La Méthode est un podcast documentaire en six épisodes. C’est une ambition intellectuelle, celle de sortir du carcan cartésien pour définir un nouveau paradigme féministe. Concrètement, je vais essayer de répondre à une question : comment créer une utopie féministe ? Et pourquoi pas une seconde question, allez : comment réalise-t-on une utopie ? Ecoutez La Méthode sur Apple Podcasts, Spotify, Deezer, Amazon Music, Google Podcasts, Castbox, Acast Et c’est même possible d’écouter les six épisodes en anglais (Do You Speak Feminist Revolution English ? Ok, je sors), Apple Podcasts, Spotify, Deezer, Castbox, Acast…
Ce que nous faisons n’a rien de nouveau. Nous écrivons des articles, nous publions des livres, nous envoyons des newsletters, nous créons des podcasts, nous imaginons de nouvelles façons de faire entendre nos voix. Nous sommes des chercheuses. Activistes. Des cheffes d’entreprise. Des artistes. Nous sommes des féministes. Et nous changeons le monde. Non, je recommence, ce n’est pas ça. Nous pensons que nous changeons le monde. Nous ne sommes évidemment pas les premières. C’était déjà le cas avec Olympe de Gouges, c’était aussi le cas dans les années 1920 quand les suffragettes pensaient que le monde allait changer avec le droit de vote. Ou quand Alexandra Kollontai était convaincue que le droit à l’avortement en Russie socialiste était la dernière étape pour accéder à une utopie féministe. C’est une répétition, une boucle : on y croit, on se bat, on rate, on oublie et on recommence. Nous sommes en 2022, nous avons recommencé. Nous y avons cru. Nous nous sommes battues. Alors que les mouvements féministes se développent à travers le monde, les militantes développent de nouvelles méthodes pour faire de l’utopie une réalité. Quelles sont ces méthodes ? Comment réussir cette révolution féministe ? Pouvons-nous apprendre de nos erreurs ? Pourquoi nos prédécesseuses n’y sont-elles pas tout à fait parvenues Vous entendrez notamment les témoignages des philosophes françaises Geneviève Fraisse et Manon Garcia. De la leadeuse argentine du mouvement Ni Una Menos, Veronica Gago. L’autrice anglaise Reni Eddo-Lodge. L’avocate pakistanaise et américaine, Rafia Zakaria. La chercheuse canadienne, carla bergman et son coauteur, Nick Montgomery. La vidéaste politique américaine Natalie Wynn. La politologue française Réjane Sénac. L’ingénieure en aérospatiale et militante italienne Yuri Silvia Casalino. Et la romancière américaine Sarah Schulman. Le podcast La Méthode a été coproduit avec le studio de podcast Louie Media. Chaque semaine, pendant six semaines, il est accompagné d’une interview d’une des intellectuelles avec qui j’ai échangé pour ce projet. Aujourd’hui, nous retrouvons la philosophe Geneviève Fraisse. Vous pouvez retrouver une partie de cet entretien dans l’épisode 1, « Casser la boucle ». Cette conversation, pour plus de clarté, a été éditée.
Rebecca Amsellem – L’idée, c’est de comprendre s’il existe une utopie féministe et les valeurs qui vont nous permettre d’y arriver. Tu ne les appelles pas des valeurs d’ailleurs.
Geneviève Fraisse – Elle a retenu quelque chose de la conversation. Rires.
Rebecca Amsellem – Je suis une bonne élève. Mais c’est un peu ça notre relation.
Geneviève Fraisse – Je n’en doute pas.
Rebecca Amsellem – Je me fais engueuler, je m’excuse, on
avance.
Geneviève Fraisse – « Engueuler », le mot est peut-être un peu fort.
Rebecca Amsellem – Quand même.
Geneviève Fraisse – Je suis un peu brutale ? C’est peut-être l’accumulation des années qui fait ça aussi. On a envie d’aller plus vite, on prend moins de précautions.
Rebecca Amsellem – On devient impatiente, ça c’est sûr.
Geneviève Fraisse – Ah, mais c’est vrai, de toute façon, j’ai un
peu décidé d’être comme ça. Mais c’est parce que le temps est compté.
Rebecca Amsellem – À quel moment de ta vie tu as pensé que créer une utopie, dans ta tête ou dans tes recherches, était devenu fondamental pour avancer ?
Geneviève Fraisse – Je ne sais pas si c’est le mot « utopie » qui m’est venu. C’est plutôt le mot « radicalité », c’est-à-dire aller jusqu’au bout d’un raisonnement. C’est pour ça que j’aime bien taxer certaines personnes des siècles passés de logicien.ne de l’égalité. C’est l’idée de la
radicalité de l’égalité. Pour changer le monde, je vais dire qu’elle est ma seule hypothèse philosophique de tout mon travail depuis des années, c’est la question de l’historicité. Qui n’est pas seulement l’histoire. Et ça, ça fait quand même quelques décennies que je me trimballe avec cette tentative de démonstration, que c’est l’historicité qui serait pour moi le vrai changement. C’est-à-dire la reconnaissance de, 1/ que les sexes font l’histoire, 2/ que l’histoire est sexuée, ou genrée, et ça on s’en fout, pour moi. Et 3/ de montrer que c’est cette représentation, qui s’adosse à l’histoire, qui permettra de ne pas faire la boucle, très bien décrite par toi tout à l’heure,
et sur laquelle, si tu veux, je peux revenir.
Rebecca Amsellem – Est-ce que tu te souviens du moment, du livre, du document qui t’a fait prendre conscience de l’importance du terme « radicalité » dans la lutte féministe ?
Geneviève Fraisse – C’est en 68, je suis étudiante en philosophie. Tout change à ce moment-là, tout devient ce qu’on avait envie de vivre. Et c’est ça qui fait de la radicalité. Je ressens une joie, une passion, un désir, tout ce qu’on veut, immense. En 70, cette année-là, je fais ma maîtrise et je suis à Berlin. Je vois la réception du manifeste des 343 en Allemagne. C’est assez fascinant de voir qu’un événement français puisse être exporté, ou s’exporte tout seul, d’ailleurs. Et puis, pour moi, effectivement, la première manifestation collective, c’est novembre 71. On va de République à Nation. Il y a plein d’événements. Notamment pour moi celui d’être passée devant l’église au moment où sortaient les mariés et où on s’est mis à crier « Libérez la mariée ». Je me suis même retrouvée jusqu’au presbytère, face au curé, qui était absolument terrorisé. Bon, comme j’ai dit souvent dans plusieurs
émissions déjà, je m’excuse auprès de ce couple. Parce que nous avons quand même été assez brutales. Et ils n’ont peut-être pas un très bon souvenir de ça.
Rebecca Amsellem – Et c’étaient quoi, vos revendications ?
Geneviève Fraisse – C’était l’avortement. Chaque moment fort du féminisme, on le cristallise autour d’une lutte. Tu en as cité trois : la parité, si c’est monter à la tribune, avec Olympe de Gouges, le droit de vote, avec les Anglaises au début du xxe, et l’avortement, déjà début xxe, mais surtout depuis 70, et aujourd’hui encore plus
que jamais. Et donc, ce sont des emblèmes, mais il ne faut pas qu’ils cachent, ce qui, dans l’historiographie militante, se fait beaucoup, ou l’historiographie même tout court, la multiplicité absolue, radicale de tous ces mouvements féministes. C’est-à-dire on parle de tout.
Rebecca Amsellem – C’est la première fois qu’on parle de tout ?
Geneviève Fraisse – Non, mais c’est la première fois que je joue ce que j’appelle le « pour toutes ». À partir de la révolution, à partir de la fin du xviiie, à partir de l’ère démocratique. C’est-à-dire que certaines qui ont pu parler
de tout dans les siècles précédents, même si elles voulaient que ça se diffuse, il n’y avait pas cette pensée de la démocratie. C’est-à-dire que le geste qu’on a est un geste qui servira pour tout le monde, ou pour toutes les femmes ou pour toute la société. C’est bien ça qui a fait peur à la Révolution française. C’est ce que j’appelle la radicalité. C’est-à-dire ce que l’une peut, toutes doivent pouvoir le faire.
Rebecca Amsellem – Tu as étudié plusieurs méthodes qui avaient pour ambition de faire évoluer la société sur les questions féministes.
Geneviève Fraisse
– C’est-à-dire que d’un côté, les études de philosophie disent que la question des femmes est inexistante. Donc, le concept de la différence des sexes n’existe pas. Ça, ça me traumatise. C’est clair et net. Et voilà, à partir de là, comment penser cette question-là ? Et ce qu’il y a en face de cette absence, c’est une absence qu’on renouvelle nous-mêmes, les féministes, par l’Hymne MLF. « Nous, qui sommes sans passé les femmes, nous qui n’avons pas d’histoire. » On se bat beaucoup sur la question du mot « esclave » qu’il y a dans cet hymne. Savoir s’il est utilisable, etc. Malheureusement, quand on traverse tous les textes des années 1800, on s’aperçoit que c’est sans
cesse employé pour qualifier la situation des femmes, au moment où on commence à dénoncer l’esclavage. Donc c’est un pot-pourri assez intéressant à décortiquer. Mais surtout, moi, je pense que le plus grave dans notre hymne, c’est la première phrase. « Nous qui sommes sans passé les femmes, nous qui n’avons pas d’histoire. » Parce que c’est faux. L’été 72, avec mon copain de l’époque, on va aux États-Unis et c’est là que je vais découvrir le journal Ms. Et il y a une page qui s’appelle Lost Women et elle porte sur Marguerite Durand et sa bibliothèque. Donc, au moment où on crie dans la rue « Nous qui sommes sans passé les femmes », j’ouvre outre-Atlantique une page d’une revue féministe qui dit : « Vous savez, il y a une bibliothèque. »
Revenons à la question quand même que tu me poses sur la méthode. La méthode est toute simple. C’est-à-dire au moment où moi, je fais ce lien entre « il y a une bibliothèque féministe » et « il n’y a pas de concept
en philosophie », on commence à vraiment beaucoup lire Michel Foucault. Et Michel Foucault, c’est le retour à des textes qui ne sont pas nécessairement philosophiques. Et donc, j’ai une autorisation, de par sa propre démarche à lui. Je suis autorisée moi aussi à consulter n’importe quel texte dans l’histoire de la pensée féministe. Ce que je vais faire. Et ce que je conseille toujours encore à des jeunes chercheuses ou étudiantes qui viennent me voir. C’est que n’importe quel texte peut délivrer de la pensée. Il y a cette idée que dans les textes qui ne sont pas canoniques, qui ne sont pas officiels, gît de la pensée. Je balaye le « Nous qui sommes sans passé ». Mais le fait de l’avoir balayé, ça ne suffit pas. Quand je vois, cinquante ans ou quarante-cinq ans plus tard, que des femmes peuvent dire : « Le féminisme a commencé avec la première vague sous la Troisième République, avec la lutte pour le droit de vote », c’était encore il y a quelques semaines à la radio, sur France Culture, j’ai mal, mais j’ai très, très mal. J’ai mal pour toutes les femmes qui ont vécu avant, pendant et qui ne pourraient pas se reconnaître dans cette caricature. Ma déception d’aujourd’hui, c’est que je croyais que depuis cinquante ans, on avait fait quand même un travail considérable d’accumulation de savoirs, de discussions, de débats
sur cette question d’histoire et d’historicité, mais que ça ne prenait pas. La raison, elle est là. Il faut sortir de la question de l’origine. Ça fait des conneries. C’est dire : « C’est nous qui avons commencé… » Non. Alors, le « Nous qui sommes sans passé », non. C’est nous qui avons un passé. Nous qui avons un passé et ce passé est complexe, il n’est pas ridicule. Chaque fois qu’on dit qu’il y a des origines, on les supprime. Et ça, c’est inacceptable.
Rebecca Amsellem – Pour toi, un des éléments qui permet d’expliquer qu’on refait les mêmes erreurs, qu’on se révolte, qu’on réforme et qu’on ne fait pas de révolution, c’est parce que le mouvement féministe a tendance à mettre une origine et donc à les supprimer ?
Geneviève Fraisse – Je ne fais pas le lien causal entre les deux, je ne me permettrais pas. Là, je me bats pour l’historicité, et on entend mon enthousiasme. C’est l’histoire qui permet qu’on ne fasse pas que des réformes. C’est 68 et sa suite, c’est Me Too, qui est un événement majeur. Moi, je l’ai dit dès le
premier jour. C’est l’histoire qui fait les ruptures. Je ne fais donc pas de causalité, je dis que ça demande un vrai travail de se représenter l’histoire comme le lieu de l’historicité des sexes, des femmes.
Rebecca Amsellem – Existe-t-il une obsession pour chaque génération féministe de se dire différente des générations précédentes ?
Geneviève Fraisse – Parce qu’elles ne font pas l’histoire. La raison est toujours la même. Parce qu’elles sont finalement rétives à l’historicité. Donc, elles continuent à être dans l’atemporel. Donc, la bataille est perdue, pour moi. Elle va être
perdue. Si on ne passe pas à l’historicité, on perdra la bataille.
Rebecca Amsellem – Il semble que nous vivons un retour de bâton, comme cela a été théorisé par Susan Faludi en 1973. C’était la Une des journaux de The Economist la semaine dernière, dans tous les quotidiens…
Geneviève Fraisse – Je ne parle pas de retour de bâton, parce que ça, c’est encore une image déshistoricisée.
Rebecca Amsellem – Pourquoi ?
Geneviève Fraisse – Parce que c’est :
« Vous avancez, on vous tape, vous reculez. »
Rebecca Amsellem – Oui. C’est le sentiment que j’ai en tout cas.
Geneviève Fraisse – Oui, mais moi, je suis persuadée qu’ils sont en train de fourbir leurs armes « Parce que Me Too, ça suffit. Ça fait quand même quatre ans que ça dure. C’est quand même beaucoup. C’est même devenu à la mode, le féminisme ». Donc je n’emploie pas l’expression « retour de bâton ». Un retour de bâton, c’est quasiment de la mécanique ouvrière ou paysanne, etc. Alors je sors de la mécanique, je plaide toujours pour ma cause
d’historicité. Et là, c’est simplement qu’on est dans un rapport de force. Nous sommes en conflit. C’est un rapport de force, un rapport de lutte contre la hiérarchie, un rapport dominé-dominant, etc. À partir du moment où on pense en ces termes, ce n’est pas une question de retour de bâton, c’est une question d’évaluation du rapport de force. Il y a un rapport de force politique et nous sommes un enjeu politique. Les droits des femmes sont réversibles. On le voit bien pour l’avortement. Entre la Pologne et le Texas. Quand le Mexique décide que ça devient constitutionnel. Alors, les Texanes vont pouvoir franchir la frontière. Et là, l’histoire est drôle. C’est d’une ironie profonde sur le plan historique, comme le disait Hegel, le féminin est l’ironie de la communauté.
Rebecca Amsellem – Lorsque nous avons discuté au téléphone pour préparer cet entretien, tu m’as dit une phrase que j’aime beaucoup, tu m’as dit : « Nous sommes condamnées à la radicalité. »
Geneviève Fraisse – Je pourrais appeler la radicalité, la cohérence ou la logique. Je mettrais tous ces termes ensemble. C’est-à-dire que tu ne t’arrêtes pas en chemin. Ce qui est très frappant dans ma fréquentation des trois derniers siècles de pensée d’émancipation des femmes, c’est tous ceux qui peuvent s’arrêter en chemin et qui vont appeler ça « La presque égalité ». Ah bon, ça existe l’expression « Presque égalité » ? Non. L’égalité, c’est là où c’est pas là.
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