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Brit Bennett est une gĂ©nie et une des voix les plus importantes de notre gĂ©nĂ©ration. Un de ses premiers essais – Je ne sais pas quoi faire des gentils blancs – rĂ©digĂ© en 2014 a gĂ©nĂ©rĂ© beaucoup dâattention. Son premier roman, Le cĆur battant de nos mĂšres, publiĂ© en 2016, est devenu un best seller, et va mĂȘme devenir un film. Britt Bennet a 29 ans et elle nous a fait l’honneur d’une rencontre.
Rebecca Amsellem : Dans Le coeur battant de nos mĂšres, vous Ă©crivez : âRessentir la douleur, câest ce qui fait de vous une femme. La plupart des Ă©tapes de la vie dâune femme sont accompagnĂ©es de souffrances : la premiĂšre fois, mettre au monde un enfant⊠Pour les hommes, câest plutĂŽt orgasme et champagneâ. Ce que vous avez Ă©crit dans le roman nâest Ă©videmment pas le calque de votre pensĂ©e, mais jâai trouvĂ© cette phrase tellement intĂ©ressante⊠LâidĂ©e que la douleur soit considĂ©rĂ©e comme un sentiment normal
par nous toutes. Pensez-vous que la souffrance soit assimilĂ©e par toutes les femmes et intĂ©grĂ©e Ă lâexpĂ©rience vĂ©cue du quotidien ?
Brit Bennett : Je pense que câest important de dire que ces pensĂ©es sont celles des religieuses. Elles voient la souffrance des femmes comme inĂ©vitable, alors que les personnages plus jeunes ne le voient pas de cette façon.
En fait, toutes les Ă©tapes de la vie par lesquelles on passe sont bien souvent (pas toujours) associĂ©es Ă des traumatismes. Et je trouvais intĂ©ressant de questionner le double-standard assignĂ© aux genres : les garçons doivent perdre leur virginitĂ© et considĂ©rer cette expĂ©rience comme un heureux moment oĂč ils deviennent de vrais hommes quand les femmes sâen sortent avec bien plus de stigmatisation et de honte. Câest inĂ©vitable dans le sens oĂč câest ce que notre sociĂ©tĂ© a dĂ©cidĂ© dâĂȘtre, câest le fruit des choix que nous faisons en tant que culture. Donc en rĂ©alitĂ©, ce nâest pas absolument inĂ©vitable, mais câest contextuellement difficilement changeable.
Rebecca Amsellem : Dans ce mĂȘme livre, vous Ă©crivez deux phrases qui mâont aussi beaucoup interpellĂ©e : âLes garçons blancs insouciants deviennent politiciens et banquiers, les garçons noirs insouciants deviennent mortsâ, et âLes garçons noirs sont des cibles humaines, au moins les filles ont une chanceâ. En quoi est-il plus facile dâĂȘtre une femme noire quâun homme noir aux Etats-Unis ?
Brit
Bennett : Je ne dirais pas que câest plus simple ou plus difficile. Dans ce contexte, je vais essayer dâen parler sans trop rĂ©vĂ©ler lâintrigue. Câest un personnage qui dit cela Ă Aubrey, une femme noire qui a survĂ©cu Ă une agression sexuelle. Lâhomme ne le sait pas au moment oĂč il lui dit cela, mais ça devient tellement violent quand on considĂšre tout ce quâelle a endurĂ©. LâidĂ©e que âOh câest plus simple pour toi, parce que tu es une filleâ, câest en fait trĂšs dĂ©placĂ©, particuliĂšrement pour une femme qui a survĂ©cu Ă une agression sexuelle. Je pense que le point de vue de ce personnage masculin reflĂšte la pensĂ©e dominante. Pour eux il est plus simple dâĂȘtre une femme parce que les garçons noirs sont constamment
traquĂ©s et stigmatisĂ©s. Ils sont bien souvent considĂ©rĂ©s comme Ă©tant plus dangereux que les femmes noires. Mais cela ne signifie pas que les femmes noires ne sont pas vulnĂ©rables sur dâautres critĂšres.
Rebecca Amsellem : Pensez-vous que cela pourrait ĂȘtre liĂ© au fait que les notions de douleur, de courage, de combat sont associĂ©es Ă lâidĂ©e de masculinitĂ© ?
Brit Bennett : Oui. Une grande partie de notre culture est dĂ©finie par les hommes : nos comportements sont rĂ©gulĂ©s par les hommes de tellement de façons. Je pense quâil y a plein de personnages dans le livre qui perpĂ©tuent ces rĂŽles genrĂ©s traditionnels. De plein de façons, ils contribuent tous Ă perpĂ©tuer ça. Par exemple le personnage dâAubrey est trĂšs rĂ©vĂ©lateur et colle parfaitement aux injonctions. Elle est celle qui veut se marier, correspondre Ă ce que son Ăglise traditionnelle lui impose, mais en mĂȘme temps elle se bat contre ça, elle veut faire le tour du monde, sâĂ©chapper de la vie domestique. En fait, les personnages veulent correspondre Ă ces rĂŽles genrĂ©s, mais ils y sont bien
souvent enfermĂ©s.  Et vous savez, mĂȘme les hommes qui semblent heureux de rĂ©pĂ©ter ces schĂ©mas en sont tout autant prisonniers.
Rebecca Amsellem : A propos de Nadia vous dĂ©clarez :  âVoilĂ ce que serait sa vie dĂ©sormais : accomplir les choses que sa mĂšre n’avait pas faites. Elle ne s’en glorifiait jamais, contrairement Ă ses amis, trĂšs fiers d’ĂȘtre les premiers dans leur famille Ă aller Ă l’universitĂ© ou Ă dĂ©crocher un stage prestigieux. Comment pourrait-elle ĂȘtre fiĂšre de dĂ©passer sa mĂšre, alors qu’elle l’avait
ralentie au dĂ©part ? â. Câest ce quâon demande aux femmes et aux minoritĂ©s en gĂ©nĂ©ral : dâĂȘtre fier dâĂȘtre le ou la premier·e Ă accomplir quelque chose. Bien que ça nous pousse Ă nous dĂ©passer, ne trouvez-vous pas quâil y a quelque chose de paternaliste dans cette injonction?
Brit Bennett : Dans le cas de Nadia, elle nâest pas trĂšs orgueilleuse par rapport Ă cela, parce que sa mĂšre est morte lorsquâelle Ă©tait trĂšs jeune, donc elle ne ressent pas Ă©normĂ©ment de fiertĂ© Ă faire
les choses que sa mĂšre nâa pas pu faire⊠Je dirais que ça la rend plutĂŽt triste. Je pense quâil peut y avoir un sentiment de solitude Ă ĂȘtre la seule et lâunique de la famille Ă gravir lâĂ©chelle sociale face aux injonctions et aux rĂŽles caricaturaux auxquels les femmes de couleurs doivent correspondre⊠Personnellement, ça mâĂ©tonne toujours quand on y rĂ©flĂ©chit⊠Quâil y ait encore des gens qui soient les premiers Ă rĂ©aliser des choses⊠Sandra Oh est la premiĂšre femme asiatique Ă recevoir un Emmy : mais en quelle annĂ©e sommes-nous ? Le fait quâil y ait encore tellement de gens de couleur (de femmes et de minoritĂ©s) Ă devoir ĂȘtre les premier·e·s Ă accomplir un tel effort social ou recevoir un prix, ça me
sidĂšre.
Rebecca Amsellem : Avez-vous dĂ©jĂ ressenti le besoin de choisir entre ĂȘtre une autrice ou une activiste ? A un moment, dans votre vie professionnelle, avez-vous ressenti le besoin dâaffirmer un cĂŽtĂ© plus que lâautre ? ou est-ce quelque chose quâon vous a fait ressentir ?
Brit Bennett : Ecrire, câest mon activisme. Je pense beaucoup au
documentaire sur James Baldwin – Iâm not your negro – dans lequel il dit quâen tant quâĂ©crivain, son devoir est dâĂȘtre tĂ©moin. Je pense que la maniĂšre dont je vois mon monde maintenant, en tant quâautrice, me permet de tĂ©moigner de ce quâil sây passe, de soulever des questions, dâinterroger le moment. Et ce qui mâeffraie en ce moment câest lâidĂ©e quâon va oublier. On va oublier Ă quel point les choses allaient mal et on va finir par les reproduire. Vous savez lâan dernier, quand je faisais une tournĂ©e internationale, tout le monde Ă©tait choquĂ© et me parlait de Trump Ă tout va, et aujourdâhui plus rien, câest comme si les gens sâĂ©taient habituĂ©s.
Rebecca Amsellem : Ca vous soulage pas un tout petit peu quâon ne vous en parle plus Ă tout va?
Brit Bennett : Et bien, personnellement et Ă©motionnellement oui. En mĂȘme temps ça mâattriste⊠ Vous savez il y a quelque mois on sâinsurgeait que cet homme mette des bĂ©bĂ©s en prison, et là ⊠on dirait quâune vie entiĂšre sâest dĂ©roulĂ©e entre le moment
oĂč on parlait des familles sĂ©parĂ©es Ă la frontiĂšre et aujourdâhui. Et câest ça qui mâangoisse. Le temps file, et  gomme la gravitĂ©, il donne lâimpression que les choses horribles qui se sont passĂ©es ne sont finalement plus si graves.
Câest trĂšs humain, personne nâa envie de vivre les dix prochaines annĂ©es complĂštement stressé·e tout le temps. Tout le monde doit avancer et vivre sa vie sereinement. Mais je nâai pas envie quâon finisse par dire que Trump Ă©tait un bon prĂ©sident, comme on a finit par faire avec Bush âIl nâĂ©tait finalement pas si mal, parce quâil nâĂ©tait pas Trumpâ. Câest vraiment la mission que jâassocie Ă mon rĂŽle dâĂ©crivaine, y intĂ©grer du politique. Je veux expliquer ce que ça fait, de vivre ce moment.
Rebecca
Amsellem : Pendant les confĂ©rences du festival ce week-end, jâai remarquĂ© que toutes les questions qui Ă©taient posĂ©es Ă des mecs blancs tournaient autour de leur style dâĂ©criture, de leur gĂ©nie dâinvention, quand toutes les questions posĂ©es aux minoritĂ©s ou aux femmes, Ă©taient toujours tournĂ©es vers lâidentitĂ©, et comment iels reprĂ©sentaient âles leursâ. Avez-vous ressenti la mĂȘme chose ? Est-ce que ça arrive tout le temps ? Je rĂ©alise que câest exactement ce que je suis en train de faire ⊠jâen suis vraiment dĂ©solĂ©e.
Brit Bennett *rires* : Lors dâun des derniers festivals que jâai fait, en Australie, jâai eu une interview jumelĂ©e avec George Saunders – je lâaime beaucoup, il est trĂšs bon – je nâavais jamais Ă©tĂ© dans cet exercice avec un mec blanc jusquâici, encore moins un Ă©crivain aussi connu que George Saunders. Nous avons le mĂȘme travail, avons Ă©crit au mĂȘme moment, Ă©tions au mĂȘme Ă©vĂ©nement ⊠Mais on y revient toujours, les gens de couleurs, et les femmes sont tout le temps ramené·e·s Ă leur identitĂ©, et iels doivent expliquer. Câest vraiment ennuyeux. Jâavais eu une conversation un jour avec une lectrice aprĂšs une confĂ©rence et je lui ai dit âVous savez jâaimerais
tellement faire un Ă©vĂ©nement un jour, oĂč je dirais : posez moi des questions, mais ne me demandez rien sur le concept de raceâ. Et juste voir quel genre de questions les gens me poseraient. Câest comme si les gens ne connaissaient aucun noir Ă qui ils pouvaient parler, et comme je suis lĂ , ils me posent toutes les questions du monde pour que je leur explique. Et moi vous savez, je suis juste une Ă©crivaine, je ne suis pas sociologue, pas universitaire ⊠En fait jâaimerais deux choses : dâune part jâaimerais quâon me parle moins de race , dâautre part jâaimerais que les gens interrogent plus les blancs sur la race. Je ne suis jamais allĂ©e Ă un Ă©vĂ©nement oĂč quelquâun a demandĂ© Ă un Ă©crivain blanc de sâexprimer sur ce concept de race. Mais moi
jâaimerais quâon pose ça au Blanc qui Ă©crit sur des Blancs. En fait tout est une question de race et je pense quâon devrait tous ĂȘtre dans une position oĂč on parle de race.
Rebecca Amsellem : Bon.. ben⊠je nâai plus dâautres questions du coup⊠*rires*
Brit Bennett :
*rires*
Rebecca Amsellem : Dans un de vos livres vous Ă©crivez que la nostalgie, dĂšs lors quâelle a Ă©tĂ© politisĂ©e, sâest rĂ©vĂ©lĂ©e ĂȘtre une notion privilĂ©giĂ©e. Quand on est une femme, vous dites, on ne peut pas ĂȘtre nostalgique. Comment faire pour dĂ©politiser la nostalgie ?
Brit Bennett
: La nostalgie est une façon dâavoir une vision romantique du passĂ©. Je ne dirais pas que câest impossible de le ressentir pour une femme ou une personne de couleur, mais câest certainement un privilĂšge. Mon pĂšre me racontait rĂ©cemment quâil faisait partie de la gĂ©nĂ©ration du baby-boom, il a rencontrĂ© cet homme blanc de 30 ans et mon pĂšre lui a dit quâil Ă©tait nĂ© en 1957 et le mec lui rĂ©pond : oh le bon vieux temps ! Et mon pĂšre de rester bouchĂ©e âDe quoi parles-tu ? Que connais-tu de cette Ă©poque ?â . Je pense que câest cette idĂ©e globale âMake America great againâ, âle bon vieux tempsâ… le passĂ© surpasse le prĂ©sent pour bon nombre de gens. Cest la raison pour laquelle Trump a autant conquis son public : beaucoup de
gens avaient Ă©tĂ© effrayĂ©s par Barack Obama, et la possibilitĂ© dâun futur multiculturel.  Et ils voulaient simplement revenir Ă une AmĂ©rique blanche des annĂ©es 50. Dans leur imaginaire, le monde paraissait sĂ»r pour des gens comme eux. Ce sentiment a Ă©tĂ© utilisĂ© comme une arme pour Trump. La vision trumpiste consiste Ă toujours regarder en arriĂšre, il nây a aucune vision pour le futur. Leur futur consiste Ă rĂ©pĂ©ter le passĂ©. Et je peux comprendre. Le prĂ©sent, le futur, ça fait peur. Mais lâidĂ©e que revenir Ă un passĂ© effrayant serait une solution pour Ă©viter un futur effrayant, câest Ă mon sens, avancer dans la mauvaise direction. Donc honnĂȘtement, je ne sais pas trop comment dĂ©politiser la nostalgie⊠dans ma vie personnelle, je
pense que je me sens nostalgique pour certaines choses. Quand tu voulais parler Ă tes amis, tu devais les appeler chez eux. Dans leur maison, sur leurs tĂ©lĂ©phones fixes, et parler Ă leurs parents et attendre quâils descendent de leur chambre. Je ressens totalement cette idĂ©e que le monde semblait plus sĂ»r alors.
Rebecca Amsellem: Dans votre essai âJe ne sais pas quoi faire des gentils blancsâ, vous parlez des blancs qui veulent contribuer au combat, mais qui restent finalement trĂšs condescendants avec les personnes racisĂ©es. Vous avez Ă©crit cet essai en 2014, quâest-ce que vous diriez Ă ces âgentils blancsâ aujourdâhui ? Si vous voulez leur dire quelque chose, vous nâĂȘtes pas obligĂ©e hein.
Brit Bennett : *rires* Au moment oĂč jâai Ă©crit cet essai, on nâarrĂȘtait pas de me dire â quâest-ce quâun bon blanc devrait faire ? Quelle est la solution ?â et honnĂȘtement je nâai pas la solution⊠je ne sais pas comment rĂ©soudre le racisme⊠En tant que personne vivant dans le monde, je m’intĂ©resse aux intentions parce que ça me fait me sentir mieux. Si vous mâoffensez, mais que vous nâen nâaviez pas lâintention, ca me fait me sentir mieux que si vous Ă©tiez mĂ©chants dans le but dâĂȘtre juste cruel.  Mais en mĂȘme temps le rĂ©sultat est toujours le mĂȘme. A quel point ça compte rĂ©ellement que vous vouliez bien faire ? Du coup je sais pas
trop⊠Le fait que lâessai continue de rendre certaines personnes inconfortables, câest positif. Jâai souvent publiĂ© des choses sur Internet, mais quand on lit des choses sur internet, ce sont bien souvent des propos avec lesquels nous sommes dâaccord, et quâon repost parce quâils correspondent Ă notre Ă©tat dâesprit. Cette personne dit exactement ce que je pense, donc je repost. Moi je voulais pas ĂȘtre consensuelle, je voulais Ă©crire quelque chose qui mette mal Ă lâaise, qui vous challenge, avec lequel vous ĂȘtes dâaccord ou non, mais qui commence une conversation.
Rebecca Amsellem : Ăa me rappelle cette anecdote que vous avez Ă©crit, Ă propos de Beloved, le roman de Toni Morrison, et le choix des Blancs de dĂ©tourner le regard.
Brit Bennett : Câest une question de privilĂšge : qui a le choix de penser Ă la race et qui a le choix de ne pas le faire, qui a Ă apprendre lâhistoire de lâesclavage et qui peut fermer les yeux… Il y a ceux pour qui câest un sujet auquel il nâont jamais besoin de penser, ils estiment que câĂ©tait horrible mais quâils nâauront jamais
plus Ă y repenser ; et les autres pour lesquels câest une expĂ©rience vĂ©cue au quotidien. Comme je lâĂ©cris dans le livre, il y a tellement d’expĂ©riences raciales diffĂ©rentes. Il y a des personnes qui grandissent dans des communautĂ©s assez multiculturelles, dâautres dans des communautĂ©s noires⊠les expĂ©riences sont diffĂ©rentes.
Rebecca Amsellem : Un des buts de lâactivisme est dâinverser le rĂ©cit, comme lâa fait Gabrielle Blair, en disant que les grossesses non dĂ©sirĂ©es nâĂ©taient pas la faute des femmes mais des
hommes, et exactement comme vous lâavez fait en dĂ©clarant que les histoires de violences raciales pointent toujours la personne noire comme se faisant lyncher, sans jamais vraiment prendre lâhistoire sous lâangle de lâagresseur blanc. Pensez-vous quâon devrait se concentrer Ă inverser les formes de rĂ©cits collectifs qui sont Ă©noncĂ©s aujourdâhui pour dire les choses selon un autre point de vue?
Brit Bennett : La blancheur fonctionne de façon invisible. Les gens ne sont pas habitué·e·s à le remarquer, à le voir. Tous les privilÚges
fonctionnent de la sorte, câest pareil pour lâhĂ©tĂ©rosexualitĂ©, câest pareil pour la domination masculine. Câest invisible, et tu ne le vois pas, jusquâĂ ce que tu sois obligĂ©e de le reconnaĂźtre, jusquâĂ ce que tu y sois confrontĂ©e. En tant quâautrice, mon devoir est de rendre lâinvisible visible. Ce que jâaime bien faire quand jâĂ©cris, lorsque je parle dâun personnage blanc, je le dĂ©cris. Ăa semble trĂšs basique, mais en fait, si vous ne prĂ©cisez pas, si vous dites par exemple âle docteur rentre dans la piĂšceâ, dans la tĂȘte des gens, ce docteur est blanc et câest un homme. Parce que les choses sont tellement codifiĂ©es dans notre culture. Pour moi câest trĂšs important de dire âle docteur blanc rentre dans la
salleâ. Et on me dit âpourquoi câest important de dire quâil est blanc ? â Ăa nâest pas quâil soit blanc qui mâimporte, ou que ce soit un homme. Ce qui compte câest vraiment de souligner lâinvisible. Sinon on le prend pour quelque chose de naturel et normal. Ce que jâadore quand je voyage, câest que je me rends vraiment compte que tout ce qui me semble naturel et normal relĂšve du choix. Rien nâest inĂ©vitable.
Rebecca Amsellem : Dans un de vos ouvrages, vous dites que le mouvement social Black Lives Matter a Ă©tĂ© créé quasiment que par des femmes, et quâil mettait en exergue la violence exercĂ©e sur les hommes. Quelle place ont les femmes noires dans cette lutte ?
Brit Bennett : Je pense que câest quelque chose de trĂšs frustrant pour moi, en
tant que femme noire. Parce que nous on est prĂȘtes Ă se rallier, Ă protĂ©ger et Ă dĂ©fendre les hommes noirs, sans que ce soit vraiment rĂ©ciproque. On en parle si peu que je suis incapable de me souvenir des noms des femmes transgenres noires assassinĂ©es cette annĂ©e. Câest un fait : la mort dâune femme noire trans ou cis nâa pas le mĂȘme Ă©cho que celle dâun homme noir. Ca peut se rĂ©vĂ©ler trĂšs frustrant. Surtout considĂ©rant le fait que beaucoup dâactivistes qui se battent contre les violences sont des femmes noires. Quand on rĂ©flĂ©chit Ă ce que ça signifie dâĂȘtre une femme noire, le meilleur exemple reste Serena Williams lors de lâUS OPEN et la façon dont elle Ă©tait vue, comme une sorte dâanimal agressif. Toute la situation Ă©tait
tellement reprĂ©sentative des codes raciaux et des codes genrĂ©s. CâĂ©tait tellement frustrant pour moi, les gens n’arrĂȘtaient pas de simplifier la situation en disant que câĂ©tait lâun ou lâautre, et moi je rĂ©pondais : non. Câest les deux, et câest important de le reconnaĂźtre. Elle est Ă la fois pĂ©nalisĂ©e parce que sa voix ne compte pas en tant que femme, et en mĂȘme temps elle est vue comme cette monstresse, agressive, presque animale parce que câest une femme noire. Cette intersection, fait que les deux discriminations sâinfluencent et contribuent Ă la maniĂšre dont cette femme est perçue.
Rebecca Amsellem : En France, on voit naĂźtre une forme de nouveau fĂ©minisme politique, quelque chose quâon pourrait nommer du âlight feminismâ ( fĂ©ministe lĂ©ger). InstrumentalisĂ© par nos dirigeants (comme par exemple notre PrĂ©sident Emmanuel Macron) qui aiment crier âJE SUIS FEMINISTEâ, mais quand ils sont au pouvoir et quâils ont la possibilitĂ© de changer les choses, deviennent soudainement tout timides et ne font rien. En fait câest pire que ça. Les lois qui passent en ce moment sont menaçantes pour les femmes, spĂ©cifiquement pour les femmes de couleur, et les minoritĂ©s en gĂ©nĂ©ral.
Brit Bennett : Câest bien facile de crier sur tous les toits quâon aime et quâon supporte les femmes. Mais quand ça devient au dĂ©triment du pouvoir masculin, les gens sont lĂ âwohh, ca va trop loinâ. Mais oui, ils vont porter des t-shirts roses, mais ils ne feront rien pour nous permettre dâavoir accĂšs au mĂȘme type de pouvoirs quâeux. Ca me rappelle les slogans âGirl Powerâ super populaires dans les annĂ©es 2000âŠ
Rebecca Amsellem : Jâai un peu honte mais nous câest Ă la mode maintenant⊠donc vingt ans aprĂšs.
Brit Bennett : Câest dĂ©jà ça, vous en faites pas. Câest facile pour les hommes. Câest la mĂȘme chose avec les âgentils blancsâ. On se dit âJe ne suis pas Trump, cette personne est tellement clairement misogyne et tout ce quâil y a de pire, donc est-ce que ce nâest pas suffisant que je ne sois pas ça ?â Parler du pouvoir des femmes dans la sociĂ©tĂ©, ca met les gens mal Ă
lâaise. Et les gens ne veulent pas se sentir mal Ă lâaise, ils veulent pouvoir arborer tranquillement Girl Power sur leurs t-shirts, câest plus simple. Avez-vous dĂ©jĂ regardĂ© Bojack Horseman sur Netflix?
Rebecca Amsellem : Non pas encore, mais tout le monde me dit de la regarder.
Brit Bennett : Oh oui, câest
vraiment incroyable. Il y a cet Ă©pisode dans lequel Bojack Horseman essaie de devenir super fĂ©ministe, et il dĂ©clare que le problĂšme des fĂ©ministes câest quâil y a  que des femmes dans leur mouvement, donc elles ont besoin dâhommes, et il porte des t-shirts avec des slogans improbables âfeminism is baeâ, et il essaie de convaincre les autres puisque personne ne veut Ă©couter les femmes en parler. Ca mâa fait penser Ă votre question, dans lâidĂ©e dâĂȘtre performatif. Les hommes ont tendance Ă oublier que le fĂ©minisme câest Ă propos de lâĂ©galitĂ©, mais aussi Ă propos du pouvoir.  Les gens nâaiment pas trop quâon essaie de changer les codes et de questionner ceux qui ont le pouvoir, câest trĂšs inconfortable pour eux. Et je ne
pense pas quâil y ait une fĂ©ministe qui ne les rendent pas inconfortable.
Rebecca Amsellem : Jâai lu rĂ©cemment que 99% des biens et propriĂ©tĂ©s appartiennent Ă des hommes, quand 1% appartient aux femmes⊠Ăa montre Ă quel point le pouvoir Ă©conomique est totalement distordu. Est-ce que si on veut vraiment changer les choses il faut quâon organise une rĂ©volution Ă©conomique?
Brit Bennett : Je sais
quâon utilise souvent Beyonce ou Oprah pour montrer que ces femmes noires ont beaucoup dâargent, et tout ce qui va avec. Selon moi câest pas elles le problĂšme, le problĂšme câest le capitalisme, la culture, la sociĂ©tĂ©. Le fait quâOprah ou Beyonce soit plus privilĂ©giĂ©es ne change pas le fond du problĂšme, ne rend pas les choses plus Ă©quitables. Le problĂšme câest que le pouvoir Ă©conomique et le pouvoir politique sont gardĂ©s dans les mains des mĂȘmes personnes, qui sont en trĂšs petit nombre. Et il est compliquĂ© de penser que les choses peuvent changer si ça reste dans cette mĂȘme configuration. Je ne sais pas comment ça arrivera, ni si ça arrivera.
Rebecca Amsellem : Vous nâavez pas le mini sentiment que ça va arriver ?
Brit Bennett : Je ne sais pas ⊠vous savez aux USA, les gens ne veulent pas de rĂ©volution, le problĂšme câest quâils ont envie dâĂȘtre le 1% qui dĂ©cide. Câest pour ça quâils ont votĂ© pour Donald Trump. Le capitalisme vous fait croire que vous pouvez atteindre les 1%, et câest super sĂ©duisant, cette idĂ©e que cet homme est
compĂ©tent pour gĂ©rer un pays parce que câest le PDG dâune grosse entreprise , câest vraiment AmĂ©ricain.  Le problĂšme câest : quâest-ce qui te fait penser que ton patron sera sympa avec toi ? Les AmĂ©ricains sont inspirĂ©s par Donald Trump. Je comprendrais plus si il venait vraiment de nul part et quâil sâĂ©tait âfaitâ tout seul comme Oprah, mais lĂ il nây a rien dâinspirant. Le problĂšme, câest vraiment la sĂ©duction de lâindividualisme capitalistique, et la mĂ©ritocratie â si tu travailles dur, tu vas y arriverâ. Je lâai entendu toute ma vie, mes parents sont issus de familles trĂšs pauvres, ils sont tous les deux devenus âles premiersâ de leur famille Ă faire des Ă©tudes supĂ©rieures, moi jâai
Ă©tĂ© la premiĂšre Ă pouvoir aller Ă Standford, dans une certaine mesure le rĂȘve amĂ©ricain fait vraiment partie de lâhistoire de ma vie. Et câest tout le danger. Certaines personnes me disent : tu sais Donald Trump est riche, donc il doit forcĂ©ment ĂȘtre intelligent. Mais enfin ! Ils ne se rendent pas compte Ă quel point câest facile de faire de lâargent quand tu en as dĂ©jĂ . Tu nâas pas besoin dâĂȘtre intelligent dans ces cas lĂ .
Rebecca Amsellem : Trump a tout hĂ©ritĂ© (et dĂ©pensĂ©) de son pĂšre, câest
ça ?
Brit Bennett : Exactement ! Et aussi les lois sont faites pour les gens riches, ils payent moins de taxes ⊠du coup forcĂ©ment, tout ça contribue Ă cette atmosphĂšre. En AmĂ©rique en plus il y a cette question de lâimplication morale. Les bonnes personnes travaillent dur et gagnent de lâargent. Les mauvaises personnes sont pauvres. Beaucoup de personnes croient ça, parce quâelles veulent penser quâelles contrĂŽlent leur destin mĂȘme si elles nâont pas grand chose. Le problĂšme câest que les dĂ©terminismes persistent. En fonction de ta
classe sociale, de lâendroit ou tu es né·e,  tu iras dans telle ou telle Ă©cole. Mes parents ont rĂ©ussi Ă sâen sortir , mais ça ne veut pas dire quâils sont meilleurs que dâautres personnes⊠Vous savez, tout le monde veut croire Ă ce mythe âsi je travaille bien, de bonnes choses vont mâarriverâ, mais ce nâest pas ce quâil se passe dans le monde. Bref, vous lâaurez compris, je nâai pas trop dâespoir pour une rĂ©volution Ă©conomique . Jâai lâimpression que la colĂšre populiste tourne autour de gens qui sont en colĂšres contre les migrants, les rĂ©fugiĂ©s, les noirs, les mĂ©tisses, les femmes⊠ils ne sont pas en colĂšre contre les bonnes personnes. Ils ne sont pas en colĂšre contre ceux qui dĂ©tiennent les entreprises
et les usines qui organisent des plans sociaux  parce quâils pensent quâils peuvent ĂȘtre un jour cette personne. Par contre ils ne sâidentifient pas dans la figure du migrant.
Rebecca Amsellem : Vous disiez que câĂ©tait un choix de perpĂ©tuer les codes culturels.
Brit Bennett : Oui, câest un choix selon moi. On peut
trĂšs bien rencontrer des personnes diffĂ©rentes et se dire âoh ces personnes sont diffĂ©rentes, et ça ne me fait pas peurâ (ça me semble assez basique comme sentiment). Mais un bon AmĂ©ricain ne vit pas loin de lĂ oĂč il a grandi. Vous vivez que parmi ce que vous connaissez depuis toujours. Dans cette mesure ça ne vous effraie pas. Je ne suis pas en train de dire tout le monde devrait voyager, jâai bien conscience que tout le monde nâen nâa pas les moyens. Mais au moins aller Ă la rencontre de ceux qui sont diffĂ©rents.  Ceux qui sâhabillent diffĂ©remment, ceux qui mangent dâautres choses. Je sais que jâai eu une chance Ă©norme de rencontrer la diffĂ©rence, quand jâĂ©tais Ă lâUniversitĂ©, et quâensuite jâai eu lâoccasion de voyager,
et de vivre un peu Ă lâĂ©tranger⊠Câest devenu tellement important pour moi comme expĂ©rience. DâĂȘtre lĂ , de ne pas comprendre le langage⊠ça dĂ©veloppe lâempathie, la curiositĂ©, et ça vous fait vraiment rĂ©aliser que ce qui est diffĂ©rent ne fait pas peur.
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đLes Glorieuses soutiennent Injustices, le dernier podcast de Louie Media dans lequel Clara Garnier-Amouroux dĂ©cortique les injustices structurelles.Â
Feminists of Paris vous emmÚne sur les traces historiques de Montmartre et Pigalle pour redécouvrir la sexualité sous le prisme du féminisme. Nous aborderons des sujets féministes jugés tabous, de la
prostitution, aux sex shops et Ă la pornographie, en passant par la libĂ©ration sexuelle. Plongez dans l’univers de femmes historiques telles que la « vierge rouge » ou la pucelle d’OrlĂ©ans et Dalida, dans une ambiance dĂ©complexĂ©e d’Ă©changes, d’anecdotes et de dĂ©bats sur le thĂšme du sexe et de l’Ă©galitĂ© femme homme. Le samedi 6 juillet 2019, 18h30 2 places pour les membres du club (envoyez-nous un email <3).Â
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Pour toute question :Â [email protected].
Direction artistique : Claire Malot. Traduction : Juliette Grao.
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