Recommandez-nous à une amie | Lire la même chose en ligne À quel prix ? *** Message de service Vous souhaitez nous soutenir ? C’est possible en commandant quelque chose de la boutique ici. Merci beaucoup <3 *** La grand-mère de Mikki Kendall ne se considérait pas comme féministe. Loin de là. Née en 1924, elle ne se retrouvait pas dans la rhétorique féministe blanche américaine du début du xxe siècle, souvent raciste et souvent classiste. Pourtant, dit Mikki Kendall, sa grand-mère est probablement la personne la plus féministe qu’elle ait jamais rencontrée. Mikki Kendall a aujourd’hui 46 ans, elle est autrice, activiste et critique culturelle. Dans un essai désormais célèbre Notes From the Women That a Movement Forgot (publié à 2020 en anglais aux éditions Viking Press, pas encore publié en français), elle met en lumière les exclues du mouvement féministe mainstream, notamment les femmes noires. « Elle m’a appris, écrit Mikki Kendall à propos de sa grand-mère, que pouvoir survivre, pourvoir prendre soin de moi et de ceux que j’aimais, était sans doute plus important que d’être soucieuse de ma respectabilité. » Respectabilité. C’est le mot sur lequel je veux m’attarder aujourd’hui. La respectabilité serait-elle la raison pour laquelle les femmes ne se sont pas rebellées plus tôt, plus fort contre un système où elles sont dominées ? Car si ce système est encore en place, si les femmes sont encore dominées dans la société, la raison est la suivante : les femmes – et surtout les femmes de couleur – ne sont pas rétribuées autant que les hommes dans notre société pour une contribution. Cet écart de rétribution se retrouve dans les inégalités salariales. Elle se retrouve également dans la rareté des femmes au sein des cercles de pouvoir, rareté grandissante au fur et à mesure qu’on accède aux sphères les plus hautes. Si la rétribution des femmes n’est ni économique ni politique, où se trouve-t-elle ? Quel est le mode de rémunération des femmes pour qu’elles se tiennent à carreau et qu’elles ne fassent pas de révolution ? La respectabilité. L’hypothèse est que les femmes respectent les règles d’un jeu où elles sont constamment perdantes car l’alternative, la disgrâce, entraîne un rejet par la communauté et est donc douloureuse. Un outil de rétribution donc serait d’offrir aux femmes une bonne réputation au sein de leur communauté. On pense aux romans de Jane Austen où l’honneur des familles était intimement lié à la capacité des jeunes filles à être suffisamment respectables pour faire un bon mariage (être vierge bien sûr mais également maîtriser des tâches définies comme la couture ou ne pas parler trop ni trop fort). Je distingue la respectabilité de la considération (commune à tous et toutes) en ce sens que les règles pour être respecté·e·s sont floues, qu’elles semblent être décidées, puis altérées par les groupes dominants et que quoi que l’on fasse nous n’atteignons jamais le statut suprême (ou sinon pour peu de temps). Collage réalisé par mes soins, en 2020 Pour être une monnaie d’échange, la respectabilité doit avoir des gardiens et des gardiennes. Dans son ouvrage, Mikki Kendall définit la politique de respectabilité comme « une tentative par des groupes marginalisés de surveiller les membres en interne afin qu’ils ou elles soient conformes aux normes de la culture dominante ». Mikki Kendall va plus loin. Elle affirme que la politique de respectabilité a pour conséquence que nous apprenons que seules certaines femmes méritent le respect ou une forme de protection, ces femmes étant évidemment les femmes respectables. Elle explique ainsi que « les récits de respectabilité nous découragent de répondre aux besoins des travailleuses du sexe, des femmes incarcérées ou de toute autre personne qui a dû faire face à des choix de vie difficiles ». « La respectabilité exige une forme de politesse retenue et émotionnellement neutre qui est complètement en contradiction avec tout concept d’émotions humaines normales », écrit Mikki Kendall. Le travail émotionnel requis pour être respectable, ne jamais ébouriffer les plumes de qui que ce soit, ne pas se mettre assez en colère pour défier et encore moins affronter ceux et celles qui auraient pu vous faire du mal, est incroyablement onéreux précisément parce qu’il est tellement déshumanisant. La respectabilité exige non seulement une lèvre qui ne tremble pas, mais également un enfouissement de soi-même dans sa propre chair afin de pouvoir maintenir la façade nécessaire. Cela nécessite d’effacer votre mémoire de la sensation d’avoir faim, froid, peur, etc., jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’une surface placide pour masquer le maelström déchaîné en dessous. On parle de stress et de maladie, mais le stress de la respectabilité est sans précédent. Vous vous étouffez encore et encore, jusqu’à ce que les cris soient dans vos veines, dans votre hypertension artérielle et votre espérance de vie réduite. Et puis, en regardant autour de vous, vous réalisez que vous n’avez même pas obtenu le respect, la validation ou le confort que vous pensiez attendre de l’autre côté. Vous vous êtes éloignée des espaces désordonnés, bruyants et émotionnels qui représentent le côté le moins respectable de vous et de votre culture, mais à quel prix? » Le prix de la respectabilité est que la culture dominante n’a aucune chance d’évoluer car les personnes qui sont à même de le faire sont paralysées. Le prix de la respectabilité est que la peur de la disgrâce entrave toute velléité d’action. Le prix de la respectabilité est l’inertie.
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