Bienvenue dans le quatrième épisode de la saison 2 de la newsletter économique des Glorieuses. Chaque mois, nous vous parlons économie, genre et race avec une perspective internationale, et avec l’appui de chercheuses. Le mois dernier, nous avons parlé de la « Taxe rose ». Ce mois-ci, nous vous proposons un portrait Bonne lecture, Read english version, Economics, here. Translation by Stephanie Williamson. 17 janvier 2021 – temps de lecture : 8 minutes Carmen Diop Carmen Diop, Afro-caribéenne de 60 ans, est une pionnière en France de la recherche intersectionnelle. Elle a décidé, en 2007, de reprendre des études de psychologie du travail pour étudier l’expérience des femmes noires diplômées dans le monde du travail. Aujourd’hui, elle rédige une thèse autour de la reconnaissance. « Il n’y a pas d’âge pour étudier », rappelle-t-elle. Bien au contraire, Carmen Diop estime que « sa séniorité » est un atout. Elle lui permet de mener sa thèse en toute liberté, sans se soucier des débouchés professionnels. Si Carmen Diop se moque bien du regard des autres, c’est aussi parce « Les Noir.e.s qui ne trouvent pas de boulot c’est parce qu’ils ne cherchent pas » Carmen Diop a pourtant vécu, au début de sa carrière, sans être confrontée professionnellement au racisme. Après une maîtrise de philosophie politique et une licence d’anthropologie sociale et de sociologie comparée à 23 ans (en 1983), elle décide de s’aventurer dans le journalisme. Elle décroche ses premières piges à Jeune Afrique. « C’était une stratégie inconsciente que j’ai comprise quand j’ai commencé à faire de la recherche : je me suis orientée vers la presse panafricaine parce que c’était un avantage pour moi d’être noire », analyse-t-elle aujourd’hui. « On était entre Africains, il y avait quelques Blancs qui bossaient avec nous mais qui étaient Talentueuse, déterminée et grande gueule (selon ses propres mots), Carmen Diop perce rapidement dans le journalisme, qu’elle décrit comme « un monde de requins ». À 28 ans (en 1988), elle fonde Elite Madame, un magazine grand public destiné aux femmes noires francophones. Ensuite, elle devient rédactrice en chef adjointe d’Afrique Elite, puis travaille à Jeune Afrique et pour RFO/AITV. En 1993, le correspondant d’Africa Nº1, — radio internationale africaine — à Paris, lui propose de le remplacer pendant sa lune de miel. Carmen Diop avait déjà pour projet de partir en Afrique pour que sa fille puisse avoir une autre vision du Le monde politique se bat alors pour atteindre son micro. Elle reçoit sur son répondeur des messages de directeurs de cabinet lui demandant d’interviewer leur ministre. Ce succès, « ça 30 % des employé.e.s en France disent avoir expérimenté le racisme au travail À son retour en France en 1999 : « Ça a été la catastrophe. Je n’avais plus aucun réseau journalistique », se rappelle-t-elle. Sa fille rentre alors en sixième. Elle se résout à passer plusieurs concours pour devenir fonctionnaire, comme sa famille antillaise du côté maternel, et ce, alors qu’elle s’était jurée plus jeune de ne pas suivre leur chemin. Ceci lui permet d’être embauchée au CNRS en 2002 comme assistante des commissions qui évaluent les laboratoires, les chercheur.euse.s et revues scientifiques. Le début de l’enfer. Elle découvre ce que, selon une étude publiée par Glassdoor (2019), 43 % des employé.e.s en France disent avoir expérimenté : le racisme au travail. « J’avais une estime de moi qui m’a sauvée mais qui avait aussi été aussi un écran qui m’empêchait de voir la réalité », dit-elle aujourd’hui. Après un autre concours en 2006, elle est nommée responsable du service de la communication et des relations publiques par le Président de l’université de Paris 1 en 2008. Ses collègues refusent de lui reconnaître une quelconque autorité et lui mettent systématiquement les bâtons dans les roues. « On ne me voit plus qu’à travers ma peau noire, qui ne constitue plus un privilège. On me traite comme une secrétaire, et on me parle mal. » « Ils étaient persuadés que j’avais été nommée parce que je couchais avec le responsable. » En quatorze ans (de 2006 à 2020), elle ne connaît aucun entretien annuel d’évaluation pourtant obligatoire et qui conditionne « Ce fut extrêmement difficile psychiquement pour moi car je ne m’étais jamais pensée en tant que subalterne. Au début, je ne comprends même pas d’ailleurs qu’on me maltraite et je réclame le respect.» En effet, Carmen Diop porte plainte en 2012 pour discrimination contre l’université et elle est déboutée par le tribunal administratif qui lui reproche « son intransigence » et son « agressivité ». Les représailles ne tardent pas. On la fait travailler dans une bibliothèque désaffectée au 4ème étage sans ascenseur, alors qu’elle est reconnue travailleuse handicapée en raison d’un léger handicap moteur. On En 2018, après son retour d’un congé maladie de longue durée, elle est affectée au niveau hiérarchique le plus bas du service qu’elle a autrefois dirigé. Carmen Diop contribue à la conception d’une revue de vulgarisation scientifique et pourtant : son nom n’y apparaît même pas. En 2020 , elle se voit obligée de saisir le médiateur de l’éducation nationale pour qu’un d’arrêté collectif d’avancement à l’ancienneté la concernant lui soit appliqué datant de deux ans ce qu’elle obtient. « Tu es paranoïaque » Carmen Diop plonge dans la dépression. Elle enchaîne les arrêts maladie. « Il y avait une telle dissonance cognitive entre ce que j’étais pour moi et la manière dont j’étais perçue et traitée, ce n’était pas tolérable. Mais je n’avais pas les outils pour comprendre cela. Son psychiatre ne l’aide pas. Il la bourre de médicaments en lui lançant « intégrez-vous! » comme conseil. « La société veut toujours nous faire croire que c’est nous qui avons des problèmes », explique Carmen Diop. En effet, aux États-Unis, plusieurs études suggèrent que les symptômes de dépression sont moins pris en compte lorsqu’ils concernent des personnes noires en raison de stéréotypes raciaux — or, selon une étude réalisée en 2014 aux Etats-Unis, 49 % des femmes noires présentent des symptômes de dépression et 10 % ont des pensées suicidaires. « Ce déni du racisme est tel que les Blancs se comportent vis-à-vis des personnes racisé.e.s comme des narcissiques. Ils refusent leur ressenti, ils refusent leur expérience », analyse Carmen Diop. Cette souffrance a poussé Carmen Diop, qui avait alors 47 ans, à reprendre des études en 2007. « J’ai besoin de comprendre ce qui se passe. Pourquoi on me parle mal, pourquoi on me maltraite. J’ai repris des études juste pour vérifier que ce n’était pas moi la responsable de ces comportements. Ma thèse me soigne. » Elle se dirige alors vers le CNAM, le berceau de la psychodynamique du travail, une discipline qui étudie les relations entre fonctionnement psychique et organisation du travail. Elle choisit de faire son mémoire sur la souffrance des femmes noires diplômées dans le milieu du travail. Elle en contacte une dizaine âgées entre 25 et 60 ans, d’origine antillaise, Carmen Diop réalise rapidement qu’elle n’est pas seule. « Ces femmes-là racontent ce que moi je vis » : un déclassement social en raison de leur couleur de peau. Elles disent avoir plus de difficultés que les Blancs à trouver un emploi ; à occuper des fonctions qui ne correspondent pas à leur niveau d’études, ou encore qu’elles gagnent moins que leurs collègues blanches. Carmen Diop retranscrit certains des témoignages de ces femmes dans un article publié dans la Revue Homme La méthode du point de vue situé, par Carmen Diop La méthode que j’utilise pour ma recherche est une méthode dite du point de vue situé ou théorie du point de vue qui vient des États-Unis. Elle a aussi été développée par les féministes pour expliquer que c’est du point de vue des femmes qu’on peut mieux comprendre l’oppression qu’elles subissent. Le défi est de monter en généralité et en tirer un savoir collectif qui a une valeur pour toutes les personnes qui sont dans les mêmes conditions. Ces théories sont contestées en France car elles remettent en cause l’objectivité des savoirs occidentaux. Elles affirment qu’une plus grande objectivité ne peut venir que d’une expérience subjective. En France, Les chercheuses blanches ont récupéré la positionnalité. Quand elles se présentent dans des colloques ou dans un article, elles disent : « je suis une femme blanche de la L’intersectionnalité permet aussi de reconnaître que nous sommes tou.te.s différent.es. Les femmes noires diplômées, c’est mon objet de recherche, ça n’existe pas dans la nature. Les 50 personnes que j’ai interviewées ont beau être des femmes noires diplômées comme moi, elles n’en Un diplôme ne protège pas contre le racisme Celles qui occupent des postes à la hauteur de leur compétence, n’ont dans la pratique aucune responsabilité. Elles se sentent utilisées pour l’affichage d’une « diversité » ethnique. « Quand mes dossiers étaient traités, ma sous-directrice ne m’envoyait pas seule dans les réunions ! J’arrivais avec elle, donc je pouvais être la secrétaire, c’est elle qui prenait la parole. Mais mon collègue blanc était envoyé seul dans les réunions », témoigne une jeune diplomate. « Ils m’ont mise consultante senior, mais ça n’était qu’un titre ! », ajoute une juriste. Ceci n’est pas sans conséquence sur Pour autant, elles ne cherchent pas toutes à protester contre ces injustices. « Souvent, elles sont dans le déni. Elles refusent de penser que ce qui leur arrive a à voir avec leur couleur de peau », affirme Carmen Diop. Au contraire, pour se défaire des stéréotypes qui leur sont associés, elles cherchent plutôt « La solution est la création de collectifs de femmes noires » « Ces stratégies de défense individuelles nous privent de moyens d’action, de moyens de lutte », regrette Carmen Diop. En effet, elle soutient qu’afin de lutter contre le racisme, il est nécessaire de mettre en place des stratégies collectives. « Le déni du racisme a pour effet que l’on soit isolées au travail », insiste-t-elle, « la solution est la création de collectifs de femmes noires. L’échange permet de prendre conscience d’une situation partagée et de réfléchir sur des stratégies collectives de lutte. » A ce titre, elle note certaines des initiatives qui émergent en France. Mais elle déplore que celles-ci soient taxées de Dire que ces groupes sont « communautaristes », « c’est oublier à quel point il a été important pour les femmes de se réunir afin de prendre conscience qu’elles vivaient les mêmes choses. Les féministes ont commencé à avoir du poids quand les femmes ont commencé à défiler dans la rue. Tant qu’elles faisaient leur ménage dans la cuisine, tant qu’elles restaient dans l’espace privé, il ne se passait rien », rappelle la chercheuse. C’est justement dans l’optique de la « construction d’un savoir collectif » que Carmen Diop décide de pousser sa recherche plus loin en s’engageant dans la rédaction d’une thèse
Le Racial Equity Index, par Uma Mishra Uma Mishra, ancienne directrice de Women’s March Global et iniciatrice du Racial Equity Index Pourquoi avez-vous lancé le Racial Equity Index L’objectif du Racial Equity Index est de noter l’équité raciale des organisations, des fondations, des ONG, etc. J’ai décidé de lancer cette initiative en juin 2020 pour deux raisons. Premièrement, car à la suite du meurtre de George Floyd, le mouvement #Blacklivesmatter, a permis de briser le silence sur le racisme au sein des organisations qui travaillent pour le développement international (OING, fondations, organisations, secteur de la philanthropie, etc) alors qu’elles sont censées le combattre. En effet, celles-ci se sont construites sur des structures et cultures colonialistes, qui reproduisent des organisations du travail qui excluent, oppriment, et silencient les personnes racisées Par ailleurs, le secteur du développement international a pris conscience ces dernières années du sexisme qui l’habitait, en créant des indices qui mesurent l’égalité des genres comme celui du Forum Économique Mondial. En revanche, rien a été fait sur le racisme.
Ce qui est très novateur, c’est que cet indice est créé par des personnes racisé.e.s — tou.te.s bénévoles — qui ont occupé différents rôles dans le secteur du développement. Nous posons donc des questions qui partent de notre vécu. Nous sommes à la toute première étape de la construction de l’indice. Actuellement, nous menons une étude qui vise à définir les cinq principaux indicateurs qui importent pour évaluer Quel sera son impact ? Je pense qu’il y a plusieurs niveaux d’impact ici. Du point de vue interne, cette initiative a pour nous [les personnes racisé.e.s], déjà permis d’aborder ces L’entretien avec Carmen Diop sur les inégalités salariales entre femmes blanches et racisées, par Rebecca Amsellem Cet entretien a été réalisé en 2019 est disponible dans son intégralité ici. Un grand merci à la journaliste Dolores Bakèla sans qui cet entretien n’aurait pas été possible. RA : Lorsqu’on parle d’inégalités des salaires, nous CD : Quand j’ai commencé à travailler sur ces questions, mes amies blanches disaient qu’il n’y avait pas de problème particulier pour des femmes racisées. Elles étaient conscientes des discriminations liées à l’âge, au handicap, au niveau de qualification. En revanche, elles avaient cette espèce de voile qui les empêchent de voir le racisme. C’est pour cela que les personnes qui mentionnent ces sujets sont qualifiées de « RA : Pourquoi parle-t-on quasi exclusivement des inégalités salariales entre les femmes et les hommes et non des inégalités salariales entre les femmes blanches et les femmes racisées ? CD : RA : Pourquoi les femmes noires gagnent-elles moins que les femmes blanches ayant un niveau de diplôme équivalent ? CD : Les discriminations raciales; ces discriminations sont institutionnelles, structurelles. Cela va au-delà de la perception ou des préférences de l’individu qui va recruter, gérer la carrière, appliquer les lois. C’est un système – je ne dirais pas que c’est un racisme d’Etat – qui perpétue des discriminations sans les remettre en cause. En posant les inégalités salariales uniquement en terme de genre, on oublie d’autres facteurs aggravant : l’âge, la classe, la race ou encore le handicap. Ces discriminations se renforcent les unes les autres. Quand une femme cumule le fait d’être jeune ou plus âgée, d’être handicapée, elle subit des discriminations qui sont honteuses. En se basant sur ma RA : On rétorque souvent aux femmes blanches que si elles ne gagnent pas autant que les hommes, c’est parce qu’elles n’osent pas négocier, demander d’augmentation ou de promotion. Est-ce la même chose avec les femmes noires CD : Les femmes n’osent pas. Les femmes racisées osent encore moins. Je tempère en disant que les jeunes ont tendance à réclamer : celles qui ont une trentaine d’années. J’ai par exemple recueilli le témoignage d’une jeune femme qui s’est battue car elle se voyait dépassée par des personnes recrutées plus récemment qu’elle – alors qu’elles les formait elle-même. Elle s’est battue et elle a réussi, elle a gagné un salaire équivalent. RA : Quelles sont les solutions politiques à mettre en place ? CD :
Le modèle universaliste républicain colour blind (« aveugle à la couleur ») La collecte et l’utilisation de statistiques portant sur la couleur de peau est un sujet polémique en France. Contrairement aux pays anglo-saxons, leur utilisation est interdite par la loi « Informatique et libertés » de janvier 1978 sauf pour quelques exceptions. Il est considéré que la mise en place de telles statistiques reviendrait à reconnaître que ces « catégories » ne sont pas qu’un objet d’étude, mais qu’elles existent effectivement dans la population, ce qui irait à l’encontre de la culture universaliste à la française. En effet, Jean-Michel Blanquer, le ministre de l’Education nationale a notamment accusé les thèses intersectionnelles qui gagnent les Néanmoins, pour une partie des chercheur.euses en sciences sociales, ces statistiques sont essentielles pour mesurer l’étendue des discriminations. Selon Carmen Diop, « Ce n’est pas seulement un obstacle pour la recherche mais continuer à les refuser contribue à maintenir le déni du racisme et des discriminations en France. » Une décision du Conseil Constitutionnel de 2007 a toutefois
Une deuxième enquête a été réalisée entre 2018 et 2020 et paraîtra fin 2022. ![]() Les dernières newsletters Gloria Media “Ce n’est pas de l’art, c’est un en-cas“, Les Glorieuses, 13 janvier 2021. L’acte radical de créer un monde à soi, Les Glorieuses, 6 janvier 2021. Génération intranquille, consciente et indignée, Les Petites Glo, 5 janvier 2021. Petit, mignon et rose, Economie, 27 décembre 2020. La parole ![]() UN MESSAGE DE NOTRE PARTENAIRE Depuis plus de 100 ans, L’Oréal est dédié aux métiers de la beauté. Avec un portefeuille international de 36 marques, le groupe a réalisé un chiffre d’affaires de 29,9 milliards d’euros en 2019 et compte 88 000 collaborateurs dans le monde. L’Oréal est de longue date un leader de l’égalité professionnelle. En 2019, les femmes représentaient 70 % de l’effectif total, 53 % des membres du conseil En 2019, L’Oréal était classé dans le “TOP 5 mondial” d’Equileap, première base de données à établir un classement de 3 500 entreprises cotées. Le groupe figure parmi les entreprises du Bloomberg Gender-Equality Index 2020, indice qui valorise les entreprises très engagées en faveur de l’égalité professionnelle. |