« Au-dessus de l’horizon, le rose est immatériel ;d essous, il est impalpable. J’ai parfois pris l’aube pour le crépuscule. » Au revoir, Etel Adnan.
par Eva Kirilof (pour la suivre sur Insta, c’est là) L’artiste et poétesse américano-libanaise nous a quittés le dimanche 14 novembre à l’âge de 96 ans. Au moment où je lis ces mots, la première chose qui me vient à l’esprit c’est la chaleur qui émane de ses paysages abstraits peints en aplat sur des toiles de petit format, puis l’image de la montagne apparaît. Le mont Tamalpais en Californie qui a tant compté pour elle et duquel elle dit : « À force de vivre dans ses parages et de l’étudier, la montagne est devenue un tout pour moi, une expérience mystique. Insaisissable mais par ailleurs très puissante. » La montagne devient un absolu, la peinture elle-même, et symbolise à merveille cette identité au croisement de différentes cultures, continents, langues, et disciplines artistiques qui caractérisent la vie et l’œuvre d’Etel Adnan. Etel Adnan a plus de 80 ans quand l’historienne de l’art et commissaire d’exposition Carolyn Christov-Bakargiev décide de lui offrir une place à Documenta 13 à Kassel (Allemagne), et ce n’est qu’autour de 2014 que des grandes institutions comme le Whitney Museum à New York commence à exposer son travail. Son art va peu à peu se réinscrire dans l’histoire de l’art grâce à cette mise en lumière tardive, et prendre la place qu’il mérite notamment au sein du mouvement abstrait. La trajectoire d’Adnan est un parfait exemple des mécanismes qui invisibilisent le travail et la production intellectuelle des femmes, notamment en les excluant de nos récits alors qu’elles étaient présentes comme Etel en tout temps et en tout lieu pour révolutionner nos manières de voir et de penser. Féministe, lesbienne, militante pour la paix, arabe, Adnan nous parle avec une sagesse et une lucidité rare des mondes qu’elle habite, ce qui lui aura sûrement valu cette reconnaissance sur le tard. Adnan est née en 1925 à Beyrouth, dans un Liban occupé par la France. Elle grandit en parlant le grec avec sa mère (Rosa Kadri) et le turc avec son père (Assaf Kadri, un haut gradé de l’armée de l’Empire ottoman) tout en étant scolarisée dans un institut littéraire francophone qui réprimande l’usage de la langue arabe : L’artiste dans son atelier à Paris. À travers ses poèmes, ses romans, ses peintures, ses gravures, ou encore ses films, Etel Adnan a créé une œuvre à la fois plastique et littéraire qui transcende les frontières culturelles et politiques en leur offrant un point d’ancrage, la possibilité de se rencontrer à l’intersection et de dialoguer ensemble. L’identité et la mémoire passent notamment par la langue. En se tournant vers la peinture à la fin des années 1950, elle explique, dans son essai Écrire dans une langue étrangère (2015) avoir découvert qu’elle pouvait peindre en arabe : « Je n’avais plus besoin d’écrire en français, j’allais peindre en arabe. » Une façon pour elle de tisser du lien entre les différentes identités qui cohabitent en elle, de ne pas oublier d’où elle vient car pour l’artiste ne pas se rappeler de son enfance ferait d’elle une personne malade : « Si on ne se rappelle pas de son histoire, son pays est un pays malade. » Elle quitte le Liban en 1949 suite à l’obtention d’une bourse qui lui permet d’aller étudier la philosophie à la Sorbonne à Paris. Elle poursuit ses études à l’université de Berkeley puis à Harvard avant de débuter sa carrière d’enseignante en Californie au Dominican College à San Rafael. Elle commence à écrire des versets engagés à cette époque pour s’opposer à la guerre du Vietnam dans le sillon d’autres poètes américains qui militaient comme elle contre l’intervention des États-Unis. Toujours à cette période, alors qu’elle donne un cours de philosophie sur l’art, la cheffe du département d’histoire de l’art de l’université lui demande comment elle peut enseigner cette discipline sans la pratiquer, et lui offre des crayons et du papier. Etel se lance alors dans les arts plastiques et se découvre peintresse à 34 ans. En 1972, elle retourne au Liban où elle fait la rencontre de celle qui sera sa partenaire jusqu’à la fin de sa vie, l’artiste américano-libanaise Simone Fattal. Etel Adnan dirige alors les pages culturelles d’un grand quotidien libanais francophone, Al-Safa Newspaper, tout en continuant à peindre et composer ses poèmes. Quand la guerre civile éclate en 1975, Etel et Simone partent se réfugier à Paris. Là-bas elle va écrire un roman qui fera d’elle l’une des voix les plus importantes et les plus écoutées du féminisme arabe et des mouvements pacifistes, Sitt Marie Rose, dans lequel sur fond de guerre civile elle y parle de genre et de la place des femmes dans la société libanaise, notamment en période de conflit armé. À la fin des années 1970, elle retourne en Californie et s’installe à Sausalito près de San Francisco, de sa fenêtre elle voit au loin le mont Tamalpais qui deviendra une source infinie d’inspiration mais qui évoque également le souvenir d’une enfance passée dans la lumière du Moyen-Orient, ou comme elle préfère l’appeler le Mashriq qui signifie « l’endroit du Levant » ou encore « les rais de lumières ». Ednan se voit comme une artiste américaine jusqu’à la fin de sa vie, californienne plus précisément, ce qui explique notamment le choix de sa palette si solaire. Derrière l’apparente simplicité de ses tableaux se cachent toute la complexité et la violence d’un monde duquel elle a pris le parti de voir la beauté. Etel Adnan nous a quittés, et je me dis qu’à une dizaine d’années près nous aurions pu collectivement passer à côté de ses poèmes visuels à l’énergie si généreuse car nous vivons dans une société qui a œuvré à maintenir le regard masculin comme le point unique à travers lequel nous observons le monde quitte à effacer les femmes de nos archives et mémoires collectives. L’art d’Etel est joyeux, réparateur, nostalgique, on garde sa lumière et ses mots comme des talismans précieux enfouis au creux de nous alors que, tel le soleil, elle s’en est allée. Ma sélection d’articles et de nouvelles Injuste, non ? Dans la nouvelle newsletter Les Petites Glo, Chloé Thibaud s’attaque au problème du langage, et plus précisément au passage du masculin au féminin… pourquoi les mots deviennent dégradants ? Pour la première fois de son histoire, le Planning familial de la Gironde fait appel à vous pour l’aider à boucler son budget de 2021. On peut les aider ici. *** SOS *** Quand un geste d’appel à l’aide vu sur TikTok sauve une adolescente. « Nous exigeons que le monde politique prenne enfin en compte le mouvement #metoo », La tribune à lire de la *** Un mot de notre partenaire, la Fondation L’Oréal *** La méthode d’Issa Rae (How Issa Rae Gets It Done). Notre pétition pour l’engagement en faveur de l’égalité salariale a recueilli pour l’instant plus de 15,300 signatures ! Si vous voulez en faire partie et rejoindre le mouvement du #3Novembre9h22, c’est ici. Sur l’Instagram des Glorieuses, on peut gagner le livre de Rose Lamy : « Préparez-vous pour la bagarre ». Josiane Clavelin, lanceuse d’alerte sur les cancers du sein des personnels soignants. Dans le bassin lorrain, l’ancienne aide-soignante et syndicaliste CFDT veut faire reconnaître l’origine professionnelle du cancer du sein. Avec d’autres collègues et infirmières, elle dénonce le travail de nuit et les rayons X comme facteurs de risque. Du ketchup bio, vous en reprendrez ? (TG violences patriarcales) Et on n’oublie pas : la masculinité souffre terriblement du patriarcat. Les Glorieuses est une newsletter produite par Gloria Media. |
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