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« Le salaire c’est juste révélateur d’un épiphénomène. Ce n’est pas seulement le monde du travail. Tous les jours, je lutte. » L’entretien avec la sociologue Carmen Diop
par Rebecca Amsellem (pour me suivre sur Twitter c’est ici et sur Instagram, c’est là)
Nous sommes le 5 novembre. À partir du 16h47 ce jour, les femmes en France commencent à travailler bénévolement jusqu’à la fin de l’année, du fait des inégalités salariales. Selon Eurostat, l’écart de rémunération en France entre les femmes et les hommes est de l’ordre de 15,4%. Pour endiguer cet écart, nous proposons au Gouvernement d’adopter trois mesures qui ont fait leurs preuves dans les pays où cet écart est plus faible : une transparence des salaires au sein des entreprises, un congé paternité équivalent au congé maternité post accouchement et un certificat d’égalité salariale. Pour soutenir ce combat, nous vous proposons de signer cette pétition. Pour découvrir toutes les actions que nous pouvons mener à chaque niveau, je vous propose le numéro d’hier de la newsletter économie des Glorieuses, écrit par Arièle Bonte. Pour soutenir la grève des femmes de l’hôtel Ibis, nous vous proposons ce mug, dont l’ensemble des bénéfices sera reversé au mouvement.
Lorsqu’on parle d’inégalités des salaires, nous pensons en premier lieu aux inégalités entre les femmes et les hommes. Pas à celles entre femmes blanches et racisées. Les femmes racisées font encore davantage les frais de ces écarts. L’étude du Women’s Politicy Research montre qu’aux Etats-Unis, les femmes noires perçoivent 38% de moins que les hommes blancs et 21% de moins que les femmes blanches. En d’autres termes, quand un homme blanc gagne 1$, une femme noire touche 69 centimes. En France, ces statistiques n’existent pas car les statistiques dites « ethniques » sont jugées inconstitutionnelles lorsqu’elles ne sont pas prévues par la loi. Mais ce n’est pas parce que ces statistiques n’existent pas que ce n’est pas une réalité.
La sociologue Carmen Diop travaille sur les questions de genre dans le milieu du travail. A partir d’un terrain composé de cinquante femmes noires diplômées, la chercheuse questionne dans sa thèse de doctorat les trajectoires professionnelles de femmes noires. Elle y explore la complexité des dimensions de leur expérience sociale. Elle a écrit plusieurs articles universitaires sur la question dont « Les femmes noires diplômées face au poids des représentations et des discriminations en France » ou « Construction identitaire et itinéraire de reconnaissance d’une jeune femme, noire handicapée ». J’ai le plaisir de vous proposer un entretien exclusif avec celle qui fait figure de pionnière en France sur les questions de genre et de race dans le cadre du milieu du travail, Carmen Diop. J’en profite pour remercier infiniment la journaliste Dolores Bakèla sans qui cet entretien n’aurait pas été possible.
Rebecca Amsellem : Comment est né votre intérêt pour l’étude des expériences des femmes noires en France dans le milieu du travail ? Carmen Diop : Je me demandais si j’étais la seule à vivre ce que je vivais. C’est pour cela que j’ai commencé cette recherche. J’ai vécu des choses particulières. Et malheureusement, cette recherche m’a permise de découvrir que d’autres femmes noires diplômées vivaient la même chose.
RA : Comment définiriez-vous votre recherche universitaire ? CD : Je travaille sur la thématique des femmes noires, et j’ajoute à mes recherches la question de l’âge et du handicap. Je travaille sur les femmes diplômées car on se rend compte que cette discrimination salariale n’est pas réduite au seul niveau de diplôme, bien au contraire. J’ai une approche intersectionnelle, et je suis une des premières à travailler sur ces questions en France.
RA : Pourquoi est-ce important de s’intéresser plus précisément à la question des femmes noires dans le monde du travail ? CD : Quand j’ai commencé à travailler sur ces questions, mes amies blanches disaient qu’il n’y avait pas de problème particulier pour des femmes racisées. Elles étaient conscientes des discriminations liées à l’âge, au handicap, au niveau de qualification. En revanche, elles avaient cette espèce de voile qui les empêchent de voir le racisme. C’est pour cela que les personnes qui mentionnent ces sujets sont qualifiées de « paranoïaques » ou encore d’ « hypersensibles ». Or, on ne peut pas entendre ou comprendre la question des inégalités salariales sans prendre en compte la question des discriminations raciales. La condition des femmes blanches n’est pas représentative de toutes les femmes. Par ailleurs, je suis consciente que mon féminisme n’est représentatif que d’une partie des femmes – celles qui vivent des situations complexes car intriquées.
RA : Pourquoi parle-t-on quasi exclusivement des inégalités salariales entre les femmes et les hommes et non des inégalités salariales entre les femmes blanches et les femmes racisées ? CD : À tous les niveaux de la chaîne hiérarchique, les femmes racisées et en particulier les femmes noires avec lesquelles je travaille sont payées moins et n’ont pas le même avancement dans leur carrière professionnelle. Une des raisons qui explique cette différence d’intérêt est l’universalité. Ainsi, on a tendance à considérer que toutes les femmes seraient la même femme. Ou encore que le racisme n’existerait pas. On a tendance à penser que la vie de tout le monde est identique. C’est faux : les discriminations existent.
RA : Pourquoi les femmes noires gagnent-elles moins que les femmes blanches ayant un niveau de diplôme équivalent ? CD : Les discriminations raciales; ces discriminations sont institutionnelles, structurelles. Cela va au-delà de la perception ou des préférences de l’individu qui va recruter, gérer la carrière, appliquer les lois. C’est un système – je ne dirais pas que c’est un racisme d’Etat – qui perpétue des discriminations sans les remettre en cause. En posant les inégalités salariales uniquement en terme de genre, on oublie d’autres facteurs aggravant : l’âge, la classe, la race ou encore le handicap. Ces discriminations se renforcent les unes les autres. Quand une femme cumule le fait d’être jeune ou plus âgée, d’être handicapée, elle subit des discriminations qui sont honteuses. En se basant sur ma propre expérience, quand on est racisée on nous renvoie à une classe sociale qui n’est pas la notre pour vous maintenir en terme de relation humaine au bas de la hiérarchie. À tout moment une femme racisée handicapée âgée va être renvoyée au bas de l’échelle même si on ne se gêne pas pour s’accaparer ses compétences. Cette discrimination structurelle se combine à un racisme individuel qui n’est même pas conscient.
RA : Pourquoi avoir décidé de fonder votre recherche sur des entretiens avec cinquante femmes noires ? CD : Je déteste le quantitatif, même si je reconnais l’importance des études quantitatives. Ce n’est pas ce qui m’attire. Lorsque j’ai commencé cette recherche en 2007, je voulais mettre en lumière les expériences des personnes qu’on n’entend pas. Je ne voulais donc pas de questionnaire anonyme. Cette recherche se fonde sur des relations avec des personnes qui acceptent de raconter ce qu’elles vivent afin que je puisse interpréter, expliquer la manière dont elles comprennent les discriminations dont elles font l’objet.
RA : Quelles sont les stratégies mises en place dans le monde du travail pour discriminer les femmes noires ? CD : On va réduire les responsabilités d’une personne pour l’empêcher de montrer ses compétences. On va la chapeauter pour qu’elle ne puisse pas prouver qu’elle mérite un meilleur salaire, ou une promotion. Il s’agit de mécanismes à la fois collectifs et individuels. Christophe Dejours montre dans son ouvrage « Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale » qu’il existe un système domino. Dès qu’une personne ayant des responsabilités impose des discriminations, ce sont toutes les personnes sous sa responsabilité qui vont les reproduire. Par ailleurs, ces femmes sont dispersées pour qu’elles ne puissent pas s’organiser entre elles. Elles sont placées à des étages différents par exemple. Ces femmes sont donc isolées.
RA : Existe-t-il des mobilisations où elles s’organisent ? CD : Les femmes de chambre sont en avance. Elles ont cette capacité à se battre collectivement. On ne va pas les renvoyer à du radicalisme car c’est leur métier, leurs conditions de travail qui les réunissent.
RA : Les femmes qui sont isolées ne peuvent-elles pas se tourner vers les syndicats ? CD : Les syndicats ne s’intéressent pas aux personnes racisées. La société française est structurée historiquement sur les stratifications raciales et racistes comme l’analyse la sociologue Colette Guillaumin dans « L’idéologie raciste. Genèse et langage actuel ». La race a été créée sur la base des hiérarchies qui ont été mises en place avec l’esclavage. On ne parle pas des questions de race. Si la société britannique accepte de parler de ces questions, la société française stigmatise celles qui essaient de dévoiler ces questions.
RA : On rétorque souvent aux femmes blanches que si elles ne gagnent pas autant que les hommes, c’est parce qu’elles n’osent pas négocier, demander d’augmentation ou de promotion. Est-ce la même chose avec les femmes noires ? CD : Les femmes n’osent pas. Les femmes racisées osent encore moins. Je tempère en disant que les jeunes ont tendance à réclamer : celles qui ont une trentaine d’années. J’ai par exemple recueilli le témoignage d’une jeune femme qui s’est battue car elle se voyait dépassée par des personnes recrutées plus récemment qu’elle – alors qu’elles les formait elle-même. Elle s’est battue et elle a réussi, elle a gagné un salaire équivalent.
RA : Selon vos recherches, ce ne sont pas uniquement les hommes qui discriminent les femmes noires. CD : Les discriminations sont faites aussi par d’autres femmes. Les femmes peuvent être discriminées par des femmes : celles qui gèrent les dossiers de carrières, par exemple.
RA : Quelles sont les solutions politiques à mettre en place ? CD : J’ai identifié plusieurs stratégies personnelles mises en place par les femmes noires diplômées. L’indépendance d’abord. La plupart des femmes de mon terrain sont devenues indépendantes car elles se sont rendues compte qu’elles ne pouvaient pas faire la carrière qu’elles voulaient ni en terme de responsabilité ni en terme de salaire. Elles ont donc créé leur propre entreprise. Une seconde stratégie est de partir en Afrique, en Angleterre, ou encore aux Etats-Unis. Dans le cadre de mon dernier terrain, j’ai rencontré une femme qui, alors qu’elle sortait de HEC, a eu du mal à trouver un emploi. Elle a finalement trouvé mais ses deux premiers postes ont été très problématiques. Elle est donc ensuite partie au Sénégal. La France l’a perdue.
RA : Quelles seraient les « stratégies de survie » au travail à mettre en place, pour reprendre l’expression de l’activiste et coach de vie en entreprise Marie Dasylva ? CD : Je suis très fière de cette jeune femme. Merci Marie Dasylva d’avoir élaboré des stratégies de survie au travail. Elle m’a écrit en disant que c’est en lisant un de mes articles qu’elle a eu le sentiment qu’il fallait qu’elle fasse quelque chose. Elle accompagne les femmes pour devenir des combattantes, prendre leur vie en charge. Elle offre ses services à d’autres femmes dans des ateliers de formation. À ma connaissance, ce que fait Marie Dasylva est la première initiative collective professionnelle pour réunir des personnes qui sont face aux mêmes difficultés. Elles se posent une question, celle de savoir ce que l’on peut faire individuellement pour répondre ou réagir à ces situations. Aujourd’hui, les femmes noires doivent mettre en place ensemble des stratégies collectives.
RA : Les discriminations dont les femmes noires font l’objet sont-elles cantonnées au salaire seul ? CD : Le salaire c’est juste révélateur d’un épiphénomène. Ce n’est pas seulement le monde du travail. Je sors de chez moi je lutte. Tous les jours, je lutte. C’est partout, c’est tout le temps.
1. Notre dernière newsletter #5Novembre16h47 détaille point par point comment lutter facilment contre les inégalités salariales.
2. A compter de 16h47 aujourdhui, les femmes travailleront gratuitement – et ce jusqu’au 31 décembre.
3. Sororité au travail : 5 bonnes raisons – et façons – de se soutenir entre femmes pour gagner face aux injustices.
4. Salaires : les femmes contre-attaquent parce que : « Sur l’ensemble d’une carrière, les inégalités salariales représentent une perte de 300 000 euros pour les femmes »
5. Elle Active parle de nous dans #5Novembre16h47 : la newsletter qui parle d’argent aux femmes ! Du coup on vous conseille fortement de vous inscrire si vous ne l’avez pas encore fait…
6. Le Monde parle de l’action du #5Novembre16h47, et de l’avancement de la lutte contre les inégalités salariales dans les autres pays d’Europe… Les écarts entre pays sont impressionnants !
7. RTL refait un état des lieux du mouvement contre les inégalités salariales, entériné par les Glorieuses.
8. Rebecca Amsellem a donné une interview à TV5 Monde, où elle a eu loisir de parler des inégalités salariales.
9. A cause des inégalités salariales, une femme noire américaine perd jusque 1 million de dollars durant sa carrière.
10. Le site StubHub s’allie à l’organisation Time’s Up en faveur de l’égalité des salaires.
// Conférence // Fortes Paris proposera, ce mercredi 6 novembre, une table ronde ouverte à tou.te.s sur le thème de la discrimination économique et ses solutions locales – à laquelle participera la rédactrice de notre newsletter #5Novembre16h47, Arièle Bonte !
Le mug des glorieuses est disponible à la vente et 100% des bénéfices iront directement à la caisse de grève des femmes de chambre qui se battent pour améliorer leurs conditions de travail. Vous pouvez vous le procurer ici !
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