Cette newsletter vous a été transférée ? Et vous aimez tellement que vous souhaitez vous inscrire ? C’est ici ! Mercredi 12 octobre 2022 La dictature de l’immédiateté condamne les femmes à l’invisibilité de leur existence. par Rebecca Amsellem Claire Marin est brillante. Mais Claire Marin n’est pas que cela. Elle est écrivaine, philosophe, enseignante à l’ENS. Claire Marin est la directrice de Philophile (Editions Gallimard), collection s’adresse à un public de jeunes adolescents, et qui aborde des thèmes de sociaux qui sont actuels dans notre société aujourd’hui. Par ailleurs, elle a écrit de nombreux livres et j’ai eu la possibilité d’en lire deux : Rupture(s), publié en 2019 et Être à sa place, publié en 2022 aux Éditions de L’Observatoire. Et ces deux livres ont profondément changé ma manière de penser les sujets abordés. J’en profite pour vous remercier pour tous vos messages suite à la newsletter de la semaine dernière – ça fait complètement plaisir. Et j’ai bien compris que aimer lire des livres et les gagner c’est quelque chose qu’on partage, donc on remet le couvert cette semaine. Nous faisons donc gagner deux exemplaires de chacun des titres suivants : Et vous pouvez également tenter de les gagner dans la semaine sur l’Instagram des Glorieuses Rebecca Amsellem – Vous écrivez dans Rupture(s), « Dans une rupture amoureuse, il reste un sentiment que les anciens amants partagent encore, celui d’une fracture intime, qui touche profondément leur identité. » Il semble que – mais ce n’est là qu’une hypothèse, la rupture dans une relation amoureuse hétérosexuelle soit davantage un symbole d’échec pour les femmes ; et un symbole de libération pour les hommes. Pensez-vous que nous pouvons faire une interprétation genrée de la rupture amoureuse ? Claire Marin – Je n’étais pas sûre qu’en faisant cette distinction genrée je rendais vraiment service. Je ne voulais pas écrire que les femmes vivraient la rupture amoureuse dans la douleur, et les hommes vivraient avec légèreté le fait de quitter leur compagne. Parce qu’il me semble qu’en en discutant, ce n’est pas si simple. Des hommes souffrent énormément et des femmes partent pour se libérer. Donc j’avais peur de tomber moi-même dans des clichés. Alors que dans Être à sa place, le chapitre sur les femmes me semblait important. Il est d’autant plus difficile pour les femmes de trouver leur place qu’il y a ce souci d’équilibre dans le trajet social et professionnel d’un homme qui est peut-être moins présent que dans celui d’une femme. ça vaut la peine de le répéter et de le redire. Il y a des choses qui mettent du temps pour être entendues et pour être conscientisées. Mais il faut se poser des questions en termes des discours. Quand j’entends, dans un contexte de garde alternée, que certaines femmes récupèrent du temps pour leurs projets personnels qu’elles n’avaient pas auparavant, ou quand j’entends de la part d’autres qui ne sont pas séparées, dire entre ironie et vérité, que si c’était le cas, elles auraient ce temps, on peut se dire que c’est aussi une question de liberté qui se joue dans le fait de ne plus pouvoir tenir dans un couple. Plus qu’un véritable désamour, c’est le manque de compréhension de l’autre, que ce soit dans un couple hétérosexuel ou homosexuel tant qu’il y a un déséquilibre et que l’un des deux est en charge complète du domestique et du familial. Je crois qu’on peut se séparer alors qu’on continue à s’aimer, parce que cela devient invivable de voir à quel point on n’est pas respecté dans ses aspirations propres. Rebecca Amsellem – Avoir son cœur brisé c’est aussi s’autoriser à avoir mal, à ne pas aller bien – or, nous vivons dans une société du paraître, où la rupture n’a pas sa place. Avez-vous anticipé le succès de votre ouvrage Rupture(s) ? Quelle est la teneur des messages que vous recevez suite au succès de ce livre ? Claire Marin – J’ai eu des retours comme celui-ci : « Enfin, on nous autorise à dire qu’on est triste, que c’est horrible, que c’est une souffrance profonde, que ça nous démolit ou nous désoriente radicalement. » Et il y a des messages de remerciements. Ce message, à côté du discours de résilience, on l’entend peu. Ces discours de dialectique nécessairement positive d’aller vers l’avant, de « ce qui ne tue pas, nous rend plus forts », de cette idée qu’on doit toujours rebondir, m’intéressaient déjà dans la question de la maladie. Alors qu’il y a des moments où on s’effondre et que c’est aussi la réalité de l’expérience humaine. C’est ce qui nous différencie des machines. Tout ne se répare pas. Il y a des blessures qui laissent des traces, il y a des moments où on a besoin d’un temps très long alors qu’il faudrait que tout soit réglé très vite. Rebecca Amsellem – Avez-vous au contraire, fait l’expérience de multitude de personnes qui vous racontent leur rupture ? Et n’en avez-vous pas marre d’entendre des histoires de ruptures ? Claire Marin – J’ai des courriers, j’ai des messages, évidemment, par le biais des messageries et des réseaux sociaux. Parfois, j’ai des demandes de conseils et parfois on pense que je suis psychologue. C’est compliqué parce que je ne le suis pas. Je ne suis pas là pour conseiller. Les gens attendent de moi des compétences qui ne sont pas les miennes et un travail d’accompagnement que je ne suis pas capable de faire. Et c’est aussi difficile parce qu’effectivement les gens font le récit des choses qui les ont le plus abîmés. Et moi, je reçois ça en masse, surtout par le biais des réseaux sociaux. Et puis aussi dans les rencontres en librairie ou aux festivals au moment des dédicaces. Il y a des histoires très lourdes. Il y a toujours quelqu’un qui pleure. Rebecca Amsellem – Dans le nouvel ouvrage, vous parlez davantage de la place des femmes, vous dites que les femmes abandonnent leurs corps à la maternité (en citant l’autrice Marguerite Duras) mais aussi leur temps à leurs proches et que de cet abandon résulte l’impossibilité de vivre ailleurs que dans l’immédiateté ? Quelle est la conséquence pour la création des femmes que d’être condamnées à vivre dans l’instant ? Claire Marin – La conséquence est simple : elles n’ont pas accès à une forme de production ou de création, quelque chose qui tout simplement atteste de leur capacité et de leur valeur, qui témoigne de leur existence, qui laisse une trace. Comme ce temps est fragmenté, les femmes font des choses qui ne se voient pas, des tâches qui sont invisibles et qu’il faut refaire. À peine on a fini de faire le ménage, de faire les courses, de faire à manger, d’habiller les enfants, etc., on doit le refaire. Et il ne restera rien, quasiment, de ces actes. La conséquence est l’invisibilité de nos existences. Rebecca Amsellem – Plus je semble en savoir, plus j’ai des doutes sur ce que je sais. C’est comme si vouloir « faire ma place » et donc être reconnue pour ce que je fais, ce que je pense ou ce que j’écris avait pour conséquence quasi immédiate de me déloger de cette place imaginaire. Claire Marin – Le doute nous préserve d’une plus grande déception. Si je suis vraiment très sûre que c’est ça ma place et qu’en y arrivant, cela ne correspond pas du tout à ce que j’avais fantasmé, la déception est énorme. Alors que si je vais vers un horizon sans être persuadée que c’est le bon, je reste ouvert à l’idée de bifurcation ou d’autre cheminement. Ce doute s’inscrit dans une dynamique. Il devient un élan plutôt que la recherche d’un aboutissement, d’une place fixe quoi qu’il arrive. Et puis c’est aussi une forme de lucidité, tout simplement, sur des temps qui sont de plus en plus incertains, sur une période où il va falloir revoir toutes nos logiques, toutes nos habitudes de pensée. On ne peut plus être dans un héritage qui était celui un peu confortable de l’inconscience, de l’insouciance. Rebecca Amsellem – Je me suis demandé si vous aviez lu Dérives, de Kate Zambreno aux éditions La Croisée. L’ouvrage est une autofiction où l’autrice se met en scène enceinte et où elle est censée écrire un livre, qui s’appelle Dérives, sur le doute. C’est une sorte de journal intime où elle parle de l’évolution de son corps, de son rapport à son corps, à son désir d’enfant qu’elle ne voulait pas du tout au début, puis finalement qu’elle apprend à accepter, malgré son non-désir de départ. Claire Marin – Je ne l’ai pas lu. Ces derniers temps, j’ai lu plusieurs textes sur la naissance comme Toucher la terre ferme de Julia Kerninon, Toutes les femmes sauf une de Maria Pourchet et celui de Renée Greusard, Choisir d’être mère. Aujourd’hui, il y a tout un champ du discours qui se libère. On porte atteinte à une représentation sacralisée de l’extraordinaire beauté de l’expérience d’être mère. Et c’est rassurant. Rebecca Amsellem – Nombre de personnes juives ont été élevées avec comme principe souvent implicite de « ne t’attache pas trop », comme s’il y avait une sorte de condamnation à l’errance. Or l’errance condamne elle-même notre existence à « une banale suite de saisons » (Pavese cité par Michel Gribinski : « On essaie de prendre racine, de se faire une terre et un pays : pour que notre chair vaille quelque chose de plus et dure plus qu’une banale suite de saisons »). Claire Marin – On peut avoir un ancrage qui se fait dans le récit, dans la narration, dans ce qui est transmis. La continuité Rebecca Amsellem – Vous dites que « reste à ta place » est avant tout une injonction. Qui, et je vous cite, « s’adresse souvent à ceux qui menacent de bouleverser l’ordre établi, les hiérarchies installées, les pouvoir dominants ». « Dans la hiérarchie du couple, de la famille, du travail, la parole de la femme, de l’enfant, du domestique, de l’ouvrier, peut ainsi être menée. » Les révolutions sociétales commencent-elles à l’intérieur de nous-mêmes ? Au moment où nous n’acceptons plus de « rester à notre place » ? Claire Marin – C’est un sentiment, une colère, une indignation, ce sentiment qui nous fait dire qu’il faut qu’on change de place, qu’on étouffe. Parfois, on ne sait pas pourquoi il faut partir mais on sent qu’il faut partir. Annie Ernaux le dit très bien, il y a des endroits où elle n’arrivera pas à se sentir à sa place quoi qu’il arrive. Peu importe qu’on y soit bien accueilli. Donc cela peut être un processus de réflexion, mais cela peut aussi être une intuition sensible, un sentiment intérieur mais puissant, qui fait que le déplacement apparaît comme nécessaire pour soi ou pour les autres. Ça peut être effectivement quelque chose de très intime, mais ça peut être aussi quelque chose de partagé collectivement. Rebecca Amsellem – L’autrice nigériane du roman Americanah, Chimamanda Ngozi Adichie, a souvent raconté qu’elle est devenue noire quand elle émigre aux États-Unis. Ce n’est pas qu’elle n’avait pas appréhendé la notion de race au Nigeria mais qu’elle était soudain noire au milieu d’une société très blanche. Plus récemment, dans une interview (FT, 14-15 mai 2022), elle précise que ce qui l’embêtait était que cette nouvelle identité lui avait été imposée et qu’elle y avait longtemps résisté. Elle raconte qu’une partie s’expliquait par ce qu’elle appelle « l’anxiété des immigrant.e.s » – la volonté de bien faire dans une société anti-Noirs et donc de ne pas vouloir être noire. Et c’est un mouvement comme #BlackLivesMatter qui lui a permis, non pas d’accepter cette identité qui lui était assignée mais de faire évoluer les stéréotypes autour de cette identité. Est-ce cela aussi pour vous, changer de place ? Ce n’est d’ailleurs pas sans rappeler la citation de Baldwin dans votre livre : « Dans le monde des Blancs, le Noir a rempli la fonction d’une étoile fixe, d’un pilier immobile. Il abandonne sa place et le ciel et la terre en tremblant jusque dans leurs fondations. » Claire Marin – Bien sûr, c’est de ne pas rester prisonnier, une place qui est souvent stigmatisante ou réduite. Une place qui devient le point par rapport auquel tout doit être pensé en opposition. Il y a cette question-là de la place que les autres m’assignent et qui pourrait être tout à fait la mienne si elle n’était pas définie de manière aussi négative. Je pense à l’ouvrage de Laure Gouraige, chez P.O.L, Les Idées noires. La narratrice ressemble beaucoup à l’auteure, c’est-à-dire une jeune femme métisse, dont la peau est plutôt claire et qui s’est construite elle-même autour de la culture occidentale, elle devient traductrice d’allemand, etc. Un jour, sur son répondeur, elle a un message d’un journaliste qui lui dit : « Est-ce qu’en tant que noire, vous vous sentez stigmatiser ? » Elle répond : « Moi qui ne me suis jamais pensée comme noire, tout d’un coup, la question d’un journaliste qui ne laisse même pas son nom me renvoie une identité dans laquelle je me suis jamais vraiment pensée. » Cette question la pousse à une forme d’introspection, elle fait des voyages en Haïti, chose qu’elle n’avait pas envisagée jusqu’alors. C’est un moment où elle est mise à une place qu’elle n’a jamais souhaité spontanément habiter ou autour de laquelle elle n’a pas souhaité se définir. Et la question, est « Qu’est-ce que je fais de cette place à laquelle les autres m’assignent » ? C’est encore un autre travail d’assumer d’être dans cette place, mais de la faire changer l’image. Rebecca Amsellem – Dans l’introduction de votre nouvel ouvrage, Être à sa place, vous parlez de la dérive des sentiments, la confusion et le vacillement intime, de ce qui nous dérange ou ce qui nous désaxe. De ce qui nous fait vivre en somme. « Être à sa place » me semble être un hommage au « habiter ses contradictions » de Geneviève Fraisse. Vous avez une écriture qui permet de repenser radicalement notre vécu, comme si la première lecture de ce qui nous arrive n’était qu’un brouillon et que vos mots permettent de dessiner ce que nous allons finalement garder. Comme les mots d’Anne Dufourmantelle ou d’Alice Miller par exemple. Est-ce une remarque que l’on vous fait souvent ? Claire Marin – Je vois beaucoup de livres abîmés, cornés, il devient un manuel au sens propre, il passe de main en main, donc ça fait ça. C’est chouette. Ça donne du sens au fait de l’écrire. C’est vrai que c’est un retour assez fréquent, c’est un texte auquel on peut revenir à différents moments. Il y a des chapitres qu’on n’est pas toujours prêts à lire, qu’on lira plus tard. C’est un compagnon de route. Ce que je recommande cette semaineL’Académie des Futurs Leaders est un programme de formation immersif pour des personnalités engagées sur des causes de justice environnementale et sociale, désireuses d’incarner une nouvelle génération politique : inspirante, empathique et guidée par des valeurs progressistes. Vous connaissez quelqu’un qui aurait toute sa place dans le programme ? Vous pouvez la nommer ici jusqu’au 23 octobre. Vu dans le magazine 50 50 👀 Ce week-end aura lieu Délivrées ! Le premier salon des livres féministes Cette semaine, on relance la newsletter Les Petites Glo. Cette année sera dédiée à… sa santé mentale. Analyses, enquêtes, recommandations viendront illuminer (n’ayons pas peur des mots) votre boîte mail deux fois par mois. Vous n’êtes pas encore abonné·e ? RDV ici 🙂 Lundi soir, Annie Ernaux était en conversation avec une autrice américaine qu’on adore… Kate Zambreno (et on peut la revoir ici). J’ai même eu la chance de l’interviewer il y a quelques mois pour la newsletter. Vous pouvez retrouver notre conversation ici. Avec Kate hein, pas Annie. Je n’ai pas eu de conversation avec Annie. Mais bientôt ? Annie ? Pour contourner l’interdiction d’avorter dans certains Etats des Etats-Unis, des militantes féministes ont eu la brillante idée d’inventer… la pilule des règles. C’est une pilule qu’on peut prendre quand nos règles n’arrivent pas alors qu’on souhaiterait qu’elles arrivent… Rien à voir avec un avortement donc 🙂 C’est un épisode du podcast Invisibilia (en anglais). Et il est toujours possible de gagner le livre de Jia Tolentino sur l’Instagram des Glorieuses 🙂 |
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