Mercredi 24 novembre 2021 * Le sondage des Petites Glo * avec Les Petites Glo et En Avant Toutes, nous lançons un sondage sur les relations à destination des 12-24 ans. Il se termine vendredi et 2,000 personnes y ont déjà répondu ! « Pour écrire une ode à la vie, il faut passer par la mort », conversation avec l’autrice islandaise Auður Ava Ólafsdóttir À l’occasion du dernier Club des Glorieuses, j’ai échangé avec Auður Ava Ólafsdóttir à la librairie « Un Livre et Une tasse de thé ». C’est une des quelques librairies à Paris où on peut trouver absolument tout en termes de sciences sociales et de féminisme, genre même le petit bouquin qui n’est plus réédité. Rebecca Amsellem – J’ai l’honneur d’accueillir Auður Ava Ólafsdóttir. Auður, vous êtes islandaise – velkomin í Glorieuses klúbbinn. Heureusement, vous parlez français, donc nous allons continuer en français. Vous êtes écrivaine, vous êtes diplômée en histoire de l’art à Paris, donc vous connaissez l’état des locaux de nos universités. Vous êtes ensuite devenue professeur d’histoire de l’art puis directrice du Musée de l’université d’Islande. Ce n’est pas tout, vous êtes également dramaturge. Le grand public (je m’appelle souvent « le grand public »), vous a surtout découverte avec la publication de votre roman, Rosa candida. Dans ce roman, absolument incroyable, sensible, touchant, un jeune homme passionné de botanique part pour une roseraie éloignée pour cultiver la rosa candida. Auður Ava Ólafsdóttir – Cette utopie devrait déjà exister. Je n’ai jamais compris pourquoi ça n’existait pas encore. Cela me fait penser à une question qu’a posée un journaliste hier. Il m’a demandé si je pensais qu’on entrait maintenant dans une ère féminine, où allaient régner la sensibilité et la poésie féminine. Je ne savais pas qu’il existait une poésie féminine. Mais ça m’a fait penser qu’il me posait cette question parce que nous sommes dans une crise climatique et c’est le rôle des femmes, historiquement, de faire le ménage après les fêtes. On appelle au secours les femmes pour faire le ménage encore une fois, pour trouver des solutions à la crise climatique, par exemple. En Islande, nous avons eu une crise économique il y a dix ans, très grave, et on a appelé au secours une femme qui est devenue la Première ministre. Elle a fait le ménage et a pris des décisions qui n’étaient évidemment pas très populaires. Rebecca Amsellem – Dans un entretien à Libération, vous avez dit : « J’ai commencé à écrire tard, comme beaucoup d’écrivaines. » Pourquoi comme beaucoup d’écrivaines ? Auður Ava Ólafsdóttir L’histoire montre que les écrivaines commencent à écrire quand les enfants sont déjà grands. Moi, j’ai commencé très, très vieille, comme on me le rappelle tout le temps, j’avais 37 ans. Trente-sept ans c’est vieux dans un monde où règne le culte de la jeunesse. Personnellement, je n’avais rien à dire avant. Je n’avais pas d’histoire à raconter. Rebecca Amsellem – Ce n’est pas très tard 37 ans. Auður Ava Ólafsdóttir – Non. Pour ma part, il fallait mûrir avant, il fallait rassembler l’expérience, souffrir. Tous mes livres sont nés de la souffrance. Pour écrire une ode à la vie, il faut passer par la mort. Rebecca Amsellem – Vous commencez votre livre par rappeler quelque chose de très beau. En 2013, en Islande, les habitants ont été appelés à choisir ce qu’ils et elles considèrent comme étant le plus beau mot de leur langue. Le mot sage-femme a été choisi. Je ne vous ferai pas l’affront de tenter de le dire en islandais. Cela signifie littéralement « mère de la lumière ». Est-ce pour cela que vous avez choisi une sage-femme comme personnage principal de votre nouveau roman ? Vous faites ainsi dire à votre personnage cette phrase incroyable : « De tous les mots de notre langue, je suis le plus beau. » Auður Ava Ólafsdóttir – Oui, c’est un peu… L’idée m’est venue en 2013 quand on a choisi ce mot « ljósmóður », la mère de la lumière, d’écrire un roman sur la lumière. Je pensais que c’était logique que l’héroïne, la narratrice, était une mère de la lumière sans être spécialiste, qui essayait de comprendre la lumière. C’est aussi devenu un roman sur l’homme animal, sur la bête humaine. Sur cet animal qui est le plus fragile, le plus vulnérable, qui est né nu, sans fourrure ni plume et qui dépend des autres pendant longtemps, plus longtemps que les autres animaux. C’est en quelque sorte une étude sur la fragilité pour essayer de comprendre en quoi nous sommes bons et quelles sont nos faiblesses, et comment nos faiblesses peuvent devenir notre force. Rebecca Amsellem – Je ne sais pas si vous le savez, mais les féministes françaises admirent beaucoup les féministes islandaises. Moi-même je m’inspire énormément de leur combat et de leurs méthodes (et quand je dis « inspirer » je veux dire copier de manière complètement éhontée). Chaque année, nous faisons un mouvement pour l’égalité salariale qui représente le jour, et l’heure à laquelle les femmes sont censées s’arrêter de travailler, cette année c’est le #3Novembre9h22. Et la première année, je me suis complètement inspirée de toutes les Islandaises qui partent, une fois tous les dix ans environ de leur boulot vers 14 heures et qui descendent dans la rue pour réclamer l’égalité salariale. Je trouve ça fou, avez-vous déjà fait partie de ces femmes ? Ça fait quoi d’être dans cette foule ? Auður Ava Ólafsdóttir – Oui, je me souviens bien de cette dernière fois qu’on l’a fait. C’était mon jour de congé à l’université. C’était l’après-midi où je n’enseignais pas, je ne donnais pas les cours, et j’y suis allée. C’est vrai qu’au niveau des salaires, ça va plutôt bien en Islande, mais c’est quand même les femmes qui portent le plus de responsabilités. Elles aident davantage les enfants à faire leurs devoirs après leur travail et même les tâches domestiques. Mais chez les jeunes, ça avance plus vite, notamment grâce au congé paternité. Nous avons neuf mois de congé parentalité et on le partage à l’égalité. Il y a trois mois fixes pour la femme et trois mois fixes pour l’homme et puis, ils peuvent décider, les parents entre eux comment ils vont partager les trois mois. Ça crée un lien entre le père et l’enfant qui compte énormément. Le père, dans ce cas, commence à comprendre combien de temps les tâches ménagères prennent. Il va aider aussi d’autres enfants plus âgés et donc je pense vraiment que oui, le congé paternité, c’est primordial si on veut avancer. Photo postée par une membre du Club sur Instagram. Rebecca Amsellem – Effectivement, le congé paternité est quelque chose pour lequel on milite énormément dans le cadre de l’égalité salariale. Au-delà d’un argument économique, c’est à mon sens un argument moral. Ce congé doit être partagé entre les deux parents car cela prend conscience de la responsabilité. Vous parlez de responsabilité tout à l’heure en parlant d’utopie féministe. Le fait de se partager ce congé, ça montre que la responsabilité est la même pour la mère et pour le père… Tous les nouveaux pères ne demanderaient que ça, que de rester avec leur nouveau-né, c’est quand même une période hallucinante qu’on ne vit pas cinquante fois dans notre vie, alors qu’aller au travail, on le vit un peu plus. Les gens répondent beaucoup plus facilement à l’argument économique en disant oui, il faut qu’il y ait un congé paternité pour l’égalité salariale, car cet argument moral, pour moi est plus important. Auður Ava Ólafsdóttir – Je suis d’accord. Oui, tout à fait. Rebecca Amsellem – Le personnage principal est une sage-femme et porte le nom de sa grand-tante, également sage-femme. Elle aide à recopier un texte écrit par son arrière-grand-mère, qui porte à la fois sur son métier et ses voyages et les conditions météorologiques. D’ailleurs, la sœur du personnage principal est elle-même météorologue. Votre roman est une ode à la transmission, n’est-ce pas ? Auður Ava Ólafsdóttir – Oui. C’est la filiation d’une femme à l’autre. Aujourd’hui, c’est plutôt un métier de femmes, les sages-femmes. Rebecca Amsellem – Dès les premières pages, vous dites à propos d’un garçon qui vient de naître : « Il ne sait qui il est, ni qui l’a mis au monde, ni ce qu’est ce monde. » Cette phrase rappelle directement les mots de Pascal dans l’épigraphe. Que vouliez-vous dire ? Auður Ava Ólafsdóttir – Pascal m’a suivi depuis mes études à Paris, mais il n’est pas traduit en islandais. C’était une façon de le présenter aux Islandais. Par ailleurs, cela fait partie de cette étude sur cet animal fragile qui peut devenir cruel, qui est égoïste, mais aussi plein de bonté et de générosité. C’est un peu une étude sur les contradictions qui nous rendent humain. Je pense que c’est pareil en France, mais en Islande, actuellement, on parle beaucoup de ce sur quoi un écrivain peut se permettre d’écrire. Si, par exemple, un écrivain peut changer de sexe, comme je l’ai fait moi-même dans au moins deux romans où les protagonistes étaient des hommes, si on peut se mettre à la place d’une personne qui a une autre couleur de peau, être écrivain, c’est toujours se mettre à la place de quelqu’un d’autre, utiliser l’imaginaire. L’imagination est notre outil de travail. Dans ce roman, je n’ai pas pris de risque, j’ai utilisé des personnages féminins : les sages-femmes, l’équipe de secours constituée par les femmes qui est là pour sauver les baleines échouées. On a de plus en plus de baleines Rebecca Amsellem – Est-ce qu’il y a des gens qui vous ont déjà dit qu’ils trouvaient que vous écriviez sur des gens que vous ne connaissiez pas ? Auður Ava Ólafsdóttir – Oui. Par exemple, si une écrivaine peut écrire sur un personnage homme. Alors que c’est très intéressant de se mettre dans la peau d’un homme et de le transformer en cette sensibilité masculine dont on rêve. Je veux créer un modèle à suivre. Après, on rencontre ces personnages dans la vraie vie. Moi, j’en ai rencontré plein après, plein de jeunes pères qui se baladent avec leurs landaus dans plusieurs pays. Rebecca Amsellem – Ce n’est jamais devenu un film, Rosa candida. Auður Ava Ólafsdóttir – Non, je n’ai pas voulu. Je suis difficile comme écrivain. Peut-être si on me demandait aujourd’hui peut-être, je ne sais pas. Rebecca Amsellem – Dans plusieurs de vos romans, vous proposez une autre lecture de la virilité. Vous parlez beaucoup de sensibilité dans Rosa candida, dans celui-ci aussi. Est-ce important, selon vous, de mettre au premier plan cette sensibilité qui semble être effacée de la culture populaire ? Auður Ava Ólafsdóttir – Oui, on est tous des êtres un peu perdus, on cherche les repères… Je pense que la sensibilité ça aide dans toutes les situations. Rebecca Amsellem – Vous avez des hommes qui vous ont contactée après avoir lu vos romans pour vous dire s’ils avaient détesté ou s’ils avaient adoré, si ça les avait aidés ou au contraire, si ça les avait complètement bouleversés ? Auður Ava Rebecca Amsellem – Vous écrivez dans votre livre que tout porte à croire que l’être humain sera l’espèce la plus éphémère que la terre ait portée. Je sais que ce n’est pas un message, je sais que c’est votre narratrice qui le dit, mais je pense que vous y croyez un petit peu. Auður Ava Ólafsdóttir – En Islande, la crise climatique fait partie de notre quotidien, les glaciers qui reculent, on le voit de nos propres yeux, des dizaines de mètres chaque année. C’est le grand réservoir de l’eau dans le monde et si nous n’arrêtons pas notre surconsommation, on risque d’être l’animal le plus éphémère qui a vécu sur terre. Mais espérons que la femme va sauver l’homme. Aragon disait : « La femme est l’avenir de l’homme », c’est ça, non ? C’est la femme ou la poésie qui va sauver l’homme et la terre, la planète. Les deux. Rebecca Amsellem – Vous le dites dans votre roman. Quand la narratrice doit prévenir le touriste australien qu’il va y avoir une grosse tempête. Lui répond alors : « Il va y avoir plus de vent, encore plus de vent qu’hier ? » et la narratrice dit : « Mais il n’y avait pas de vent hier. » On comprend à quel point les habitantes et les habitants en Islande ont dû s’habituer à une espèce de nouvelle normalité qui n’avait pas lieu d’exister. Auður Ava Ólafsdóttir – Il y a un seul touriste dans mon roman. Il fuit la sécheresse et la chaleur chez lui. La nature en Islande est certes grandiose, mais c’est lié au temps et avec le temps, ça peut être très dangereux. Nous avons cette expérience de plus en plus d’ouragans, de tempêtes jamais vues. Rebecca Amsellem – Vous avez écrit dans un échange paru dans Libération que « C’est un risque d’être marié avec un auteur. On est des voleurs » et, plus loin, comme pour donner une explication : « L’écrivain est toujours en train de donner un sens aux choses qui n’en ont pas forcément. » J’adore cette phrase, je trouve ça si juste. Êtes-vous toujours d’accord avec ces propos ? Auður Ava Ólafsdóttir – C’est un risque d’être mariée à un écrivain après le divorce. C’est voler des vies, oui, c’est un peu le métier. Voler du temps peut-être parce qu’on est toujours en train d’écrire même quand on n’écrit pas, on triche. Il y a toujours une partie du cerveau en train de résoudre un problème du texte. L’écriture est l’occasion d’avoir des vies parallèles. La lecture aussi. Car si on avait que notre vie à nous, c’est comme si on regardait le monde par une paille, le trou d’une paille. La lecture, ce n’est pas seulement avoir plusieurs vies parallèles, mais pouvoir voyager sans bouger. N’est-ce pas ? La revue de presseLe rire est-il un marqueur social ? “C’est très étrange, d’avoir 80 ans dans ce monde-ci. J’éprouve un sentiment très fort de… dépaysement.” Rencontre avec Annie Ernaux. Comment Marcel est-il devenu Proust ? Système de garde : “On ne veut plus choisir entre être mère ou femme ». Comment la rédactrice en cheffe de Gentlewoman en est arrivée là où elle en est (entretien en anglais). Affaire #PengShuai : comment le mouvement #MeToo est étouffé en Chine. Les Glorieuses est une newsletter produite par Gloria Media. |