Cette newsletter vous a été transférée ? Et vous aimez tellement que vous souhaitez vous inscrire ? C’est ici ! 21 novembre 2022 ‘S’évader de la prison qu’est être femme : la pensée d’Akwugo Emejulu pour “un féminisme fugitif” Interview par Megan Clement Vous n’avez qu’une minute pour lire cette newsletter ? En voici le contenu en très – très – bref :
Lisez la suite pour en savoir plus. Et si vous La romancière Min Jin Lee a ainsi affirmé que son expérience en lisant bell hooks, autrice et militante afro-américaine qui a écrit plus d’un texte révolutionnaire pour la pensée féministe, “était comme si quelqu’un avait ouvert la porte, les fenêtres, et réhaussé le toit de ma pensée.” J’ai ressenti exactement la même chose en lisant Fugitive Feminism de Akwugo Emejulu, une sociologue rattachée à l’université de Warwick et lauréate de la bourse Richard von Weizsäcker à la Robert Bosch Academy de Berlin. Cet “étrange petit livre”, comme l’appelle Akwugo Emejulu, est fondé sur une idée provocatrice : et si le Black feminism arrêtait d’essayer de convaincre que les femmes noires sont des êtres humains ? [NdlR : nous utilisons le terme Black feminism en anglais dans cet interview en référence aux mouvements afro-féministes du Royaume-Uni et des Etats-Unis portant ce nom.] Et s’il existait une meilleure manière de faire de l’activisme féministe qui n’impliquait d’implorer d’être considérée comme une femme ? Akwugo Emejulu n’insinue pas que les femmes noires ne méritent pas des soins ou des libertés, évidemment. Elle pose ces questions pour proposer des nouvelles pistes de réflexion sur la pensée féministe. Elle s’inspire des travaux de l’écrivaine jamaïcaine Sylvia Wynter concernant la déshumanisation des Noir·e·s aux États-Unis. Sylvia Wynter analyse la manière dont les policier·e·s de Los Angeles dans les années 1990 en sont venu·e·s à utiliser l’expression « No Humans Involved » pour décrire leurs bavures souvent fatales avec des hommes noirs. Mais elle s’éloigne de la pensée de Sylvia Wynter en se demandant : pourquoi continuer à essayer d’être reconnu·e·s comme “être humain” ? Si notre compréhension de ce que signifie “être humain” a été créée à l’aune d’un capitalisme racial établi parallèlement à la traite des esclaves – dont les échos se retrouvent à ce jour dans le nombre disproportionné d’hommes et de femmes noir·e·s tué·e·s par la police – peut-être vaut-il la peine de se passer complètement de cette compréhension ? Pour appuyer son propos, Akwugo Emejulu s’appuie sur une bibliographie bien dense : James Baldwin, Frantz Fanon, Audre Lorde, Marquis Bey pour n’en citer que quelques-unes. Elle reprend nombre de principes irréfragables de la pensée féministe en les illuminant et pour en arriver à des conclusions surprenantes. C’est le genre de livre où l’on commence à souligner les extraits marquants dont on veut se rappeler, pour finalement se rendre compte que l’on a tout souligné. Akwugo Emejulu a accordé une interview à la newsletter Impact sur sa vision du féminisme de fuite, et comment il peut être appliqué aujourd’hui. La conversation s’est déroulée en anglais et a été éditée pour plus de clarté. Si vous voulez lire la version anglaise, c’est ici. Et surprise ! les abonné·e·s à la newsletter ont une chance de gagner une copie de Fugitive Feminism (aux éditions Silver Press) en répondant directement à ce mail. Megan Clement Comment expliqueriez-vous le concept de fugitive feminism (féminisme de fuite) à quelqu’un qui n’aurait pas lu votre livre? Akwugo Emejulu Le féminisme fugitif est une hypothèse. C’est une expérience folle pour déterminer s’il est possible de penser le Black feminism en ôtant la notion d’”humanité” (au sens d’être humain). Megan Clement Que signifie, “en ôtant la notion d’humanité”? Dans quelle mesure la notion d’humanité a-t-elle été un frein pour le Black feminism et pour les femmes noires? Akwugo Emejulu L’idée est de comprendre comment le concept d’humanité, qui est une création des colons, est une justification pour associer les idées de soin (care), de solidarité, de vie, d’égalité et de liberté aux personnes qui se considèrent comme blanches, afin de justifier les brutalités et les violences de l’impérialisme, de l’esclavage et de la spoliation. Dans ce livre j’ai essayé de savoir si l’on peut continuer à parler de politiques noires féministes – je m’inspire à la fois du Black feminism issu de la tradition américaine et britannique – en tant que politique de libération et en tant que politique de liberté sauvage. Est-il possible de conserver ces concepts sans s’empêtrer avec la notion d’humanité et toute la politique qu’il y a derrière ? Megan Clement Quelles possibilités ouvre ce concept de féminisme fugitif, lorsque vous abandonnez ce que vous appelez “la lutte inutile pour être reconnue comme être humain” ? Akwugo Emejulu C’est la possibilité d’aller au delà des idées qui sont propres à l’être humain : celle de la spoliation coloniale, des relations capitalistes, de l’accumulation et de la compétition, de la binarité de genre et de comment l’hégémonie des idées de masculinité et de féminité nous éloignent de nous-mêmes, parce qu’on essaye de jouer des rôles impossibles à jouer. Cela nous donne une marge de manœuvre, et cela nous permet de réfléchir collectivement à ce que l’on pourrait être. C’est une manière de dire que l’on peut mieux faire, que l’on mérite mieux que de demander à être considéré·e·s comme des êtres humains. Et c’est une opportunité de penser différemment, de penser de manière plus expansive aux différentes formes que la libération peut prendre, aux différentes idées de ce que nos relations sociales pourraient être, aux différentes manières de se penser dans un monde sociétal. C’est une opportunité, mais cela a un coût. Parce que beaucoup de nos théories sur la façon dont fonctionne le monde, ainsi que la façon dont nous faisons les choses dans le monde, sont liées à cette idée d’humanité. Une grande partie du combat Black feminist consiste à essayer de conserver notre humanité face à des structures qui la nient constamment – pour les femmes noires, mais plus généralement pour les Noir·e·s. Mon idée dans le livre est de dire : “Et si on arrêtait de faire ça ? Quels types de possibilités s’ouvrent si nous allons dans une direction différente ?” Je tiens à souligner que je ne dis pas que les Noir·e·s et les femmes noires en particulier sont des objets, ce n’est pas parce que nous ne sommes pas des êtres humains que nous sommes des objets. Je veux être très claire à ce sujet. Ce que je dis, c’est : si nous rejetons l’idée d’humanité, nous sommes toujours des êtres sociaux qui méritent de l’amour, du soin, de l’affection ou autre. Mais cela ne peut se produire que par nos interactions et nos conversations avec les autres. Megan Clement Une chose étonnante est la façon dont vous analysez la politique du soin (au sens de care, en anglais). Dans les milieux féministes, le travail de soin est souvent présenté comme un service universel sous-estimé. Et la théorie veut que si nous donnions au travail du soin sa juste valeur, nous pourrions corriger les inégalités dans notre société. Mais vous écrivez que le soin peut avoir un côté plus sombre lorsqu’il est rattaché à l’idée d’humanité. De quelle manière la politique du soin devrait-elle être repensée afin qu’elle puisse être libératrice et non oppressive ? Akwugo Emejulu Le care est intéressant parce que c’est tellement à la mode d’en parler en ce moment, notamment dans les milieux féministes. Tout le monde veut « prendre soin de ». Je suis un peu sceptique car même s’il s’agit d’une chose dont les gens parlent, les implications bouleversent nos politiques féministes habituelles. Si nous voulons prendre le care au sérieux, nous devons reconnaître que c’est un domaine incroyablement dangereux et précaire sur lequel faire de la politique, car le soin est une relation de pouvoir. Le care consiste à identifier et à nommer celles et ceux que l’on blesse et à nommer le mal. Cela défait beaucoup de nos hypothèses sur la façon dont les gens sont censés fonctionner, surtout dans les milieux féministes. Quand on commence à avoir des conversations sur l’essentialisme biologique, sur la “menace” des femmes trans ou la “menace” des travailleur·euse·s du sexe, c’est une politique profondément nocive et négligente, même si elle est introduite grâce un prétexte de féminisme. Quand on commence à prendre au sérieux l’idée que les violences font partie du féminisme mainstream, on peut commencer à avoir d’autres types de conversations. Avant de pouvoir en arriver à « Comment prend-on soin des autres? », nous devons avoir des conversations plus honnêtes sur la manière dont les violences existent dans les milieux radicaux. Megan Clement Tournons-nous vers les États-Unis, où la fin de Roe vs Wade [NdlR l’arrêt de la Cour Suprême légalisant l’avortement dans l’ensemble des états] a transformé de nombreuses femmes et minorités de genre en fugitives à la recherche de soins médicaux. Nous savons que les personnes les plus marginalisées seront les plus touchées par les interdictions d’avorter et qu’elles auront plus de mal à les contourner. À quoi ressembleront les soins à l’aune des principes liés au féminisme fugitif aux États-Unis ? Akwugo Emejulu Quand on pense aux Etats-Unis après la fin de Roe vs Wade, il est intéressant de changer notre analyse de ce qu’est “après”. Nous devons changer notre compréhension du temps, c’est pourquoi cette idée de fugitivité est intéressante. Quand on regarde de plus près qui fait le travail intéressant et important sur la justice reproductive, ce sont les femmes noires. Les femmes noires s’étaient préparées pour un pays post-Roe; les femmes noires vivaient déjà dans un pays post-Roe. L’accès aux soins de santé de base est l’une des principales inégalités de la vie américaine qui affecte de manière disproportionnée les femmes noires, car elles sont davantage susceptibles de vivre dans la pauvreté et moins susceptibles d’avoir une assurance maladie avec leur emploi. Donc ces structures existent déjà pour soutenir l’accès aux soins de santé ainsi qu’aux soins spécialisés comme l’accès à l’avortement. Il est temps de commencer à prendre au sérieux l’idée d’évasion, de fuite. Car ce que la fin de Roe vs Wade nous montre, c’est que n’importe qui peut être mis au ban, que votre corps ne vous appartient pas. Les expériences des personnes trans montrent que nous pouvons tenter d’éliminer des personnes à travers les lois. C’est là que se trouve vraiment la ligne de démarcation de la solidarité : quand vous voyez des machines d’État envahir votre corps, et votre âme, avec qui vous alignez-vous ? Encore et encore, je dirais que les femmes noires nous ont montré tout ce qui est possible en ce moment catastrophique. Megan Clement Vous écrivez qu’en plus d’être déshumanisées, les femmes noires se voient aussi refuser leur féminité, qu’elles sont “dé-genrées”. Quel rôle joue le refus de la binarité du genre dans le “féminisme fugitif” ? Akwugo Emejulu J’emprunte l’idée d’être “dé-genré·e” (ungendered) à Hortense Spillers, et le refus de la binarité du genre est une pratique fondamentale des politiques queers. Nous avons beaucoup à apprendre du militantisme queer – et particulièrement trans – en ce qui concerne ce qui peut potentiellement nous arriver si nous ne faisons pas toujours ce qu’on attend de nous en termes de masculinité ou de féminité. Les femmes noires sont à mi-chemin, puisque nous ne sommes pas vraiment considérées comme de vraies femmes. Encore une fois, je reviens à cette idée : que ferions-nous si nous ne nous consacrions pas entièrement à gagner petit à petit notre place parmi “les femmes” ? Cela fait plusieurs siècles que Sojourner Truth a dit : “Ne suis-je pas une femme ?” Et ma réponse est « Non, on peut faire mieux que ça. » Nous devons désirer plus que cela. Il y a une idée réductrice de la féminité, et on voit les conséquences en temps réel, quand des soi-disant féministes qui excluent les personnes trans revendiquent des idées extrêmement réactionnaires de ce qu’est une femme, comme si les femmes se réduisaient à leurs attributs biologiques. Je suis là pour vous dire : c’est une cage, c’est un piège, c’est une prison, et je ne veux pas en faire partie. Si être une femme, c’est ça, si c’est ça que représente la féminité, alors je suis très heureuse d’en être exclue. C’est de là que vient l’idée de fugitivité : on est déjà expulsé·e·s de cette catégorie de “femme”, on la refuse aussi, car la réduction de mon identité à une fonction biologique ne saisit vraiment pas la beauté, la joie et les possibilités qu’elle contient. Megan Clement Je demande à toutes les personnes que j’interviewe ce qui les motive dans leur quête féministe pour un monde meilleur et plus juste, qui peut souvent être épuisante et décourageante. Dans Fugitive Feminism, vous écrivez tout un chapitre sur l’espoir et son pendant, le refus. Qu’est-ce qui vous donne de l’espoir ? Akwugo Emejulu Ce qui me donne de l’espoir, ce sont les militantes racisées que je rencontre. J’ai récemment eu le privilège de travailler aux côtés d’un groupe de militant·e·s migrant·e·s à Berlin. C’était à l’occasion du dixième anniversaire d’une occupation menée par des femmes migrantes à Kreuzberg, visant à mettre en lumière les violences de l’État allemand, en termes de détention, de pauvreté et de déportation des migrant·e·s. Travailler avec elles face à des obstacles était incroyablement inspirant. Si les personnes dans des situations beaucoup plus précaires que moi n’abandonnent pas, alors je n’ai pas le droit d’abandonner. Je n’ai aucune raison de désespérer. Les voir faire ce travail et y contribuer très modestement est ma raison quotidienne de me lever le matin. Cette édition d’Impact a été préparée par Megan Clement, Anna Pujol-Mazzini et Rebecca Amsellem. La newsletter Impact est produite par Gloria Media et financée par New Venture Fund Abonnez-vous à nos newsletters : Les Glorieuses / Les Petites Glo / Économie © Gloria Media 2022. Tous droits réservés. 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