« La femme la plus géniale qu’il m’ait été donné de connaître » Décoller du 1% Pour lire la newsletter en ligne https://lesglorieuses.fr/decoller-du-1/ Cette semaine, je vous partage un texte écrit pour le Centre européen de la musique, également publié ici en version plus complète : https://cemusique.org/rebecca-amsellem-villa-viardot/ à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes. Vous allez voir, j’ai parfois emprunté quelques mots déjà publiés ici. Merci à Jorge Chaminé et Philippe Gimet de m’avoir invitée à dire quelques mots. Quel honneur d’être avec vous aujourd’hui ! Étant économiste de formation, j’ai l’habitude, pour comprendre une situation, de commencer par un chiffre. Car un chiffre est une preuve. Et « La preuve raconte les empêchements à fabriquer de l’égalité », écrit la philosophe Geneviève Fraisse en préface de l’ouvrage de Reine Prat, Exploser le plafond (Éditions de l’échiquier). Ici, le chiffre est de 1 %. 1 % des compositeurs programmés entre 2012 et 2017 sont des compositrices (Sacem). Pour comprendre ce chiffre, de 1 %, nous pouvons émettre trois hypothèses :
Étudions donc ces hypothèses. 1 % des compositeurs programmés entre 2012 et 2017 sont des compositrices parce que les femmes ne composent pas. Ou très peu. C’est en partie vrai. Aujourd’hui, 17 % de compositrices sont inscrites à la Sacem contre 83 % d’hommes. C’est un métier masculinisé, c’est-à-dire qu’il y a une grande majorité d’hommes qui le pratiquent professionnellement. Les femmes – en musique comme en peinture – sont majoritairement vues comme des thèmes et non comme des faiseuses. Pour arriver à une forme d’égalité – 50% de compositrices interprétées par exemple, il faut augmenter le chiffre de 17 %. Il faut plus de femmes compositrices. Et pour cela, il faut qu’à un moment de l’Histoire, les femmes aient toutes les conditions pour créer. Quelles sont donc ces conditions ? L’écrivaine américaine bell hooks y a longuement réfléchi. « À quoi ressemble la pièce idéale ? (Comprendre pour écrire) Y a-t-il de la musique ? Y a-t-il du silence ? Y a-t-il le chaos ou la sérénité au-dehors ? De quoi ai-je besoin pour libérer mon imagination ? » « Il y a de nombreuses années, j’ai décidé que si je voulais connaître les conditions et les circonstances qui ont conduit les hommes à la grandeur, je devais étudier leurs livres et les comparer à la vie des femmes. »
C’est moi ! crédits Eric Spiridigliozzi – CEM Et bell hooks a trouvé quelles étaient ces conditions. Dans la vie de chaque « grand » homme il y avait une flopée de personnes dédiées à son génie : des parents, des ami·e·s, des maîtresses, des enfants… De tous et toutes, il était attendu qu’il fallait protéger le temps et l’espace du « grand » homme afin qu’il ait toutes les heures nécessaires pour rêver. Et donc créer. Si nous pensons ainsi l’idéal d’un environnement créatif c’est parce que celui des femmes n’était pas légitime, c’est parce que leur création ne l’était pas non plus. Au cours de l’Histoire, aucune femme n’a été protégée ainsi pour préserver sa créativité – à quelques rares exceptions près. Le rapport à la créativité en général – et à l’écriture en particulier – a été abondamment construit sous un prisme masculin. C’est pour cela qu’aujourd’hui pour de nombreuses femmes il peut faire l’objet d’un fantasme inatteignable : il faudrait une chambre rien qu’à soi, neuf jours ininterrompus, du vide, du rien, et puis du tout et de l’aventure. Et si ce n’était pas d’un environnement différent dont nous aurions besoin ? Et si c’était plutôt l’assurance que les créations aient la possibilité de jouer dans L’histoire de bell hooks me fait penser à quelque chose de personnel. Si on a une fille, une petite-fille qui nourrit l’envie de créer – peu importe le domaine de prédilection d’ailleurs – un mot d’encouragement vaut tous les applaudissements du monde. C’est le rôle que mon grand-père joue encore aujourd’hui dans ma vie, quelle chance j’ai. Autre chose à propos de cette première hypothèse, l’autocensure. J’entends souvent que, si les femmes ne font pas ceci ou cela, ce n’est pas parce qu’elles ne peuvent pas, c’est parce qu’elles ne le veulent pas. Nous sommes en France, en 2024 après tout. On y est. Si une femme veut monter une entreprise, elle peut ; si elle Je trouve pour ma part ce concept fascinant car il renverse la charge de la preuve. Si une femme ne peut pas faire quelque chose, c’est de sa faute et de sa faute seule. Ce que je dis, c’est la chose suivante : l’autocensure existe, c’est sûr. Mais elle est le résultat d’échecs répétés. Je pense à une poule qui tente de traverser un mur. Elle tente une fois, elle se cogne. Elle tente une deuxième fois, elle se cogne. Vous avez compris, je ne vais pas continuer. Que va faire la poule ? Elle va arrêter de tenter de traverser ce mur. C’est ça l’autocensure. C’est la femme artiste qui tente une fois, deux fois, ce concours, ce prix, cette bourse d’attribution et qui entend non, 100 fois. C’est sûr de s’entendre dire non 100 fois. Surtout quand on a vu sa mère s’entendre dire les mêmes « non ». Sa sœur, ses amies. La conséquence est qu’à un moment on arrête d’essayer. On se replie, on se retient. Si on veut qu’il n’y ait plus d’autocensure, il faut créer les conditions pour qu’une femme ne s’entende pas dire non 100 fois. Surtout de la part de personnes moins compétentes qu’elles. Maintenant qu’on a vu comment augmenter le nombre de femmes compositrices, je vous propose de nous intéresser à la seconde hypothèse : des femmes composent, oui – mais elles composent mal. Ou – de manière moins ironique – il ne suffit pas qu’il y ait plus de compositrices pour augmenter ce chiffre de 1 %. Encore faut-il que leur style plaise pour qu’elles soient interprétées. Pourquoi y a-t-il moins de compositrices interprétées que de compositeurs ? Il y a plusieurs explications. Tout d’abord, un rattrapage historique. Le nombre de compositrices évolue positivement avec les années ; elles étaient quasi absentes il y a un siècle. A l’exception de Pauline Viardot – quelle joie d’être aujourd’hui chez elle – qui était une des rares femmes à être compositrice et à vivre de son art. Et une des raisons de son succès – je mets son génie à part – est que son mari a décidé de quitter ses fonctions de directeur de théâtre pour se consacrer à la carrière de sa femme et à l’éducation de leurs enfants. Par ailleurs, il y a la question centrale du goût. L’esthétique – et le goût qui s’ensuit – est le résultat d’une politique sociale et économique. Ainsi, dans une société où les hommes ont la grande majorité des postes à responsabilités ou de créateur, c’est un goût certain qui sera universellement admis. Je ne considère pas que les femmes composent mieux que les hommes. Mon avis importe peu. L’art est si subjectif que donner un avis ne serait d’aucune utilité. En revanche, il s’agit de laisser des preuves : à un moment de l’histoire, ces femmes ont eu cette interprétation de leur vie. L’idée n’est pas que les hommes aiment moins leur interprétation mais que les femmes aient davantage la possibilité de l’exprimer. Nous sommes à un moment charnière de l’Histoire – la communication semble brisée, nous avons la responsabilité de recréer une conversation avec un langage commun non pas pour être d’accord sur tout – ce serait un monde si triste, mais pour composer autour d’idées qui ne nient pas le droit des autres à exister. À ce sujet, je pense au philosophe Byung-chul Han qui nous dit que – et ça peut peut-être vous parler – nous vivons dans une société de la performance, dit-il (achievement society) qui s’est débarrassée du pouvoir négatif fondé sur le terme « devoir » (« Tu dois faire ceci », « Tu n’as pas le droit de faire cela ») pour privilégier le pouvoir positif. Le pouvoir positif consiste à introduire une notion de possibilité infinie entièrement liée aux efforts d’une personne. Ça ressemble à ça : « Tu peux faire ce que tu veux », « Tu es en charge de ta propre destinée », « Tout est possible ». Il dit, et je le cite : « Mais la société d’aujourd’hui est une société de la performance qui ne cesse de se débarrasser de la négativité de l’interdit et de la règle et se voit comme une société de la liberté. Le verbe qui caractérise la société de la performance, n’est pas le freudien “devoir”, c’est “pouvoir“. Ce tournant social entraîne avec lui une restructuration de l’âme », écrit Byung-chul Han dont la pensée est décrite dans l’épisode « La Société de la réussite et la montée du narcissisme, de la dépression et de l’anxiété » du podcast Philosophize this (en anglais). Dans une société de la performance, nous sommes notre projet, et devenir la version la plus authentique de nous-mêmes est notre but. On voit évidemment les dérives de cette société – aujourd’hui déjà. La pianiste Shani Diluka par Eric Spiridigliozzi – CEM « Le sujet performant, épuisé, dépressif, est en même temps usé par lui-même. Il est fatigué, épuisé de lui-même, de la guerre qu’il mène contre lui-même. Incapable de sortir de lui-même, d’être dehors, de se fier à autrui, au monde, il s’acharne sur lui-même, ce qui aboutit, paradoxalement, à creuser et vider le Soi. » J’ai digressé mais vous allez comprendre pourquoi. La solution à la fin de ce mal-être engendré par une société obsédée par la performance, est la même que celle qui met fin aux blocages empêchant des personnes d’opinions opposées d’échanger : c’est faire évoluer le rapport à l’autre. La course à l’authenticité imposée par la société de la performance a pour méthodologie le narcissisme : afin d’être la meilleure version de nous-même nous devons être tourné·e·s sur nous. C’est la seule option, c’est la seule possibilité, affirme le philosophe. Et pour sortir de ce schéma, il faut se tourner vers tout ce qui n’est pas soi, vers l’autre, vers la différence, vers l’imparfait. « La pensée doit s’abandonner à la négativité de l’autre et fouler des terres vierges », écrit Byung-chul Han. Que se passe-t-il alors ? On écoute vraiment, on s’intéresse vraiment, on découvre une personne, on se lie à l’autre et on s’intéresse moins à soi. Je pense qu’il s’agit d’un beau message pour cette superbe journée organisée par le Centre européen de la musique et Jorge Chaminé. J’en arrive à la dernière hypothèse. Nous y sommes, les femmes composent autant que les hommes, elles sont interprétées et pourtant, ce chiffre de 1 % n’augmente pas. La raison est la suivante : la mise en postérité culturelle est politique. Ce sont des personnes qui, dans les musées, choisissent ce qui sera considéré dans une génération comme légitime d’être gardé aujourd’hui. Ce sont des personnes qui programment des concerts, ce sont des personnes qui choisissent d’étudier telle ou telle œuvre. Et ces personnes font un travail qu’elles le sachent ou non, éminemment politique. Elles choisissent ce qui, demain, continuera d’être pertinent. Et je souhaite souligner ceci en conclusion : je ne veux pas augmenter ce chiffre de 1 % parce que je considère les compositrices intrinsèquement meilleures – je l’ai dit, je n’en sais rien, et même si j’avais une opinion elle ne serait pas pertinente. Je souhaite augmenter ce chiffre pour que les interprétations des thèmes ne se fassent pas uniquement d’un point de vue masculin. Il ne s’agit pas Pour augmenter le chiffre de 1 %, on ne peut pas faire autrement que d’augmenter le nombre de femmes qui L’objectif est clair – faire en sorte que le mouvement féministe soit obsolète dans une, deux, trois générations, car l’égalité sera atteinte. Quand une femme ne se posera pas la question deux fois pour savoir si elle est légitime pour faire telle ou telle *** Un message de notre partenaire *** 👉 L’aspiration – 59% des femmes âgées de 20 ans à 29 ans aspirent à devenir entrepreneuses (Willa x Rolland Berger x France digitale – 2023). La vidéo a été produite par Malmo Productions pour SISTA et ConnectHers by BNP Paribas, réalisée par Shirley Kohn, et Benjamin Gauthier et on peut y avoir Léa Salamé, Kelly Massol, Stéphane Pallez, Arbia Smiti. Pour visionner la vidéo, c’est ici : https://www.youtube.com/watch?v=yWTe3UcJXmw Des choses que je recommande Alors que de nombreuses femmes noires aux États-Unis abandonnent les défrisants liés au cancer, les ventes augmentent dans les pays africains. Les entreprises au centre de milliers de poursuites judiciaires aux États-Unis produisent certains des défrisants les plus populaires d’Afrique, comme Dark & Lovely et TCB Naturals. Lire l’enquête en anglais. https://www.theexamination.org/articles/while-many-black-women-in-us-abandon-hair-relaxers-linked-to-cancer-sales-climb-in-african-countries Comment sauver les garçons de la masculinité toxique (et éviter qu’ils votent extrême droite une fois adultes) https://the.ink/p/ruth-whippman-save-boys-from-masculinity La newsletter IMPACT est en lice pour le Prix de la presse européenne 2024 (European Press Prize) sur les migrations pour une enquête réalisée par Megan Clement, Mais Katt, Charlotte Alfred, Fernande van Tets pour leur enquête, « Women on the Run From Abusers Face Being Returned From Denmark to Syria ». Dans l’article, les journalistes ont rapporté comment les survivantes syriennes de violences domestiques qui ont fui la guerre civile de leur pays pour se réfugier au Danemark se voient retirer leur permis de séjour après que le gouvernement danois a décidé que certaines parties de la Syrie étaient « sûres ». La shortlist 2024 a été annoncée au Festival international du journalisme à Pérouse, où Megan a également participé au panel « How I broke the story : sharing gender reporting best practice ». L’enquête a été publiée dans New Lines Magazine, Daraj Media et, bien sûr, dans la newsletter Impact Newsletter. Dans la newsletter IMPACT toujours on peut lire pourquoi les couples homosexuels ne peuvent pas se marier au Japon. La journaliste Priyanka Borpujari analyse le travail acharné des militants et militantes pour que ça change.
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