrainte que le travail photographique, qui. reste lui toujours tributaire du réel.
Vanessa Desclaux J’ai été depuis longtemps habitée par ce texte d’Hélène Cixous, le Rire de la méduse. J’ai lu ce texte au début de mon parcours de curatrice et de critique et cela m’a donné envie d’explorer les formes d’écritures proposées par les artistes. L’ecriture d’Agnès Geoffrau a été mon entrée dans son travail (plus que la photographie). Notre complicité s’est construite par rapport à notre intérêt pour les écritures féministes contemporaines.
Rebecca Amsellem J’ai une dernière question, celle que je pose à tout le monde : c’est la question des utopies féministes. Imaginez que vous vous réveillez un matin, comme chaque jour, mais avec la sensation que quelque chose autour de vous, ou même en vous, vous fait comprendre qu’on vit enfin dans cette société féministe dont on rêve souvent. Pour vous, quel serait ce détail ? Ça pourrait être quelque chose dans votre maison, dans la rue, une pensée qui vous traverse, ou même un geste de votre famille, de vos proches. Un petit déclic qui vous dirait : « C’est bon, on y est. Je ne sais pas ce qui a changé, mais je suis dans cette société. » Agnès Geoffray La capacité à se défendre et à ne pas subir. Riposter. Vanessa Desclaux Je suis mère de deux enfants, une fille et un garçon. Même si mon conjoint et moi essayons de façonner une maison au plus près de nos idéaux féministes, j’aimerais me réveiller un matin et ne plus regarder mes enfants avec cette certitude qu’iels subiront des formes de Concours Les Glorieuses x Les Rencontres d’Arles À gagner : 10 places pour le plus grand festival photo d’Europe ! À l’occasion des Rencontres d’Arles 2025, nous vous offrons une chance de remporter 1 des 10 billets pour découvrir des expositions engagées, des artistes du monde entier et des réflexions visuelles sur les grandes questions de notre temps. Pour y participer, il suffit de répondre à cet email en répondant à la question suivante Quelle est votre obsession du moment ? (une chanson, un sujet, une recette, une colère, une joie, une question, une envie…). Un CONCOURS (en partenariat avec Les Editions du Seuil)![]() Vous voulez gagnez un des premiers titres de la nouvelle collection Le Bar de la Sirène ? Lisez jusqu’à la fin pour savoir comment participer 👇
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