De l’importance d’être en colère, par Rebecca Amsellem
Mercredi 30 janvier 2019
La première fois que j’ai rencontrée la philosophe Geneviève Fraisse, elle m’a donnée un conseil : rester énervée, en colère. Ne pas baisser la garde et être constamment sur le qui vive. C’était il y a deux mois, je suis épuisée.
« La colère est une émotion humaine, ni bonne ni mauvaise. C’est en fait une émotion de signal. Elle nous met en garde contre l’affront, la menace, l’insulte et le mal » commence l’activiste féministe Soraya Chemaly. « Et pourtant, dans chaque culture, la colère est réservée aux garçons et aux hommes. Évidemment, il y a des différences. Ainsi, aux États-Unis, par exemple, un homme noir en colère est considéré comme un criminel, mais un homme blanc en colère a des vertus civiques. Peu importe où nous sommes, cependant, l’émotion est liée au genre. Nous enseignons aux enfants à dédaigner la colère des filles et des femmes, et nous devenons des adultes qui la pénalisent. »
« Combien de temps ça va continuer comme ça ? C’est en fait le même phénomène qu’avec l’égalité des femmes. C’est pourquoi l’une des tâches importantes de la politique actuelle est d’instaurer des conditions de vie égales ». Le plus grand enjeu politique actuel est, selon la chancelière allemande, d’instaurer un système où les conditions de vie seront égales (interview au Zeit de Merkel par Jana Hensel). Primo, quel est le lien avec le paragraphe précédent ? Il y en a un, je vous le promets. Deusio, comment arriver à cette société égalitaire ? En donnant davantage d’argent aux femmes ? Ce ne peut pas faire de mal. En élisant plus de femmes dans les instances de pouvoir ? Peut-être, mais celles qui sont en place n’ont pas l’air d’être les plus actives sur la question. Merkel l’affirme d’ailleurs : « Elles (Alice Schwarzer, Marie Juchacz) se sont battues toute leur vie pour les droits des femmes d’une manière que je ne pourrais pas prétendre avoir agi moi-même. » Il manque une composante, indispensable, à l’avènement d’un système plus égalitaire. Nous y sommes. Il s’agit de la colère des femmes.
L’essence de la sujétion des femmes dans la société patriarcale réside dans la construction de la « féminité » elle-même. On apprend aux filles et qu’on rappelle aux femmes qu’une personne se définissant comme femme ne peut pas s’énerver. Comme le dit l’activiste féministe Soraya Chemaly, « Si nous sommes confrontées à un harceleur de rue menaçant, à un employeur prédateur, à un camarade de classe sexiste et raciste, nos cerveaux hurlent: ‘Tu te moques de moi?’ Et nos bouches disent: ‘Je suis désolée, en quoi puis-je vous aider?’ ». Les femmes ne peuvent pas se rebeller contre leur condition puisque cela les ferait sortir de la définition. En somme, si vous vous rebellez, vous n’êtes plus une femme.
Les codes avec lesquels est fondée la notion de « féminité » sont les mêmes codes qui empêchent les femmes de se défendre. « De la même manière que nous avons appris à croiser les jambes et à coiffer nos cheveux, nous avons appris à ranger notre langue dans notre poche et à ravaler notre fierté ». Ces codes enferment les femmes à la fois dans l’espace privé et dans l’espace public. Par exemple, les femmes politiques font l’objet, très tôt, de moqueries lorsqu’elles dénoncent, énervées, les injustices. « Quand on ne les juge pas trop bêtes, incompétentes, on les peint comme beaucoup trop émotives pour les assemblées révolutionnaires » affirment l’historienne Mathilde Larrère et la journaliste Aude Lorriaux dans Des intrus en politique – Femmes et minorités :
dominations et résistances (Editions du détour). On ôte la légitimité des femmes en politique en utilisant leurs émotions et en le justifiant biologiquement. « Quand les femmes, continuent-elles, ne sont pas présentées comme des mères sans cœur, elles sont caricaturées en esclaves de leurs humeurs. Les médecins de la fin de l’Ancien Régime avaient même une explication pour cela : la matrice ! Et oui, l’utérus (dont certains allaient même jusqu’à l’imaginer baladeur…) influerait sur le cerveau, rendant la femme prompte aux émotions incontrôlées, aux larmes, aux cris. ‘Hystérie’ vient du mot ‘utérus’, ne l’oublions pas. On parle du ‘sexe faible’ .. Les femmes politiques savent que toute manifestation d’émotion les renverra à cette case des ‘faibles’. »
Bien sûr, les femmes ont « le droit » d’être en colère. Mais dans un cadre précis indique Soraya Chemaly. Elles peuvent être en colère en tant que mère qui veut protéger ses petits, elles peuvent être en colère envers d’autres femmes, elles peuvent être en colère contre des personnes qui ont un niveau social inférieur au leur dans un système raciste et xénophobe. Lorsqu’elles sortent de ce cadre, lorsqu’elles sont énervées contre une injustice dont elles font l’objet par exemple, on leur colle des étiquettes stéréotypes. « Choisissez votre saveur. Êtes-vous une Latina épicée quand vous êtes en colère ? Ou une fille asiatique triste ? Une femme noire en colère ? Ou une blanche folle ? Choisissez ».
Cette frustration, en plus d’avoir des conséquences politiques, a des conséquences médicales rappelle l’activiste. « La colère est maintenant impliquée dans toute une série de maladies que l’on considère à tort comme des ‘maladies de femmes’. Taux plus élevés de douleurs chroniques, de troubles auto-immuns, de troubles de l’alimentation, de détresse mentale, d’anxiété, d’automutilation et de dépression. La colère affecte nos systèmes immunitaires, nos systèmes cardiovasculaires. Certaines études indiquent même que cela affecte les taux de mortalité, en particulier chez les femmes noires atteintes de cancer. »
J’ai longtemps cru au seul pouvoir de la révolution féministe par l’imagination : lorsque les activistes auraient réussi à mettre en lumière les intellectuelles longtemps invisibilisées, nous saurions. Nous aurions les codes pour renouveler le système en place. Mais ce n’est pas tout. Nous devons également légitimer nos émotions. Écoutons Geneviève Fraisse, écoutons Soraya Chemaly, restons énervées.
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