– Il s’est passé quelque chose d’incroyable. J’ai été interviewée (en anglais) par Kristen Ghodsee pour son podcast A.K.47 sur mon deuxième sujet préféré, la grande, l’unique, Alexandra Kollontaï. Mon premier sujet préféré est évidemment la recette des boulettes de Shabbat de ma grand-mère. – A ce sujet – Kollontaï, pas les boulettes – j’ai écris un texte pour « Une Bibliothèque Féministe » (Editions de l’Iconoclaste). Les autres autrices sont complètement incroyables : Adèle Haenel, Marie Desplechin, Pénélope Bagieu, Rebecca Zlotowski, Nadège Beausson-Diagne, … Je présenterai mon texte le vendredi 15 octobre à la librairie Un livre et une tasse de thé de 18h30 à 20h30. Vous venez ? – Vous avez raté la newsletter de la semaine dernière ? Elle est là. Rebecca
#XNovembreXXhXX – On calcule ensemble ? Disclaimer. Si les maths vous donnent de l’eczema, passez votre chemin. Chaque année, je calcule la date et l’heure à laquelle les femmes devraient théoriquement s’arrêter de travailler. Et cette année, je me suis dit qu’on allait le faire ensemble. – Première méthode (difficile) : rendez vous en bas de cette page, déduisez des années précédentes la méthode utilisée, cherchez le chiffre correspondant à l’écart salarial en France et calculez. – Deuxième méthode (niveau produit en croix). En prenant en compte les données suivantes : l’écart salarial pour la France est de 16,5%, le nombre de jours ouvrés en 2021 est de 254 et on se base sur une journée de 7h avec les horaires suivants 9h-13h puis 14h-17h et une semaine de 5 jours ouvrés du lundi au vendredi, quel est le hashtag du mouvement pour l’égalité salariale cette année ?
La fin des silences marque l’éclosion des désirs, une conversation avec Charlotte Pudlowski, autrice de Ou peut-être une nuit (Grasset)
par Rebecca Amsellem (pour me suivre sur Insta, c’est là et sur Twitter, c’est ici)
Rebecca Amsellem L’écriture que tu utilises permet une empathie totale. Je pensais que l’écrit permettait d’avoir un rapport peut-être un peu plus distancié par rapport à l’histoire, contrairement à ton podcast, Ou Peut-Être Une Nuit, où effectivement, les mots font que tu es aspirée par l’histoire. Ce n’est pas le cas.
Charlotte Pudlowski Comment était-ce possible que ce silence fût aussi fort ? La quête de départ, c’était ça. Je voulais comprendre comment c’était possible que ma mère ne m’ait pas parlé. Tu la connais, tu l’as croisée. Tu connais le genre de relation qu’on peut avoir. Quand elle m’a dit ce qui lui était arrivé, très brièvement la première fois au restaurant, sorti de nulle part, je n’ai pas été plus surprise que ça d’apprendre qu’elle a été victime d’inceste. J’avais toujours eu le sentiment qu’il y avait quelque chose qu’on ne m’avait pas dit. Je l’avais un peu mis de côté en me disant : « Je suis une drama queen, je cherche des histoires là où il n’y en a pas. Non, il n’y a pas de secret de famille, et cetera ». Mais pendant très longtemps, j’étais persuadée qu’il y avait quelque chose. Quand elle m’a dit que son père avait essayé d’abuser d’elle, en soi, ça faisait sens. Ce qui ne faisait vraiment pas sens, c’était le silence. Au départ, je n’essayais ni de me mettre à la place des victimes, ni à celle de ma mère : je voulais comprendre la mécanique qui faisait que le silence était si fort sur ce sujet-là, même avec quelqu’un qui parle assez spontanément de vrais sujets… Dans l’écriture, j’avais un enjeu d’essayer de parler à tout le monde. Je voulais que les victimes puissent se reconnaître dans le livre et que ça s’adresse à elles, de dire : « Si vous avez culpabilisé, si vous n’avez pas pu parler, si vous avez eu le sentiment qu’on ne vous a pas entendues, et cetera, ce n’est pas de votre faute, c’est toute une mécanique. » Je voulais aussi que ça puisse s’adresser aux proches et que les gens puissent se dire : « Ah, c’est pour ça que je n’ai pas pu entendre » ou comme moi : « Ah, je n’ai pas posé de question à ce moment-là, alors que j’aurais pu. » Je voulais aussi, éventuellement, m’adresser au reste du monde, des gens qui ne se
sentaient pas concernés par le sujet ou qui n’étaient pas prêts à le voir – comme mon père. Mais peut-être que je suis restée plus du côté des victimes et que, du coup, ça donne ce côté plus difficile ?
Rebecca Amsellem Je pense que ça parle à toutes les personnes, ce que tu viens de mentionner, mais je pense aussi que selon ton vécu ou selon tes expériences ou selon ta personnalité, tu le prends différemment.
Charlotte Pudlowski Oui, il y a des gens pour qui le podcast était plus facile à écouter et des gens pour qui le livre sera plus facile à lire.
Rebecca Amsellem Au début du livre, tu écris que « la fin des silences devrait marquer l’éclosion des désirs ». Un, la phrase est magnifique. Je ne dis pas ça parce que je te connais. Deux, je sais que c’était une promesse que tu te faisais, et je me demandais si elle a été tenue cette promesse ?
Charlotte Pudlowski Dans le silence dans lequel j’ai grandi, il y avait l’idée que le danger était possiblement partout, et donc je devais me méfier de tout. Je devais notamment me méfier de mon désir parce que je ne savais pas d’où venait le silence et je ne savais pas sur quoi était le tabou, mais je sentais bien qu’il était quelque part dans le lien et quelque part dans le désir, même si a posteriori de mon enquête, je trouve que c’est moins une question de désir qu’une question de domination. En somme il y a des interactions qui peuvent être dangereuses et à l’intérieur, donc, il y a des désirs qui peuvent être dangereux. C’est ce que j’explique sur les silences qui contaminent tout. Par exemple, il y a cette femme que Dorothée Dussy a interviewée, qui n’ose pas hurler au moment de son accouchement parce qu’elle ne sait pas ce qu’elle a le droit de dire ou taire. Ma mère, elle, va cacher le prix d’un grille-pain ou de fringues qu’elle a achetées ou des trucs complètement anodins… Tu ne sais plus sur quoi le silence est censé être tenu. Je ne savais plus quels étaient les désirs autorisés. Dans ce qu’on m’avait transmis, il y avait quelque chose de dangereux dans le lien et plus globalement dans le désir. Pour moi, la fin des silences, c’était aussi la possibilité de savoir où était le danger, du côté des agresseurs, et du coup, de pouvoir ouvrir tout le reste. Si on sait où est le danger, on peut marcher partout autour. Jusque-là, je ne pouvais marcher nulle part, puisque je ne savais pas. C’était comme un champ de mines invisibles : tu restes immobile dans l’idée que ça peut exploser n’importe où. Si on te dit : « Le danger est là-bas », tu peux continuer de marcher partout autour. C’était ça, pour moi, « l’éclosion des désirs ». C’était tout à coup de pouvoir faire tomber l’armure, faire tomber les armes et de savoir éventuellement où étaient les dangers. En fait, pas en moi et pas de mon côté : du côté des agresseurs et du coup, moi, je pouvais m’autoriser à être libre dans l’ensemble de mes désirs, et en l’occurrence dans le fait d’écrire un livre.
Rebecca Amsellem Tu cites Audre Lorde : « Nous avons construit en chacun de nous, de vieux schémas d’attentes et de réactions, d’anciennes structures d’oppression et nous devons les transformer en même temps que nous transformons nos conditions de vie, qui sont elles-mêmes le produit de ces structures. » En citant cette phrase-là, ce qui est intéressant, c’est que tu vois bien que le danger, il est effectivement à l’extérieur, il est identifiable, mais donc, de facto, il est à l’intérieur de toi aussi. C’est valable pour ton histoire, mais je pense que c’est valable pour n’importe quelle expérience dans la vie d’une femme, le fait de ne pas savoir où se trouve le danger. C’est universel comme expérience de vie.
Charlotte Pudlowski Oui, et c’est une manière d’immobiliser les femmes, et de renforcer le silence. Comme tu ne bouges pas et que tu n’exprimes pas tes désirs, tu ne peux pas tisser du lien avec les autres. C’est aussi Audre Lorde qui dit que c’est en rencontrant d’autres femmes et en s’exprimant collectivement, qu’elles peuvent faire lien entre elles et se mobiliser. Le silence immobilise et invisibilise. Il invisibilise chaque femme singulièrement, ce qui fait que personne ne peut s’allier, personne ne peut se reconnaître, c’est un cercle vicieux. C’est pour ça que le silence est l’arme la plus puissante. Ça paraît anodin et simple comme arme, mais il n’y a absolument rien de plus puissant.
Rebecca Amsellem Dans la religion juive, chez les orthodoxes, les femmes n’ont pas le droit d’exprimer leurs désirs. Elles ne sont pas censées faire de bruit quand elles font l’amour et elles ne sont pas censées faire de bruit quand elles accouchent.
Charlotte Pudlowski Oui, c’est une pratique ancestrale que de faire taire les femmes. Alors que tout ce qui fait société, ce sont les mots. Et c’est aussi de la politique : le fait de voter, écrire un nom sur un papier, passer des lois, dire « Ça, c’est interdit »… Tout ce qui fait qu’on a ou pas une place dans la société, passe par le langage. Je trouve très intéressant le débat autour des propos de Finkielkraut lorsqu’il dit : « C’est n’importe quoi, les néoféministes appauvrissent le langage. Elles l’enlaidissent. » Le simple fait d’appeler son ouvrage L’Après littérature, est une manière de dire : « Vous ne pouvez pas réinventer le langage, on ne vous laissera pas réinventer le langage. » Il dit en substance : « La littérature, c’est notre domaine, celui de l’époque d’avant » – « l’époque où il fait bon vivre ». Cette époque où il faisait bon vivre, c’est l’époque où ils avaient le droit de s’arroger la littérature alors que très
clairement, ce qu’on fait, c’est non seulement juste en termes d’égalité et de droits à vivre tous ensemble en tant que citoyens et citoyennes, mais c’est aussi beau pour la littérature. Car ce que les féministes essayent de faire ces dernières années, tout ce que tu fais, toi, avec la newsletter, ce qu’Alice Coffin fait en prenant la parole sur les plateaux télé, ce que Lauren Bastide a créé avec La Poudre, tout ce qu’on essaye de construire, c’est un nouveau rapport au langage dans lequel on a une voix, littéralement, au chapitre. Nous réclamons une littérature loin des archétypes, où tous les personnages – les personnages masculins comme les personnages féminins – seront des personnages nuancés, non archétypaux, qui pourront avoir leur propre destin. Finkielkraut n’arrête pas de dire dans L’Obs : « Moi, je suis pour la nuance, je suis pour le pouvoir de la singularité, et cetera » mais c’est exactement ce qu’on réclame : ne pas être enfermées dans des cases, dans des impossibilités qui nous limitent. La nuance, elle est du côté de la vision du monde à laquelle, nous, on aspire. Je trouve que c’est ça qui est beau aussi dans tout le mouvement qu’on a vu autour de Portrait de la jeune fille en feu : c’était une revendication esthétique et de nouveaux possibles. Toute la littérature qu’on aime, toi et moi, et toutes les autrices qui nous ont fait rêver ces dernières années, que ce soit Jeanette Winterson, Maggie Nelson, Joan Didion, ou Leïla
Slimani… ont en commun de nous permettre d’avoir accès à un nouveau regard sur le monde. C’est ce qu’on nous refuse en permanence dans la lutte contre le féminisme et dans la lutte pour un monde réactionnaire, c’est – je trouve – le refus de réinventer la littérature avec tout ce que ça contient de beauté et de joie, et de nous ramener toujours à la pauvreté des mots qu’on est censées utiliser, voire au silence.
Rebecca Amsellem J’ai l’impression qu’on nous reproche – que ce soit Finkielkraut ou d’autres – de donner notre propre définition du mot « nuance ». Finkielkraut était le seul détenteur de la Vérité ou du Savoir, il était le seul à dire si quelque chose était nuancé. Pendant très longtemps, j’adorais l’écouter car on m’avait appris que la nuance, c’était ça, c’était lui. Comme je n’avais pas d’autres schémas de pensée, je me disais : « C’est formidable. » Quand on embrasse ces valeurs-là, c’est formidable. Quand on embrasse les valeurs de l’Académie française, c’est formidable, mais dès lors qu’on a mis ces lunettes 3D pour voir le
monde, c’est différent. Ce livre est rempli de phrases iconiques. Tu écris cette phrase : « Le silence revient trop vite pour qu’aboutissent les révolutions. » Est-ce que c’est la raison, selon toi, qui permet d’expliquer qu’on ne voit même pas les prémices de l’avènement d’une société féministe ?
Charlotte Pudlowski Je pense. Il y a des avancées, incontestablement, mais il y a toujours un moment où on arrive à faire taire les femmes. Le backlash peut venir de mille manières. Cela peut venir d’une volonté délibérée de la part des médias d’une ligne éditoriale X, mais ça peut venir aussi d’une volonté inconsciente d’arrêter de penser à ces sujets-là parce que c’est trop difficile et parce que faire la révolution demande des montagnes de courage, d’énergie, de force, y compris pour les féministes. C’est ce que Sandrine Rousseau a dit ces derniers mois. Elle s’était mise en retrait de la politique parce que c’était extrêmement violent. Donc ça peut venir d’une volonté délibérée, d’une fatigue générale ou d’une autre forme de silence. Celle qui disqualifie la parole en bruit. Et on peut prendre pour exemple la commission qui a été mise en place cette année pour lutter contre l’inceste. Il existe des chercheurs et des chercheuses qui travaillent depuis des années sur ce sujet-là. Je cite beaucoup Muriel Salmona et Dorothée Dussy parce que je les ai interviewées, mais il y en a plein d’autres : des avocates, des psys, des sociologues, des anthropologues… Il y a des recommandations qui sont très claires et on pourrait simplement agir, et
non transformer la parole en bruit.
Rebecca Amsellem C’est hyper intéressant ce que tu dis (je fayote souvent auprès de mes invitées). C’est vrai sur l’inceste, et aussi sur la parole féministe.
Charlotte Pudlowski Je crois qu’il y a très peu de gens qui veulent construire un après. Les féministes veulent construire un après, mais globalement, les personnes qui sont en place aujourd’hui le sont grâce au système de maintenant. Il faudrait qu’ils acceptent de saboter l’échelle sur laquelle ils sont montés et ça demande un courage et une abnégation que, manifestement, ils n’ont pas l’air d’avoir.
Rebecca Amsellem Tu parles beaucoup des « autres », ces personnes qui sont autour et qui ne voient pas, qui ne veulent pas voir… Quand les enfants, par exemple, sont témoins de violences conjugales, on dit qu’ils sont aussi victimes. Est-ce que c’est le cas pour les personnes qui entourent un inceste ?
Charlotte Pudlowski Oui, je pense. Je ne peux pas me prononcer sur la famille de ma mère parce qu’en réalité il y a encore des silences. Je ne sais pas exactement la nature de ce qu’ont vécu ses frères et sœurs. Je n’en ai jamais parlé avec eux. C’est toute l’histoire de Camille Kouchner : elle est victime collatérale. Elle n’est pas victime d’agression sexuelle, mais elle a été victime du silence, elle a été victime de l’emprise, elle a été victime de la terreur que son beau-père faisait régner dans leur famille. À ce sujet, je cite Despentes : « La condition féminine se définit par la peur. » Cette agression a instauré la peur dans la vie de ma mère et cette peur-là, elle s’est transmise de manière très forte. La peur induit une forme de soumission. Quand tu as peur, tu essaies de parer les coups et tu te soumets de manière préventive. Cela a longtemps généré chez moi une forme de docilité. Je pense que c’est un des trucs qu’est l’inceste : c’est une arme pour soumettre et pour rendre docile. La violence réelle sur la victime brise, donc, de fait, il est plus facile de soumettre quelqu’un de brisé. Mais cela irradie aussi sur l’entourage et cela génère cette soumission qui fait que les dominants peuvent continuer de dominer.
Rebecca Amsellem Cela génère aussi une autre peur qui est celle d’être soi-même un monstre.
Charlotte Pudlowski Oui.
Rebecca Amsellem Cela crée une culpabilité d’avoir peur d’être un monstre.
Charlotte Pudlowski Oui, c’est une manière de neutraliser. J’avais peur d’être un monstre et ça ne m’allait pas de l’être. La conséquence est que tu ne fais rien, tu ne t’écoutes pas, et tu n’écoutes pas tes désirs, et tu n’accomplis rien. Ou moins que ce que tu pourrais accomplir. Je n’ai pas l’impression d’avoir été entièrement neutralisée, et c’est dur de dire ça par rapport à ma mère, mais cela a abîmé mes ailes. Tu te contiens. Tu es en vigilance permanente et le temps que tu passes à vérifier que tu n’es pas un monstre et à faire attention à ce que tu dis, à ce que tu penses, à ta manière d’agir, c’est tout un temps que tu passes à ne pas penser, à ne pas créer et à ne pas
être, en fait, tout simplement. C’est ça que je voulais dire sur l’éclosion des désirs : c’est que la fin des silences, c’est la possibilité d’exister pleinement.
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