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Une autre sexualité est possible, Maïa Mazaurette nous emmène dans une utopie où la binarité n’existe plus
par Rebecca Amsellem (pour me suivre sur Twitter c’est ici et sur Instagram, c’est là)
Aujourd’hui, nous parlons sexualité avec Maïa Mazaurette, autrice, journaliste, chroniqueuse. On la retrouve chaque semaine dans Le Monde pour une chronique sur une question liée à la sexualité. Elle publie prochainement deux livres, Sortir du trou/Lever la tête aux éditions Anne Carrière et une compilation de ses chroniques pour Le Monde aux Éditions de La Martinière.
Dans cet entretien, qui s’est déroulé pendant le Club des Glorieuses du 16 décembre dernier, nous avons parlé sexualités, mouvements féministes et utopies. Les mouvements féministes ont des opinions bien diverses sur la question sexuelle. Certaines vont considérer la liberté sexuelle uniquement sous un prisme hétérosexuel et comme une soumission aux hommes. D’autres, et notamment les féministes issues du mouvement « sex positif » vont penser le sexe comme une manière pour les femmes de « s’empuissancer ». Oui alors je teste « empuissancer » maintenant. Et c’est sans compter les abolitionnistes ou les féministes pro-choix. Et c’est sans parler non plus de la pornographie. Cette rencontre va se dérouler en deux temps,
d’abord une discussion pour tenter de comprendre avec Maïa comment les changements socio-économiques changent notre rapport à nos sexualités. Puis nous allons essayer d’imaginer à quoi va ressembler notre rapport à la sexualité dans une utopie féministe.
Maïa Mazaurette : On ne peut pas blâmer les féministes de faire leur boulot, c’est-à-dire que dans la mesure où elles sont là pour analyser les rapports de pouvoir, alors elles analysent la sexualité comme on analyse l’économie, la politique, l’art et effectivement ce sont des sujets clivants. Mais il y a moyen qu’on ne s’étrangle pas à chaque fois qu’on parle de prostitution, de pornographie, de Polanski, de Woody Allen et je
pense que l’actualité nous a donné d’amples raisons de batailler entre nous. Je suis contente si on peut parler de choses un peu pratiques un peu joyeuses et qui, croisons les doigts, vous nous rassembler plutôt que nous faire nous entre-tuer.
RA : Maïa, dans votre nouvel ouvrage Sortir du trou/Lever la tête, vous partez du constat suivant : les gens font de moins en moins l’amour, les gens en ont d’ailleurs de moins en moins envie, les enjeux de pouvoir n’ont jamais été aussi présents dans les relations sexuelles. C’est à se demander si #MeToo n’est pas passé par là. Résultat : c’est le bordel. Et pas dans le bon sens du terme.
Vous proposez de tout remettre à plat en vous attaquant à une croyance vieille comme le monde : les femmes ne seraient qu’un trou et les hommes n’auraient comme fonctionnalité (à part diriger le monde et être des maîtres suprêmes) que de le remplir. Ce livre signe la fin des femmes comme trou et des hommes comme remplisseurs de trou. Qu’est-ce que tu penses de cette description de ton nouveau livre, et qu’est-ce qui t’a fait penser à ça ? Qu’est-ce qui t’a poussé à écrire sur le trou des femmes, ou en tout cas leur absence de trou ?
MM : Je peux faire des constats déprimants de temps en temps mais je ne suis pas quelqu’un de déprimé . Toutes les études montrent que le nombre
de rapports sexuels moyen décroît dans les couples. Chez les personnes plus âgées, on commence à s’ennuyer, on se connaît bien et on a du mal à renouveler le répertoire. Mais chez les plus jeunes, et ça c’est plus optimiste, on constate que les chercheurs considèrent que le sexe c’est forcément une pénétration vaginale. Or les nouvelles générations ont des pratiques beaucoup plus diversifiées et ne vont des fois pas avoir besoin d’une pénétration pour que le sexe soit advenu. Il y a une plus grande diversité des pratiques mais avec des choses qui ne sont pas comptabilisées par les chercheurs, ça ne veut donc pas dire forcément que les jeunes font moins de sexe.
Ensuite sur la question du trou, qui m’a occupée ces deux dernières années. Je me suis posée la question quand j’écrivais une chronique pour Le Monde, de mémoire, et je regardais les schémas anatomiques et je me suis dit « tiens c’est marrant le vagin est présenté comme ouvert ». On voyait une espèce de tube, comme un miroir négatif du pénis et je me suis dit « c’est incroyable, mon vagin à moi n’est pas ouvert ». J’ai les jambes écartées en vous parlant ce soir et il n’y a pas d’air qui passe. Pourtant, en fouillant de plus en plus dans ces manuels anatomiques qui sont montrés à des médecins, infirmier(ière)s et gynécologues, je me suis aperçue que la plupart des schémas du vagin
étaient une espèce de truc ouvert ou alors à peine fermé. Jusqu’à récemment il n’y avait pas de clitoris représenté.
Ce n’est pas la première fois que l’anatomie nous trahit. Et moi, être construite comme trou, comme espace négatif dans ma sexualité par rapport à l’homme, espace de réaction plutôt que d’action, est quelque chose que j’ai entendu toute ma vie. Quand j’étais collégienne, c’était « ah ouais il est où le trou » ; « un trou est un trou et un pénis n’a pas d’œil » et finalement cette chose-là, même si on pourrait penser que c’est un problème de sémantique, traduit quelque chose de plus profond et ancien, et c’est la thèse que je défends.
À mon avis ça remonte à Platon, à cette idée de l’androgyne. C’est-à-dire d’une masse homme/femme qui arrive ensemble et est séparée puis chacun doit retrouver sa moitié. Évidemment ça marche que si on est hétéro, qu’on s’emboîterait naturellement, et que le sexe serait le mode de communication pour retrouver cet être universel unique qu’on était à la base. On s’aperçoit là qu’on a inventé un trou aux femmes qui ne serait donc pas cette espèce de canal fermé dont les parois se touchent, mais quelque chose de passif sans musculature sans organe autour : un truc noir, humide, mauvais, dégoûtant, qui serait en attente d’un homme. Lorsqu’on construit la sexualité comme trou, évidemment ce qui touche
à l’intérieur de notre corps va aussi se construire dans notre capacité d’action, de mouvement, d’amour, où il faudra juste attendre que quelqu’un vienne nous combler.
RA : Au travers de tes écrits, ce dernier comme les précédents, tu proposes de sortir d’un schéma binaire qui semble pouvoir se réduire à une dichotomie ennui/douleur ou encore bien/mal, sexe/amour, homme/femme. Suivre ce schéma n’est pas une fatalité et d’ailleurs nous en sortons franchement. Pour te citer, « ce monde contemporain a l’avantage d’être moins binaire, plus fluide, moins empêtré dans les vieux schémas destructeurs ».
MM : Quand on commence à contester ce genre de choses, on a des personnes très académiques qui vont vous dire : « On ne peut pas penser autrement parce que c’est comme ça
que la pensée est structurée. On ne peut pas imaginer, ne serait-ce que le langage soit apparu sans qu’il y ait homme/femme, solide/mou, blanc/noir. » Il me semble néanmoins qu’aujourd’hui nous avons les moyens de penser à plus que deux. Si les ordinateurs sont capables d’évoluer d’un système binaire à un système quantique, alors il est possible pour nous, avec un savoir, avec de l’intelligence, à voir les choses sur un spectre, ou en forme de boucle, cube, peu importe mais plus par deux. La pensée binaire a des conséquences gravissimes qui nous font faire des choix en dessous de notre intelligence. C’est pour ça que c’est un message d’espoir que je porte. Je n’ai plus envie de penser hommes et femmes comme complémentaires, même si c’est parfois
très intéressant, mais comme continus. Cela permet des modes de communication plus nombreux, plus jouissifs et plus subtils, en dépassant la complémentarité qui est une espèce de tarte à la crème qu’on nous sort en permanence.
RA : Comment peut-on faire pour sortir de la binarité ?
MM : Quand on dit « les femmes, ça se passe à l’intérieur, les hommes, ça se passe à l’extérieur », cela signifie que l’on considère que dans le sexe féminin il n’y a que le vagin. On oublie la tuyauterie interne, l’utérus, mais surtout le clitoris. Et quand on dit que les hommes ont une sexualité externe alors on
oublie la prostate. C’est quand même un petit peu embêtant parce que là on oublie les super orgasmes : ce qu’on voit quand on regarde les études sur la sexualité c’est que les orgasmes les plus profonds et intenses que ressentent les hommes et les femmes adviennent à peu près de la même manière. C’est-à-dire que pour les hommes, si vous manipulez le pénis et la prostate en même temps, donc le dedans et le dehors, vous allez avoir ces fameux super orgasmes et pour les femmes on voit bien qu’il y a plus de chances d’atteindre l’orgasme si on manipule le clitoris en même temps que le vagin, et même temps que s’embrasser je ne sais pas, l’anus, les seins, enfin toutes les manières dont on peut toucher un corps. Ceci est une mise en pratique directe d’une
binarité qui est dépassée dans l’acte sexuel. On est deux acteurs, l’homme n’est pas en charge de tout. Ce n’est plus l’homme qui donne un orgasme c’est aussi une femme qui dit « moi aussi je peux recevoir, être actrice, te faire des trucs ».
RA : Quand j’étais adolescente, les jeunes filles de mon environnement ne parlaient pas de sexe. Ressentir du désir sexuel n’était dans mon entourage ni mal ni bien, c’était juste absent. je pensais au sexe tout le temps, et je pense que là où les mecs, je le suppose, je ne sais pas si c’est vrai, en parlaient davantage, c’était un vrai sujet de conversation, chez les filles dans mon environnement, personne n’en parlait, personne ne
parlait de sexualité. J’avais vraiment l’impression d’être une personne complètement anormale. Et je pense que c’est d’ailleurs probablement le cas de TOUT LE MONDE quand ils pensent à leur rapport au sexe.
Un des premiers livres que j’ai lus sur la question est un roman, Sheila Levine est morte et vit à New York, de Gail Parent. C’est ce qu’on pourrait appeler de la Chick Lit. Du génie ce livre ! Ça se passe dans les années soixante, à l’orée de la « révolution sexuelle ». Sheila Levine va à l’université avec un seul objectif, en tout cas pour ses parents : se trouver un mari. Elle y débarque la première année et, là, elle découvre le sexe, et elle couche avec tout le monde et pour elle c’est vraiment la meilleure année de sa vie et ce qu’il se passe c’est que, à la fin de la première année, elle a toujours pas trouvé de mari et le problème c’est que les mecs, eux, vont choisir parmi les
« fraîches », celles qui sont de la première année parce que ce sont des nouvelles, les plus jeunes, donc elle décide de changer d’université pour retourner en première année et se dire « bah voilà je vais tenter une deuxième fois de me trouver un mec la première année » sauf que rebelote elle recouche avec tout le monde dans sa nouvelle université, je crois qu’elle fait ça pendant trois, quatre ans avant de se dire « je vais arrêter l’université et aller à New York vivre ma vie ». Dans ce livre, pour la première fois, je voyais un personnage qui n’avait pas peur de son désir sexuel et qui en était assez fier en fait. Pourquoi, comment apprend-on aux femmes à avoir honte de leur désir ou leur absence de
désir ? Et ça veut dire quoi avoir un désir sexuel « dans la norme » ? Si tant est que la norme existe.
MM : Vaste question. Si on prend l’exemple de la masturbation, les jeunes garçons découvrent généralement ça tout seuls. Chez les filles c’est très rare, notamment parce qu’on est punies quand on en parle. Toute femme avec une sexualité ça fait parler, même aujourd’hui. On a hérité de codes culturels, notamment parce qu’à l’époque si une jeune fille tombait enceinte toute l’organisation sociale s’écroulait. Quand on arrive à l’âge de commencer sa sexualité, même si on commence à 15 ans, avant l’âge
statistique moyen, alors on a déjà lu tous ces romans où il est quand même question qu’une femme fasse très attention quand elle commence sa sexualité. Aujourd’hui il y a moins de raisons que ça se passe mal. Mais ces codes restent très difficiles à déboulonner. D’autres risques se sont ajoutés, notamment le slutshamming, le risque d’être considérée comme une salope.
Je ne dis pas ça au hasard, selon les études, les hommes préfèrent les femmes qui ont eu deux partenaires avant eux, et c’est pareil pour les femmes. Elles préfèrent aussi les hommes qui n’ont pas trop d’expérience. C’est marrant, en sexualité il y a une espèce de prime à l’innocence, mais qu’est-ce que ça veut dire ? Si on est en position de savoir si l’autre est innocent, c’est qu’on a une position de pouvoir sur la personne.
On a envie de dire aux filles de faire comme dans le livre, d’aller s’amuser et en même temps il est impossible de ne pas se sentir un petit peu responsable de ce qui peut leur arriver. Il y a une espèce de paternalisme/maternalisme que je ressens beaucoup dans mon travail. On me demande beaucoup de responsabiliser mes lectrices et jamais mes lecteurs, comme si elles avaient plus à y perdre. Et c’est compliqué, je ne veux pas être la censeuse et je ne suis pas sûre qu’on demanderait à une chronique experte en vin de dire aux lectrices « attention, toujours consommer avec modération hein ». Mais en sexe c’est vrai qu’on me demande souvent de faire un rappel à la loi. Mais ce n’est pas l’utopie que je défends.
RA : On te demande de faire un rappel à la loi vis-à-vis de tes lectrices et pas de tes lecteurs ?
MM : Quand je bossais pour les magazines féminins oui. C’était « éclatez-vous mais pas trop quand même » ou encore « tu peux pas écrire ça faut faire attention » et c’est pour ça que j’ai fait la plupart de ma carrière dans les magazines masculins, parce que là je pouvais raconter ce que je voulais.
RA : Tu as récemment parlé dans une chronique du Monde de violences dans les rapports sexuels. Tu cites plusieurs études, deux notamment. Celle
de la BBC dit qu’au Royaume-Uni 32 % des femmes britanniques de moins de 40 ans ont été maltraitées pendant les rapports sexuels (giflées, étranglées, bâillonnées et/ou se sont fait cracher dessus contre leur gré), et une étude de The Atlantic qui disait qu’il y avait une hausse surprenante de l’étranglement non consenti au cours des rapports sexuels chez les Américain(e)s et notamment les 14-17 ans. 13 % des 14-17 ans sexuellement actives ont déjà subi un étranglement. Qu’est-ce qui pousse les hommes à devenir coupables d’initier du sexe sans consentement ? Serait-il lié aux masculinités ?
MM : Petit point #NotallMen. La plupart des hommes ont envie de bien
faire. Les violences au sein de rapports sexuels révèlent le piège dans lequel on est. Soit le sexe est ennuyeux, on fait le missionnaire et quatre autres positions du Kama-sutra, c’est ce que j’appelle la sexualité vanille. Soit on pimente sa vie sexuelle et dans ce cas-là on suit les conseils de magazines et on suit la mode, par exemple de 50 shades of Grey. Mon argument c’est que ces hommes ont suivi les conseils des magazines comme « ouais mais c’est un peu meilleur quand ça fait mal, c’est bon une petite claque ». Et ça, j’ai l’impression que c’est très français, c’est-à-dire qu’on a un tel culte de Sade, des Liaisons dangereuses, de tous ces moments où ça fait mal où on se dit « bah voilà là il se
passe un truc », comme s’il fallait que ça nous blesse pour que ça soit intéressant.
En opposition, je donne plein de pistes pour faire plein de choses intéressantes et différentes qui ne blessent jamais. Non parce que je suis contre les pratiques BDSM mais parce que j’ai l’impression que l’alternative : on s’ennuie ou on se fait mal, est très mal posée. Cette zone blanche est très peu explorée.
RA : Quand on parle de sexualité, on parle peu de masculinité toxique, mais qu’est-ce qui, à ton avis, pousse les hommes à initier du sexe sans consentement alors même qu’ils sont dans un environnement consenti à la base ?
MM : La masculinité toxique, c’est nous qui la recréons, nous qui parfois l’encourageons. On a
grandi avec les James Bond, les Indiana Jones où le mec il attrape la fille avec le lasso qui passe autour de sa taille et le mec l’embrasse et la nana est contente. Donc ensuite dire « ces mecs-là sont des salauds »… non, ce ne sont pas des salauds, ce sont des mecs qui ont regardé la TV.
C’est génial de vivre aujourd’hui parce que nous sommes en charge de faire advenir une culture différente. Et c’est génial de créer la culture qui va faire que les jeunes dans 10 ou 20 ans vont davantage se dévoiler, rêver, être vulnérables en face de quelqu’un. Dévoiler un fantasme n’est pas dangereux et si tout se passe bien alors d’un coup on peut avoir des rapports sexuels qui sont géniaux.
RA : À ce titre, tu proposes de repenser un aspect des masculinités avec ce paragraphe. Tu dis « un vrai mâle » entre mille guillemets bien évidemment, « aurait les roupettes de raconter ses fantasmes plutôt que de les infliger, aurait la grâce de demander la permission au risque
d’être rejeté, aurait la confiance permettant de lâcher prise en acceptant d’être touché, caressé, manipulé. Quand on érotise le danger, le plus efficace est encore de s’appliquer à soi-même cette exigence et de baisser les armes ». Ça reprend ce que tu dis sur le fait de renouveler la notion de masculinité telle qu’on se l’imaginait.
MM : Pour pouvoir réussir à remettre dans la même phrase des mots qui n’ont pas eu l’occasion de l’être beaucoup depuis la génération 68, sexe et éthique. Si on met les deux mots ensemble on a l’impression que ça va être terrible, puritain, et c’est bizarre car le puritanisme n’existe que parce qu’il
faut transgresser pour s’amuser. Moi je suis au-delà de ça, je n’ai pas besoin du puritanisme. C’est le bon moment pour moi d’écrire un livre sur le fait qu’on peut avoir une sexualité qui n’est pas du tout puritaine, sur le fait qu’on peut faire plein de choses sans violence de la même manière qu’on peut cuisiner plein de bonnes choses sans viande. C’est la version tofu et tempeh de la sexualité que je vous propose et je vous jure qu’il y a du goût !
RA : On pourrait voir les relations sexuelles entre hommes et femmes par essence problématiques d’un point de vue féministe. Les relations hétérosexuelles et le pouvoir ont un rapport problématique. D’un côté, on apprend
aux femmes à se détester, depuis qu’elles sont petites. Elles sont soit trop grosses soit trop minces. Ce mythe pousse les femmes à se consacrer à un idéal inatteignable, à s’épuiser à l’atteindre. Ce mythe conduit les femmes vers une autodévalorisation permanente. Par ailleurs, les femmes doivent être dominées, réceptrices du sexe : leur trou doit être littéralement rempli. Les relations hétérosexuelles peuvent-elles être dénuées de ces rapports de pouvoir ?
MM : Il y a des rapports de pouvoir même dans les relations sexuelles consenties. Tant qu’on a conscience des rapports de pouvoirs, ça va. Le problème est d’arriver de vivre dans une culture où on nous a bien
répété que chacun y trouvait son compte.
Je pense que si on arrive à avoir une sexualité plus horizontale, ce qui est plus confortable de toute façon, il y a de quoi faire.
Certaines féministes disent « c’est terrible parce qu’on couche avec l’ennemi ». Je ne couche pas avec l’ennemi, les hommes ne sont pas mes ennemis. C’est une super chance de vivre avec eux car la plupart des mouvements sociaux n’ont pas, justement, la possibilité d’être au lit avec la personne avec qui il faut changer les rapports de pouvoir.
Ce qui m’intéresse justement, c’est que la vie avec les hommes soit possible. Sinon, je ne suis pas féministe. Je suis rentrée dans le féminisme parce que je ne voulais pas haïr les hommes. J’avais 15 ou 16 ans et je me disais « je ne vais pas y arriver, être une femme ça va être impossible, ça va être trop dur ». Je lisais les journaux et je voyais trop de viols, de crimes de guerre. Je voyais bien qu’au collège, au lycée, ça se passait extrêmement mal, je me disais que je n’allais pas réussir à être une femme. Mon premier réflexe a été « je veux être un homme ». Entre-temps je suis tombée sur Simone de Beauvoir.
Je voulais pouvoir vivre avec les hommes en pouvant accuser un système patriarcal, d’ailleurs maintenant on ne dit plus « patriarcal » mais « viriarcal » parce que ce n’est plus le pouvoir des pères, c’est le pouvoir des hommes. Le père n’est plus si important, il y a moins de transmission intrafamiliale.
Mon féminisme est fondé sur le fait que je veux vivre avec les hommes. J’ai très peur d’un truc séparatiste. Il y a un livre génial à ce sujet que je vous conseille de lire c’est Sept de Tristan Garcia. Ce sont plein de petites nouvelles sur le futur avec des utopies et des dystopies. L’une d’entre elles parle de l’entre-soi. Si tu veux rester dans ta zone de confort, alors tu vis avec des gens de ta religion, de ton athéisme, du même niveau socio-économique. Les gens vivent dans des cloches comme ça, de plus en plus petites. Mon féminisme n’est pas une cloche. C’est une porte ouverte, tout le temps. J’ai peut-être tort, peut-être que la cohabitation avec les hommes est impossible, mais chez moi ça marche donc ça doit pouvoir marcher chez les autres. Je
pense qu’on est en train de développer aujourd’hui toutes et tous plein de stratégies géniales, des choses comme la charge mentale dont on entend parler depuis cinq ans. Moi c’était quelque chose que je ressentais et maintenant que je l’ai, j’ai résolu le problème. J’ai l’impression comme ça que tous les six mois on arrive à nommer un problème, qu’on trouve des outils, et qu’on avance.
RA : C’est suffisamment rare parmi les spécialités des questions sexuelles pour être souligné, tu fais l’apologie de la monogamie. Elle permet de bâtir une relation de confiance, « sans devoir prouver ses compétences ». Ce sont les meilleures relations sexuelles : « Le couple réunit objectivement les meilleures conditions sexuelles », là où on ne peut finalement pas prendre vraiment de risque pour les coups d’un soir. Et pourtant, les femmes, au bout d’un an de vie de couple, se détachent de leur partenaire. Déjà. Pourquoi ?
MM : Dans un monde idéal, on pourrait enchaîner des partenaires différents
tous les soirs. Mais les statistiques montrent que, lors d’une première nuit avec un nouveau partenaire, une femme va jouir peut-être une fois sur cinq, la deuxième nuit ça va être peut-être une chance sur deux… Statistiquement, une femme va avoir autant de chances qu’un homme d’avoir du plaisir au bout de la sixième ou septième nuit. Statistiquement donc, lorsqu’on est une femme et qu’on aime s’amuser au lit, on a intérêt à former nos amants et… à les garder. On peut en avoir sept et les changer tous les soirs.
On peut changer ça aussi, si on est une femme très spontanée, très franche, rien n’empêche le premier soir de dire « ce que tu t’apprêtes à faire je veux bien que tu le fasses avec d’autres mais moi je veux faire autre chose ». On bénéficierait à casser la première nuit en pièces dès le début pour ne pas rentrer dans un rapport figé.
RA : Passons à la partie utopie. À chaque club, on imagine ensemble à quoi pourrait ressembler une utopie féministe. Vraiment le meilleur des mondes. Une réalité formidable où les femmes seraient pleinement les égales des hommes.
Naomi Alderman, dans le Guardian (Utopian Thinking : How to Build a Truly Feminist Society) : « Voici ce qu’est pour moi une utopie féministe : un monde où vos organes génitaux, vos arrangements hormonaux ou votre identité sexuelle importent peu. Là où aucune émotion n’est liée au genre : tout le monde peut être à la fois vulnérable et fort, agressif et encourageant, confiant sans effort et généralisé de consensus, compatissant et dominant.
« C’est un monde où il n’existe ni “jouets pour garçons” ni “jouets pour filles”. Pas d’emplois féminins ni d’emplois masculins. Aucun battement de tambour ne nous maintient en ordre. Personne ne nous donne des coups de pied si nous sortons de nos lignes assignées. C’est un monde où – parmi beaucoup d’autres choses – il n’existe pas de vêtements pour hommes ou pour femmes […]. Si tout ce que vous voulez, c’est de porter une combinaison : super. Si vous voulez porter un costume un jour et une robe ample un autre, quel est le problème ? »
Créer ce nouvel imaginaire a une velléité performative. Je suis convaincue que nous ne pourrons accéder à la réalisation de cette utopie sans créer un nouvel imaginaire. Et la question d’aujourd’hui porte donc sur… les sexualités. C’est d’ailleurs le sujet d’une chronique que tu tiens pour Usbek et Rica depuis janvier 2019. J’ai l’impression que c’était la première fois que je lisais à quoi ressemblait le futur de la sexualité en 2039, qui a été la date qui a été choisie pour penser la sexualité dans le futur. À quoi ressemblent les sexualités des femmes dans ce nouvel univers ? Comment la fin du male gaze va changer nos rapports au corps et notre rapport à la sexualité ?
MM : Lorsque les femmes ont commencé à faire du female gaze, elles ont essentiellement retourné ce regard sur elles-mêmes. Sur Instagram, en peinture, en illustration, dans les films et beaucoup en photo, on voit des femmes qui font des autoportraits ou des portraits de femmes très dénudées. Mais quand, en 2019, je tombe sur 180 000 comptes Instagram de femmes qui disent « je vais montrer mes seins parce que je vais changer la donne », il faut bien voir qu’il y a quelques limites, disons que ça a déjà été fait.
Il n’y a pas beaucoup de femmes qui font du female gaze avec le corps des hommes et qui disent « moi je suis hétérosexuelle, les hommes m’excitent, je couche avec des hommes donc, le soir je fais de la peinture, je filme des corps masculins et je fais des photos de mecs ». Les femmes artistes font principalement du nu féminin avec de temps en temps un homme nu qui se balade derrière. À mon avis c’est quand même un énorme défi, pour nous, pour s’empuissancer, mais aussi parce que ça donne une énergie absolument incroyable. J’ai récemment vu au musée d’art LGBTQ+ de New York une exposition portant sur les corps masculins réalisés par des hommes artistes gays. J’étais ravie, pendant trois jours je regardais les mecs différemment dans la
rue : « c’est ça ce que doit ressentir un homme ». C’est ce qu’il ressent quand il va au Louvre, au MET.
J’ai envie, moi, dans une utopie, que les femmes s’emparent des corps des hommes. On couche déjà avec, alors pourquoi ne pas les transposer, les sublimer ? On sait bien que les hommes entre eux, notamment pendant l’adolescence, font en sorte de rester à un niveau assez minimal de séduction pour ne pas être « accusés » d’homosexualité ou de trahison. C’est aussi à nous les femmes d’être solidaires, de dire « c’est génial qu’il se soit fait super beau ». Parce que nous couchons avec l’ennemi et l’ami, qu’on pourrait dire à nos conjoints « j’ai envie que tu me séduises, j’ai envie que tu sois beau ».
RA : Tu dis que les femmes ont tendance à se lasser de leur partenaire sexuel au bout d’un an. Est-ce que dans cette utopie elles se lasseraient toujours au bout d’un an, ou est-ce que le couple n’existerait plus ?
MM : Je pense qu’elles se désintéressent plus de la sexualité que de leur partenaire. Les deux sont liés généralement. Il y a un besoin de nouveauté qui, généralement, se finit dans l’infidélité. Donc soit elles lâchent l’affaire soit elles trouvent ailleurs ce que leurs hommes ne leur offrent plus. Car les hommes n’apprennent pas à se remettre en question, à renouveler leurs pratiques. Je suis néanmoins assez
optimiste sur la question, pour avoir un homme qui se renouvelle et renouvelle ses pratiques. Le désir est un muscle, et il est possible de sortir de cet écueil du couple où on se dit que le désir s’arrête à un moment. Peut-être qu’à l’arrivée ma solution ne marche pas, je ne la teste pas moi-même depuis assez longtemps mais j’aimerais au moins qu’on essaie avant d’enterrer le couple trop vite.
// Club des Glorieuses// Nous serons le 22 Janvier dès 9h30 à l’ambassade du Canada pour une conférence sur le thème de l’échec et du succès, en présence de l’ambassadrice Isabelle Hudon, Yolande Libene et Elise Goldfarb. Vous pouvez vous inscrire ici !
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⚡️“Se respecter, ça n’a rien à voir avec le sexe ou la nudité, se respecter c’est faire des choix qui vous rendent heureux” 💕
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Rebecca Amsellem est une activiste féministe franco-canadienne, créatrice de la newsletter Les Glorieuses et fondatrice de Gloria Media, société de production de newsletter. Elle est également docteure en économie. Sa thèse, « Museums go international : new strategies, business models » est publiée aux Éditions Peter Lang (au cas où ça intéresse quelqu’un·e). En 2015, elle lance la newsletter féministe Les Glorieuses dans l’optique de constituer un nouvel imaginaire collectif où les femmes sont pleinement les égales des hommes.
Rebecca Amsellem est également l’autrice de « Les Glorieuses : chroniques d’une féministe » (2018, Hoëbeke).
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