Mercredi 23 décembre 2020
Plus que deux jours avant la fin de de cette année #OnTientBon.
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Dans une utopie féministe, nos travaux seront inutiles, l’entretien de Audrey Célestine et Aïssa Maïga par Rebecca Amsellem (Twitter, Instagram).
La newsletter du jour est une interview de Audrey Célestine et Aïssa Maïga portant sur les utopies féministes. Audrey Célestine est maîtresse de conférences en sciences politiques à l’université de Lille, et elle a été membre du Comité national pour l’histoire et la mémoire de l’esclavage. Son expertise et son domaine de recherche portent notamment sur les mobilisations en France et aux États-Unis. Et elle êtes l’autrice de l’ouvrage récemment paru Des vies de combat aux éditions L’Iconoclaste, préfacé par notre autre invitée, Aïssa Maïga, qu’on ne présente plus mais que je vais présenter quand même. Elle êtes comédienne, elle a été
nommée dans la catégorie meilleur espoir féminin lors de la 32e cérémonie des César et a reçu diverses récompenses autant en France que dans nos pays voisins. Si elle ne se définit pas comme activiste, elle est engagée, notamment pour plus de diversité dans le monde du cinéma. Et, à ce titre, elle est notamment membre du collectif 50/50 et « Noire n’est pas mon métier ».
L’objet de cet entretien du Club des Glorieuses est de proposer une réflexion sur les utopies féministes. C’est pourquoi chaque mois ou presque, j’invite des intellectuelles à parler d’utopie féministe. Pourquoi je parle d’utopie ? Et là, je sais que je me répète tous les mois, mais
j’insiste. Parce que cela nous sert à avancer, cela nous donne de l’espoir, un but, un horizon vers lequel on tend. Cela rappelle la définition du mot par Eduardo Galeano : « L’utopie est à l’horizon. Je m’approche de deux pas ; elle recule de deux pas. Je fais encore dix pas et elle s’éloigne en courant de dix pas encore. J’aurais beau avancer, je ne l’atteindrai jamais. À quoi sert donc l’utopie ? Elle sert à cela : continuer à avancer. » L’utopie est la direction dont nous avons besoin pour continuer à espérer. C’est un honneur pour moi de vous accueillir au Club des Glorieuses ce soir, je vous en remercie infiniment. Je voulais juste commencer par dire que j’ai adoré le livre que vous avez écrit, Audrey, et que vous avez
préfacé Aïssa. Des vies de combat est un livre pionnier qui met en lumière le rôle crucial que les femmes noires ont joué dans notre histoire et l’invisibilisation de ces rôles par les hommes blancs mais – surtout – par les femmes blanches. La lutte féministe n’a pas lieu d’exister – et n’existerait pas – sans les sacrifices des femmes noires et des femmes racisées en règle générale. Nous allons aborder trois thèmes ce soir : l’importance de la parole et de la légitimation de la parole des femmes noires dans notre société ; les techniques de mobilisation pour faire exister les femmes noires dans une société blanche et raciste pour mener à la révolution et, enfin, votre vision quant à
l’utopie que vers laquelle nous souhaitons tendre.
Thème 1 : la parole
Je voulais commencer par vous Aïssa Maïga et par le discours poignant que vous avez donné à la dernière cérémonie des Césars. Vous y avez fait un plaidoyer majeur en faveur de plus de diversité dans le cinéma français et dans la société française. Vous y avez dit, et je me permets de vous citer : « Dès que je me retrouve dans une grande réunion du métier, je ne peux pas m’empêcher de compter le nombre de Noirs et de non-Blancs dans la salle. J’ai toujours pu compter sur les doigts d’une main le nombre de non-Blancs. » Vous avez poursuivi en disant : « On a survécu au whitewashing, au blackface, aux tonnes de rôles de dealers, de femmes de ménage à l’accent bwana, on a survécu aux rôles de
terroristes, à tous les rôles de filles hypersexualisées. » Je suis convaincue qu’il y aura un avant et un après de ce discours. Qu’en pensez-vous ? (pas de pression hein). Mais quel état d’esprit vous étiez quand vous avez eu l’idée de faire ce discours, et quand vous l’avez prononcé sur la scène des Césars ?
Aïssa Maïga
Je dirais que tout a commencé il y a vingt-cinq ans, quand j’ai démarré dans le métier. Je sortais du lycée, j’étais encore empreinte de tout ce que j’y avais appris. J’étais pleine de rêves de théâtre, de cinéma, de rôles, et j’avais aussi à cœur de participer à des projets qui pouvaient avoir un impact positif sur la société. Je me suis mangé une grosse claque lorsque j’ai dû passer d’un endroit qui est le lycée, un endroit où on vous demande, comme à tous les autres élèves, d’apprendre des textes par cœur, d’être capable d’argumenter, de faire preuve d’esprit critique… Tous ces textes-là m’étaient finalement refusés au théâtre. C’est allé
crescendo pendant un quart de siècle. Finalement un quart de siècle, c’est long. Il s’est passé plein de choses pendant ces vingt-cinq ans : j’ai vécu des choses qui m’ont donné de l’espoir, j’ai rencontré des personnes incroyables dans mon métier. Mais j’ai aussi pu constater que le fait d’être quasiment une des seules [femme noire], c’était une sorte de mirage. Je me disais parfois c’est le moment, c’est maintenant, c’est en train de se normaliser, et puis finalement non. J’étais quasiment la seule pendant très longtemps, et ma colère a grandi. J’ai quand même réussi à donner corps à cette colère à travers l’écriture de mon livre Noire n’est pas mon métier, dans lequel
j’ai proposé à quinze actrices françaises noires et métisses de témoigner. Je suis également en train de terminer une enquête qui prendra la forme d’un documentaire, et qu’on a tourné au Brésil, aux États-Unis et en France. Tourner en France a été d’abord passionnant : j’ai pu comprendre vraiment les choses qui bloquent, et j’ai surtout compris qu’il y avait un réel manque de volonté politique. J’irais même jusqu’à dire un déni, un refus [d’améliorer la situation pour les personnes noires]. En février 2020 après #metoo, soit un moment qui cristallise quand même les mouvements féministes renouvelés, il m’était inconcevable de me remettre un prix sur cette scène des Césars sans que je ne dise
quelque chose. Je l’ai dit très clairement, j’ai été transparente avec les organisateurs de la cérémonie, et ils étaient justement très contents à l’idée que j’allais délivrer un discours qui allait réunir. Mais ils n’ont pas eu le récit que je viens de vous faire. Pour moi, il n’était pas question de réunir ni de séparer, je n’avais pas tout ça en tête : j’avais plutôt envie d’exprimer frontalement un ras-le-bol, une impatience, et en même temps un optimisme.
J’ai un amour profond pour l’être humain, je n’ai pas d’aigreur, mais je ressens de la colère, et elle est assumée. Maintenant que je suis mère, même si ça fait longtemps que je
le suis, je pense également à la transmission. Je parle comme une vieille, mais voilà l’état d’esprit dans lequel j’étais, et il fallait que je sois entendue, et non captive du moment. J’ai préféré au contraire prendre la salle en otage ! Ça ne s’est pas passé exactement comme ça, mais j’avais vraiment envie d’être maîtresse de ce moment-là.
Rebecca Amsellem Et vous pensez que cette colère a été entendue ?
Aïssa Maïga Oui, elle a été entendue, c’est drôle les réactions que ça a provoqué. C’était un moment d’effroi pour beaucoup de gens qui ne s’y
attendaient pas : une actrice noire, une belle robe… Je donnais en miroir l’idée de progrès, l’idée qu’on y arrive, qu’on est des gens bien. Ce discours ne correspondait pas du tout aux attentes implicites : pour certains, ce n’était pas le moment. Ça a provoqué un rejet, des gens qui, soyons honnêtes, sont clairement mes ennemis : je n’ai pas l’intention de conquérir la fachosphère. Mais je ne m’attendais pas à faire une telle impression dans leurs esprits, à recueillir autant d’attention de leur part. Ces gens sont terrifiés par le devenir humain qui sera forcément fait de mélange, d’évolutions qui nous échappent. Quelques mots dits par une actrice ce soir-là, pour eux, c’était comme un os à ronger :
visiblement, ils se sont régalés. Par ailleurs, j’ai constaté que cette réaction était due au fait que j’avais occupé une plate-forme gigantesque : la cérémonie des Césars, et tout ce que ça entraîne en termes de visibilité sur Internet. Cette visibilité a permis une énorme adhésion et j’avoue avoir été très surprise : je ne m’attendais pas à un truc de cette ampleur-là. Je ne m’attendais pas non plus à ce que mes mots résonnent de cette manière auprès des féministes, auprès de certaines minorités, et auprès de personnes moins jeunes, qui se battent depuis très longtemps. Mais bon, plus grande est la plate-forme, plus grande est l’agressivité en face, c’est le jeu.
Rebecca Amsellem Audrey Célestine, l’ouvrage que vous venez de publier, Des vies de combat : femmes, noires et libres, devrait être un manuel obligatoire pour tous les élèves de ce pays. De tous les pays d’ailleurs. Au même titre que Ratus et Mina (on va voir qui comprend la référence en fonction de l’écart d’âge). Vous parlez du discours pionnier de Sojourner Truth dans lequel elle aurait dit « Et moi, ne suis-je pas une femme ? » ; du rêve de Paulette Nardal qui voulait construire une internationale pour créer des liens entre les Noirs du monde entier de Zora Neale Hurston et de sa phrase « J’ai le culot de suivre ma propre voie, même si elle est difficile, plutôt que de monter dans le
wagon des illusions ». Quelle était votre ambition en écrivant ce livre ? Quelle en serait votre conséquence rêvée ?
Audrey Célestine Je pense que mon ambition pour ce livre était, au même titre que pour mes autres travaux académiques, d’expliquer ce que ça fait, ce que ça provoque dans des vies, d’être racialisé.e comme Noir.e dans différents contextes. Je voulais également mettre en valeur des vies singulières, en montrant une soixantaine de manières différentes de réagir face à ça : j’ai voulu à la fois montrer les effets de la racialisation dans différents pays à des époques différentes, et retourner le fardeau de l’assignation.
C’est pourquoi j’ai décidé de donner les petits détails de la vie des femmes dont j’ai fait le portrait, les gestes de fragilités, en soi des vies racontées avec assez de place pour se déployer. On se rend alors compte que les gens n’ont pas nécessairement de réflexes identitaires ou ethniques, comme on le simplifie très souvent. Certain.e.s vont retourner le stigmate, d’autres ne vont même pas l’envisager comme tel, d’autres encore vont être écrasé.e.s par ce stigmate racial. Rassembler ces vécus-là, c’était présenter à plus de monde ce qui est pour moi tout à fait normal, à savoir rendre la pleine humanité à des femmes pour lesquelles elle a trop souvent tendance à être niée. Cette hostilité que suscite la
simple présence d’une femme noire dans l’espace public est absolument démentielle. Aujourd’hui encore, l’une des femmes dont je fais le portrait, Mame-Fatou Niang, a été attaquée par deux députés lancés dans une espèce de chasse aux sorcières maccarthyste : dans ce contexte-là, on attaque toute personne qui pense de manière fine la question raciale. C’est terrifiant, mais en même temps ces réactions sont la preuve que nous sommes en train de secouer quelque chose. Mes ami.e.s me disaient souvent « you are a crybaby », c’est-à-dire que j’ai la larme facile. Mais la larme à l’œil ne cache pas une force, une envie d’avancer. C’était ça mon ambition en faisant ce livre. Je disais à mon éditrice,
Charlotte Rotman, que mon rêve serait que ce bouquin tombe entre les mains des plus jeunes, et qu’iels se disent qu’iels connaissent déjà tout ça, que ce livre ne sert à rien. Voilà mon ambition : que ce livre soit un rappel, que les détails de ces vies soient tellement connus, que ce soit rébarbatif d’avoir à le lire.
Rebecca Amsellem C’est tout ce que je souhaite également. Il y a un autre élément du livre, c’est qu’on se rend compte à quel point le travail des femmes noires a été invisibilisé dans la lutte pour le droit des femmes. Je me demandais si c’était une des ambitions du livre, car c’est clairement un de ses intérêts. J’ai découvert une tonne de femmes
sans qui on ne serait pas là. Je me suis rendu compte avec votre ouvrage, qu’à partir du moment où les femmes blanches ont eu le droit de vote, elles ont invisibilisé tout le travail des femmes noires qui leur ont finalement permis d’accéder à ces droits-là.
AUDREY CELESTINE Ce livre se fonde sur les travaux d’autres : de nombreuses historiennes, d’historiens aussi, de militantes… Il s’appuie sur des travaux de générations de femmes. Cette année est un peu particulière car 2020 marque le centenaire de l’obtention du droit de vote des femmes aux États-Unis. On a à la fois beaucoup de conférences pour célébrer ce centenaire, mais également beaucoup de travaux montrant la place très
importante des femmes noires dans le mouvement du droit de vote, alors même qu’en pratique elles n’ont pas pu exercer ce droit avant 1965. Il y a un très beau livre qui s’appelle Vanguards, de Martha Jones, qui revient sur toute cette histoire-là, des femmes qui se mobilisent, qui prennent le bus ensemble, qui marchent ensemble dans cette première partie du xxe siècle. Ces histoires de femmes qui tombent dans l’oubli et qui sont récupérées par d’autres femmes trente, quarante, cinquante ans plus tard, je trouve que ce sont des histoires formidables. Effectivement il y a des configurations historiques, des moments, des actions
volontaires de certain.e.s même, lors duquel on se dit que la lutte n’est pas importante, que l’important est le droit de vote des femmes. Finalement, cette vision s’est imposée avec une définition étriquée du mot femme. C’est pourquoi cette notion d’invisibilisation des femmes noires est très centrale au livre.
Rebecca Amsellem Aïssa Maïga, vous avez signé une préface à ce livre en forme de tribune politique. Vous dites : « La redécouverte des combats publics et des luttes intimes des femmes noires, effacées de l’Histoire pour la plupart, le récit de leur détermination autour du fil de leur désespoir nous aident à vivre. Qui est ce “nous” ? Les héritières
directes, parce que femmes et Noires confrontées aux mœurs discriminantes de notre époque. » Pourquoi remettre en perspective l’histoire fondamentale pour l’avenir des femmes ?
Aïssa Maïga Parce que nous sommes des êtres de mémoire et de représentation. Parce qu’au moment où les premier.e.s humain.e.s sont arrivé.e.s sur terre, iels ont eu besoin de se représenter sur des cavernes pour donner un sens, comprendre, appréhender l’incertitude…
On raconte des histoires dans toutes les civilisations. Ces histoires sont faites de symboles, mais aussi de mémoire, qu’elles soient intimes ou non. C’est à travers cette mémoire et des projections
qu’ont fait de cette mémoire, de l’idée qu’on se fait de l’être humain, de l’avenir, qu’on arrive à se construire C’est pourquoi je prends le travail d’actrice-interprète très aux sérieux. Tout d’abord parce qu’il m’aide à vivre, mais aussi parce que je pense qu’il a une fonction sociale fondamentale.
Le fait d’avoir été invitée à rédiger la préface de Des vies de combat m’a énormément touchée, mais j’étais très impressionnée, je ne savais pas trop ce que j’allais dire. Je m’incline devant le travail qu’a effectué Audrey, car il s’agit d’un travail colossal. C’est une somme qui n’existait
pas. Il faut avoir ingéré et compris toutes ces histoires, y compris la sienne propre pour être capable de les synthétiser et donner envie à autrui de les lire, de les découvrir. Ça me paraît complètement démentiel. Je me suis demandée quelle était ma place dans tous ça. Charlotte Rotman, qui était aussi l’éditrice de Noire n’est pas mon métier, qui est une femme que j’adore, m’a aidé à appréhender tout ça. Je me dis qu’il y a une sorte de passage de relais d’une génération à l’autre, d’un sujet à l’autre, et c’est une fierté que d’appartenir à un moment qui est celui qu’on traverse aujourd’hui, qui est celui qui nous mène à avoir cette discussion ensemble :
elle n’aurait pas eu lieu de cette manière il y a quelques années. Il y a vraiment une nouvelle génération qui prend tout ça à bras-le-corps, avec une intersectionnalité qui devient naturelle. Je me suis dit avec beaucoup d’humilité qu’il était peut-être temps de poser des mots sur ce qu’on est en train de vivre, sur ce qu’est le sens de redonner vie, redonner corps à des femmes oubliées, piétinées, broyées même par l’histoire. D’autres se sont élevées avec une espèce de grâce démentielle, avec leurs propres armes et c’est peut-être maintenant qu’il faut arriver à remplir ces vides, à donner du sens et à s’inscrire avec fierté dans le paysage : on ne vient pas de nulle part.
Le collage n’a rien à voir avec l’interview mais je le trouvais pas mal.
Rebecca Amsellem On a une première question pour Audrey Célestine. Comment avez-vous sélectionné les femmes dont vous avez parlé dans votre ouvrage ? Avez-vous une méthodologie particulière pour les choisir ?
Audrey Célestine J’ai adopté une méthode classique chez les chercheurs et chercheuses en sciences sociales : le bricolage. Je le dis de manière très honnête : on bricole. J’exagère peut-être un peu.
Dans mon livre, il y a une surreprésentation des femmes des Caraïbes : je travaille notamment sur les femmes caribéennes, je suis martiniquaise, j’ai grandi avec
l’influence des femmes américaines. Il y a moins de femmes du continent africain, et l’ensemble du monde n’est pas représenté et je commence au milieu du xixe siècle – je travaille sur la période contemporaine. Il y a également beaucoup de femmes de lettres, car je suis une littéraire contrariée. L’un des critères de sélection était d’avoir une histoire un peu intime avec ces femmes. Prenons par exemple Sarah Vaughan : ce n’était pas une évidence de l’avoir dans le livre, mais j’ai une histoire personnelle, une histoire familiale liée à elle. Ce fut un portrait difficile à raconter mais je l’ai fait quand même. Je suis tombée un peu plus par hasard sur Zora Neale Hurston, que je ne connaissais pas bien : je me suis
plongée dans son travail, et je me suis demandé comment j’ai fait pour vivre jusque-là sans Zora Neale Hurston ! C’est incroyable. Des femmes m’ont amenée à d’autres femmes : j’avais quelques classiques en tête, et j’en ai ajouté au fur et à mesure. J’ai découvert il y a quelques années le travail d’Alice Diop, et je voulais absolument l’inclure.
Ce que disait tout à l’heure Aïssa sur le métier d’actrice était très juste : la question de la représentation visuelle est très importante. En tant qu’Antillaise, notre histoire est extrêmement violente : c’est celle de la création des races. On y a survécu et on a construit tout un tas de choses.
On est malgré tout dans un monde forgé par des catégories de ce temps-là et il faut faire avec, essayer de s’en sortir et effectivement tendre vers une utopie. Avoir des femmes qui prennent ces questions-là à bras-le-corps, et qui, à contre-courant, vont filmer des visages, leur redonner du sens, de l’épaisseur de l’humanité… Je suis vraiment sensible à leur travail, à ces images. Ce sont elles qui vont provoquer un sentiment, une émotion, chose que les travaux universitaires n’arrivent pas à provoquer, ou ne provoque que très rarement. Cette capacité à raconter des histoires, j’en parle dans le portrait de Toni Morrison en disant qu’il s’agit de la supériorité de la littérature sur l’histoire.
J’enseigne plutôt l’histoire et les sciences sociales mais cette force de l’imagination qui est présente chez ces femmes-là, qui est présente dans le cinéma, dans la littérature, qui permet d’inventer des mondes, est pour moi très importante ! Dès le moment où ma carrière était bien installée, j’ai pris des libertés en allant piocher dans ces mondes-là pour mes recherches, et ça se ressent dans le livre. Comme je disais, c’était beaucoup de bricolage. Certaines personnes ont été choquées d’y voir un portrait de Beyoncé. Pourtant, on l’a vu grandir, on l’a vu se politiser, qu’on aime ou non, j’ai eu envie d’avoir des portraits de ce style également, pas seulement des femmes
classifiées comme militantes ou activistes. J’ai parfois même ajouté des femmes qui récusent le terme, qui rejettent ces représentations, mais qui malgré tout, représentent quelque chose aux yeux du monde.
Thème 2 : la mobilisation et la révolution. Quelles sont les techniques de mobilisation pour faire exister les femmes noires dans une société blanche et raciste pour mener à la révolution ?
Rebecca Amsellem Audrey Célestine, vous avez écrit un article brillant sur « L’espace des mobilisations minoritaires des citoyens d’origine caribéenne en France et aux
États-Unis ». Dans ce texte, vous analysez le recours de ces deux populations aux « espaces de mouvements sociaux » pour définir, et je vous cite, « les logiques sociales et politiques au principe de l’expression d’identités collectives fondées sur des labels ethniques ou raciaux ». En quoi la configuration des collectifs mobilisés de ses participant.e.s aux mobilisations permet de comprendre comment les mobilisations et les actions protestataires sont prises en compte dans les décisions politiques ? En d’autres termes, peut-être moins académiques, y a-t-il une bonne méthode pour arriver à nos fins ?
Audrey Célestine Cet article est vraiment ancré dans mes recherches de thèse,
dont le but était de comparer la France et les États-Unis, des pays qui sont généralement pensés comme étant complètement différents du point de vue de l’appréhension des minorités. J’ai choisi de me concentrer sur le cas des Antillais pour la France, et des Portoricains aux États-Unis. Dans les deux cas, les populations avaient migré vers ces pays en tant que citoyens. Ça m’intéressait d’observer un déplacement de citoyens qui n’avaient pas totalement les attributs de la citoyenneté. Je me suis donc posé la question : dans cette configuration comment font-ils pour faire avancer leur cause ? Quelle est leur cause d’ailleurs ? Mais aussi comment les gens adhèrent-ils et participent-ils à des mouvements ? C’était vraiment
fascinant, de voir les injonctions à l’assimilation, qui sont bien plus fortes qu’on ne le soupçonne. En France, ces injonctions existent aussi, et viennent des pouvoirs publics, qui imposent des formes de catégorisations ethniques et raciales extrêmement fortes, mais plus discrètes. Dans ces deux contextes, il a fallu que les populations s’adaptent. En France les associations vont s’appeler « associations d’ultramarins ». Je ne connais aucun Antillais qui va, individuellement, s’appeler « ultramarin ». Un département d’outre-mer n’est pas un lieu, c’est une dénomination en lien avec une ex-métropole : finalement, ça ne veut rien dire. Je viens de Martinique, je ne suis pas ultramarine. Malgré tout dans les arènes, c’est efficace
de procéder comme ça, même si tout le monde sait qu’ultramarin signifie globalement Noir. J’étais également intriguée de voir comment les gens utilisaient parfois des référents raciaux et parfois pas. C’est souvent lorsque les liens avec l’État se brisent, lorsque essayer de faire avancer la cause en suivant les méthodes préconisées, logiques, ou les thématiques proposées par l’État, ne marchent plus, qu’on rentre alors dans ce qu’on va désigner comme des formes de radicalisation. Alors, on pourra observer des mobilisations plus disruptive, dans le sens anglais, c’est-à-dire qu’on va commencer à perturber le calme ambiant préconisé par l’État.
Chose assez incroyable, du
côté portoricain a été leur capacité à organiser leur communauté selon leurs propres règles. Dans les écoles et lycées globalement abandonnés par le gouvernement, un système de soutien des enfants a été mis en place : si les jeunes n’avaient pas déjeuné le matin, on leur proposait un repas, si les gamins étaient en difficulté, on leur attribuait un mentor. Après l’école étaient également organisés des cours d’histoire des Portoricains afin de développer un sentiment de fierté au sein de la communauté. Pour certains, ces démarches étaient vues comme identitaires. Je suis arrivée sur le terrain des années après ces mobilisations, parfois, la plupart des Portoricains du quartier étaient même partis et des
gamins venant des quatre coins du monde les avaient remplacés. Pourtant, ces cours d’histoire persistaient : enseigner l’histoire portoricaine était une manière d’honorer l’histoire d’un peuple colonisé, fier de ses racines : il s’agissait donc d’une histoire qui valait le coup d’être racontée, qui rentrait dans le domaine de la culture générale. L’antiracisme ne passe pas que par l’éducation, mais il s’agit sans aucun doute d’un élément important.
Rebecca Amsellem Aïssa Maïga, dans votre discours à la cérémonie des Césars vous vous adressez directement aux personnes qui sont aujourd’hui à la table des négociations. Vous dites
« Quand vous êtes dans des lieux où se décident où vont les financements, pensez inclusion. » Quelles solutions proposez-vous ?
Aïssa Maïga Je pense qu’il faut tout faire. Seul.e, on ne peut pas tout faire, d’où l’intérêt d’être nombreux et de créer des coalitions. En France, je crois qu’on a un système de financement et de soutien à la culture qui est extraordinaire et je ne vois aucune raison de ne pas tout faire pour qu’il s’améliore, de ne pas faire pression sur les personnes qui dirigent et qui ont les clés du pouvoir malgré tout aujourd’hui. Delphine Ernotte qui dirige le groupe France Télévisions, a fait un travail très important sur la
parité au sein du groupe : devant la caméra, au niveau du nombre d’expertes dans les émissions dédiées, dans les centres de décision, de créations… Mais la diversité a été le parent pauvre de ce programme. Aujourd’hui, parce qu’il y a une pression sociale qui commence à être importante, parce qu’on est dans une période particulière avec le mouvement Black Lives Matter, parce qu’elle a dû rendre des comptes au CSA (qui est le gendarme de la télévision en France), pour assurer sa réélection pour son second mandat à la tête de France Télévisions, elle a dû faire une annonce forte et sans équivoque qui allait dans le sens d’une volonté de travailler à favoriser et encourager la diversité partout au
sein du groupe. Je ne suis pas devin, je ne sais donc pas ce qu’il en sera, mais ce genre de déclarations sont des choses sur lesquelles on pourra s’appuyer pour demander des résultats concrets. Et je pense qu’il y a de la bonne foi chez certaines personnes. C’est un exemple parmi d’autres. Je commence à avoir une compréhension un petit peu plus précise des rouages des financements : la France est un petit pays au niveau démographie, et pourtant, on produit plus de trois cents longs-métrages par an. Aux États-Unis, c’est six cent soixante. On est également une exception en Europe, un cas unique. Je pense donc que ce système n’a pas que des aspects négatifs. En revanche, il a des insuffisances et je pense qu’il faut mettre la pression très sévèrement dès
maintenant afin d’y pallier, et demander qu’on nous rende des comptes. Mais pour demander des comptes, il faut avoir des mesures en place, et pour l’instant, on ne les a pas. On a donc besoin d’inventivité, de créativité aussi autour de cette idée de changement.
Rebecca Amsellem J’ai vu qu’il y avait une proposition à l’échelle européenne pour mettre en place des statistiques pour mettre en lumière les inégalités au sein des sociétés, mais en tout cas je suis d’accord avec vous, et je partage votre optimisme aussi, j’ose espérer qu’on va dans le bon sens. Audrey Célestine, dans un ouvrage collectif, vous avez écrit un chapitre sur « L’action collective et labellisation
ethnique : les Portoricains de New York ». Vous y décrivez les limites du multiculturalisme américain actuel et notamment des labellisations des minorités. Par exemple, cette labellisation ne prend pas en compte l’hétérogénéité au sein des populations et gomme un certain nombre de revendications. Par ailleurs, cette labellisation semble venir du pouvoir étatique et non pas des minorités elles-mêmes. En France, le pouvoir étatique est plus que réfractaire aux labellisations (notamment pour invisibiliser toutes les revendications des minorités). Existe-t-il un entre-deux possible ?
Audrey Célestine C’est une des idées très importantes de la
thèse : montrer que les étiquettes, les labels, les catégories ethno-raciales, sont le fait des pouvoirs publics, et non des populations qu’elles désignent. On retourne beaucoup les choses, comme si les gens avaient des fièvres identitaires, comme si ça sortait de nulle part. Au départ il y a des catégories : elles ne sont pas les mêmes selon les pays, ce qui montre bien à quel point la race est quelque chose de contextuel. Dans le cas des États-Unis, il est fascinant de regarder les catégories évoluer au fil du temps : les Mexicains sont blancs dans les années trente, et ils deviennent autre chose par la suite… On a beaucoup parlé du latino vote, le vote hispanique aux États-Unis. Beaucoup de personnes s’étonnaient de voir des personnes assignées à
cette catégorie voter pour Trump. Mais dans les Latinos, il y a des Cubains âgés qui vivent à Miami, il y a des personnes identifiées comme blanches qui viennent de pays dont le label socialiste est très problématique, et qui ne voteront donc jamais à gauche. Tous ces éléments sont importants, y compris chez les populations noires : certaines personnes sont très conservatrices, et d’autres plus jeunes sont woke, et aussi complètement différents des jeunes Noir.e.s de New York : ces personnes n’auront pas la même opinion, mais voteront de manière à défendre un intérêt global commun. En France, ces personnes ne voteraient certainement pas pour le même parti politique, alors qu’aux États-Unis, il n’y a que deux partis qui comptent, on doit donc
mettre ensemble des gens qui ne pensent absolument pas de la même manière. C’est donc vrai : les catégorisations existent en premier lieu, et sont, seulement après, réappropriées pas les populations, qui retournent ces catégories d’oppression. Ils en font des catégories de politique publique afin de lutter contre ces mêmes oppressions et faire avancer les politiques en faveur des minorités. Le contexte français est différent, il y a une histoire très complexe. On a besoin d’une plus grande inventivité. Il n’existe pas de catégories qui iraient à tout le monde, or l’objectif serait d’avoir le maximum de personnes qui puissent répondre, donc on parle parfois d’auto et d’hétéro-identification, c’est-à-dire se demander non pas comment
les personnes s’identifient elles-mêmes, mais comment elles pensent qu’on les identifie. Ce n’est pas la même question, et dans une visée de lutte contre les discriminations dans le contexte français, ce serait tout à fait sensé ! Ainsi, je peux me sentir Martiniquaise, la créolité à fond, ne pas définir en tant que femme noire, et pourtant je sais qu’on me voit d’abord comme une femme noire. Ainsi la France pourrait être une source d’inventivité pour créer des labels dans le but de lutter contre des phénomènes extrêmement réels, sans pour autant copier un modèle issu d’un contexte très différent qui ne fait pas forcément sens pour les gens.
Thème 3 : l’utopie
Rebecca Amsellem Maintenant projetons-nous. La révolution est faite. Nous ne la connaîtrons peut-être pas de votre vivant (quoi que). L’entre-deux révolutionnaire est terminé, nous vivons dans une société féministe, antiraciste, inclusive, postcapitaliste. Le rêve quoi. Aïssa Maïga, vous avez d’ailleurs cet optimiste dans votre préface « Notre époque convoque son lot d’anxiétés, une peur des lendemains (économiques ou environnementaux), mais elle porte aussi en germe les possibilités d’un monde plus juste. Montagne indomptée mais franchissable puisque tant de femmes, avant nous, se sont dressées pour
réclamer leur dû : la liberté, l’égalité et la dignité. » Pour vous, à quoi ressemble cette société.
Aïssa Maïga Utopique ? Oh, elle ressemble… C’est assez vertigineux, ça veut dire qu’il y aura eu une révolution assez holistique, à la fois dans le rapport de l’homme à son environnement, dans le rapport des humains entre eux dans les familles, les familles ne se définiront sans doute plus de la même manière… Je pense que la question de l’orientation sexuelle ou de l’identité de genre aura été totalement pacifiée et qu’il y aura une espèce d’hybridation… Les familles, risquent de devenir un endroit de rêve,
alors que pour l’instant, on sait qu’elles sont souvent des endroits de déviance et de brutalité (pas toutes, heureusement). Dans ce monde, nous et nos discussions de 2020, on paraîtra comme des hommes et des femmes préhistoriques, et ça serait tant mieux ! Ça me fait beaucoup rêver, ça me donne envie de me projeter…
Rebecca Amsellem Audrey Célestine, dans votre postface, et dans cette utopie où tout le monde connaîtra les figures décrites dans votre livre par cœur, où toutes ces femmes auront des rues et des statues à leur nom, vous rappelez une lettre de James Baldwin à Angela Davis dans laquelle il dit que l’histoire des États-Unis « s’est construire sur une oppression qui a conduit
des hommes, des femmes et des enfants à détester qui ils et elles étaient parce que “noir.e.s” ». À quoi ressemble une société où le combat pour l’estime de soi lorsqu’on est racisé.e est gagné ? Et comment cette estime de soi sera vécue dans cette société ?
Audrey Célestine Si je tire le fil jusqu’au bout, c’est-à-dire qu’on se mette d’accord sur le fait qu’il ne s’agit pas d’une étape intermédiaire, on dirait que ça n’a plus aucun sens, la notion même de « race » n’aura plus aucun sens. Tony Morrison dit la même chose. Elle veut plonger dans l’identité noire, elle veut créer un canon
littéraire noir, mais son objectif réel est d’écrire un roman dans lequel elle n’a pas à préciser que la personne est noire, comme dans la plupart des romans où on ne précise pas que la plupart des personnages sont blancs. On observerait un tel démantèlement de la notion de race que ça n’aurait plus de sens de préciser ce genre de choses. Si quelqu’un tombait sur Des vies de combat j’aimerais qu’on se dise que c’est soit de la fiction, soit de l’histoire très ancienne. J’aimerais qu’on peine à concevoir la nécessité, à une époque, de créer un livre pareil. Voilà, ça peut être ça l’utopie, un monde où Des vies de combat est une fiction.
Rebecca Amsellem Pour terminer, une question de Cécile qui est tellement importante aujourd’hui : « Lorsque les luttes pour l’égalité semblent interminables et perdues d’avance qu’est-ce qui vous permet de garder espoir ? »
Aïssa Maïga Je dirais que la mémoire m’aide à tenir : quand je pense à ce que d’autres êtres humains ont traversé et dépassé, ça décuple ma force. Quand je pense à ce que l’être humain peut traverser dans d’autres territoires, ça décuple ma détermination. Ce qui m’aide également, c’est la relève. Alors ça… de voir un tel renouveau des luttes antiracistes, des luttes
féministes, des luttes pour l’environnement… Je me rappelle de la chance que j’ai de pouvoir vivre assez longtemps pour en être témoin. Rien que ça, ce genre de discussion qu’on est en train d’avoir, ça me porte.
Moi aussi j’ai beaucoup d’espoir dans la jeunesse, dans les mobilisations Black Lives Matter à la française, dans le comité « Justice pour Adama », les manifestations début juin… J’ai été assez frappée par la jeunesse des participant.es. J’ai une fille de 12 ans, quand je l’entends parler je me dis que c’est incroyable, et je pense qu’il y a vraiment une force dans cette jeunesse-là. Bon, il y a des jeunes réac’ on va pas se le cacher. Mais
je trouve qu’il y a quand même quelque chose de rassurant. Ce qui me pousse à continuer, à avancer c’est d’avoir écrit ce bouquin. Je reçois des messages de gens qui sont heureux pour eux, mais heureux aussi pour leurs enfants, métis.se.s ou noir.e.s, qui ont des vrais ami.e.s noir.e.s, pas des faux, des gens qu’ils aiment des gens qui sont dans leur vie, j’ai beaucoup pensé aux enfants, aux ex-enfants. J’ai beaucoup pensé à ma mère en écrivant, parce que j’aurais aimé qu’elle l’ait entre les mains quand elle grandissait, petite métisse à Dunkerque dans les années 1950. Mais je pense aussi à tous les gens qui ont été dans sa vie, qui ont vécu cette souffrance-là. Je me dis que je contribue à mon échelle, c’est un
sacré moteur.
Rebecca Amsellem Merci infiniment à toutes les deux, c’était vraiment un honneur. Je pense que ça a fait le même effet à tout le monde.
Entretien avec Audrey Célestine, Aïssa Maïga et Rebecca Amsellem autour du livre Des vies de combat d’Audrey Célestine, préfacé par Aïssa Maïga lors du Club des Glorieuses du 26 novembre 2020. L’entretien a été modifié pour des questions de clarté.
Transcription par Hinde Bouratoua.
La Pochette des Glorieuses. Son contenu ? Une invitation à rejoindre une belle communauté féministe et la garantie de faire plaisir tout simplement. Et également :
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