Cette newsletter vous a été transférée ? Et vous aimez tellement que vous souhaitez vous inscrire ? C’est ici ! Mercredi 8 février 2023 Elle panse les coeurs brisés grâce à la sociologie : rencontre avec Eva Illouz. par Rebecca Amsellem (si vous partagez ma passion pour les memes ou les collages, ça se passe sur Instagram et c’est là) On m’avait offert son essai pour « panser » mon coeur, « Pourquoi l’amour fait mal » (Seuil, 2012). Dans ce livre, que j’ai depuis offert un nombre incalculable de fois, j’ai compris comment l’amour entre deux personnes n’échappait pas aux rouages du capitalisme. Comment des situations où une personne se voit en incapacité de choisir, où une autre refuse de s’engager, où des gens consacrent des heures interminables à des applications de rencontre pour finalement ne rien choisir du tout peuvent au final se comprendre grâce à l’analyse du rapport amoureux à l’aune de la société dans laquelle elle se trouve. Sur cette question, Eva Illouz avait tout compris, avant tout le monde. Eva Illouz est depuis 2015, directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales à Paris. Aujourd’hui, elle publie un nouvel ouvrage, « Les Emotions contre la démocratie » aux Editions Premier Parallèle. Elle analyse comment la peur, le dégoût, le ressentiment et l’amour de la patrie sont attisés chaque jour par les mouvements populistes pour instrumentaliser leur électorat. Rencontre. P.S. : on fait gagner un exemplaire de l’ouvrage « Les Emotions contre la démocratie ». Si ça vous intéresse, vous pouvez répondre à cet email ! Rebecca Amsellem Votre essai, Pourquoi l’amour fait mal – l’expérience amoureuse dans la modernité a été publié il y a dix ans. Vous y écrivez : « Si ce livre a une ambition qui n’est pas universitaire, c’est celle de soulager la peine amoureuse par une meilleure compréhension de ses soubassements sociaux – une tâche qui ne peut être menée de nos jours qu’à la condition de cesser de délivrer des prescriptions à des individus déjà accablés par l’impératif de vivre des vies et des amours saines et indolores. J’espère avoir montré que la « peur de l’amour » ou l’« excès d’amour », les angoisses et les désillusions inhérentes à de si nombreuses expériences trouvent leurs causes dans la réorganisation sociale de la sexualité, du choix amoureux et des modes de reconnaissance à l’intérieur du lien amoureux et du désir lui-même. » Est-ce ainsi qu’on pourrait résumer les retours que vous avez eus sur cet ouvrage ces dix dernières années ? Eva Illouz Oui. Une grande partie de notre souffrance morale aujourd’hui tient à cette idée que notre vie dépend d’une volonté bien gérée. Il suffirait alors de développer les bonnes techniques de la volonté pour y arriver ; comme si nous avions prise sur nos habitudes de pensée et de sentir. D’une certaine façon, nous avons prise sur nous-même mais, je crois, bien moins qu’on ne le pense. De plus, nous sommes tout le temps en situation d’examen ou d’évaluation – au travail, dans nos relations sociales, etc. Et donc les échecs amoureux à répétition, sans forcément être formellement évalués, sont vécus selon ce régime d’évaluation permanente : nous nous dotons d’une note basse et ne pouvons nous empêcher de les vivre comme un manque de valeur. Malgré toutes les injonctions à l’amour de nous-même, nous ne pouvons pas vraiment nous attribuer une valeur si les autres ne le font pas aussi pour nous. Rebecca Amsellem Vous écrivez dans cet ouvrage : « Le choix est la “marque de fabrique” culturelle déterminante de notre époque car il incarne, au moins sur les scènes économique et politique, l’exercice de la liberté et des deux facultés qui justifient l’exercice de cette liberté : la rationalité et l’autonomie. En ce sens, le choix est l’un des plus puissants vecteurs culturels et institutionnels façonnant l’individualité moderne : il est à la fois un droit et une forme de compétence. » Dix ans après avoir écrit cela, c’est encore plus vrai. C’est quoi la solution ? Le mariage arrangé ? Eva Illouz Je ne crois pas avoir préconisé le mariage arrangé. Votre question, si je la résume, c’est : comment ne pas devenir Emma Bovary, c’est-à-dire une personne constamment insatisfaite. Vous me demandez d’adopter une position de conseillère. Mais je n’ai pas de recette. Est-ce que, au fond, cette question de la satisfaction dans le mariage, dans la relation à quelqu’un d’autre, va au-delà, comme dirait Aristote, des vertus, des dispositions qu’on a ? J’ai tendance à penser, et c’est une pensée antiromantique, qu’on n’arrive pas bien à séparer les émotions de ce qu’Aristote appelle le caractère. Le caractère c’est ce qui fait qu’une personne est noble et honorable, en toutes circonstances. Avec le romantisme, on sépare complètement les deux : la vie émotionnelle et le caractère. Et moi je crois que dans l’amour, les deux doivent se rencontrer. Si je devais répondre à votre question, je dirais que l’amour qui m’émeut, c’est celui de deux personnalités fortes et différentes qui se rencontrent et qui ont toutes deux un caractère honorable. Par ailleurs, un des ingrédients indispensables, selon moi, à l’amour est l’égalité. L’inégalité est un poison, c’est un élément toxique des relations. Rebecca Amsellem Que changeriez-vous dans cet essai si vous l’aviez écrit aujourd’hui ? Eva Illouz Je n’avais pas bien pris la mesure, et c’est vrai aussi pour l’autre livre La Fin de l’amour, des libertés réelles que les jeunes femmes avaient, de leur fluidité sexuelle. Et cette fluidité va, je pense, changer les termes de la rencontre hétérosexuelle. Pourquoi l’amour fait mal est davantage une ethnographie de l’hétérosexualité qui se met en place après le féminisme mais avant qu’il soit véritablement opératoire dans les relations hétérosexuelles. Rebecca Amsellem L’épigraphe de l’introduction, dédiée aux Malheurs de l’amour est signé Shulamith Firestone, une grande intellectuelle féministe américaine du xxe siècle. La citation est la suivante « Mais le bonheur en amour est chose rare : pour chaque expérience amoureuse réussie, pour chaque brève période d’enrichissement, il y a dix amours qui blessent et les dépressions qui les suivent sont plus longues encore – elles ont souvent pour conséquence la destruction de l’individu, ou du moins elles suscitent en lui un cynisme émotionnel qui rend tout nouvel amour difficile ou impossible. Pourquoi en serait-il ainsi si tout cela n’était inhérent au processus même de l’amour ? » Pensez-vous qu’on ne prête pas suffisamment attention aux misères induites par l’expérience amoureuse ? Eva Illouz La nature de la peine amoureuse est différente aujourd’hui de ce qu’elle était dans les siècles précédents. Aujourd’hui, nous sommes des monades, et une des conséquences est que le sentiment de notre valeur provient de nos attachements. La relation amoureuse joue un rôle fondamentalement plus social que par le passé, dans le sens où elle constitue aussi la valeur du moi. Je pense que c’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles les femmes dépendent plus de l’amour que les hommes. C’est parce que les femmes ont moins le sentiment de leur valeur, de la sphère publique ou de leur travail, que les hommes. Et quand une relation amoureuse s’effondre, ce n’est pas seulement un être qui est cher qui s’en va. C’est un pan du moi qui s’en va. C’est le sentiment de sa valeur sociale qui s’effondre. C’est pour ça que je trouve que c’est un événement grave. Et si c’est un événement grave, c’est un événement dont il faut parler. Sur cette question, j’ai bien aimé un livre écrit par Chloé Delaume, Le Cœur synthétique (Éditions du Seuil). Elle y décrit ce processus d’effritement, de décomposition de la confiance de quelqu’un dans le monde et dans elle-même, à cause de ses rencontres répétées et qui sont des déceptions et des échecs, à cause de ce cœur qui est souvent, trop souvent meurtri. Alors que ne pas avoir le cœur – comme le corps – trop meurtri est une condition de la vie bonne, et aussi de la société bonne. Or notre société fait comme si tout ça, c’était des problèmes privés que nous devons régler systématiquement de façon privée. Ce que j’ai voulu faire dans ce livre, c’est dire que ces problèmes sont aussi d’ordre social. D’ailleurs, le problème des incels, et donc de la rage de ces hommes d’être célibataire, de ne pas avoir de vie sexuelle, vient du fait que cette frustration se traduit par des choix politiques. C’est ce que le couple de sociologues allemands Elisabeth Beck-Gernsheim et Ulrich Beck appellent le chaos de l’amour et de la sexualité. Et ce chaos fait beaucoup de bruit, car il traduit un malaise social qui transparaît dans les mouvements politiques. Rebecca Amsellem Parlons de votre nouvel ouvrage Les Émotions contre la démocratie (Éditions Premier Parallèle). Vous débutez l’introduction en citant Adorno. Il dit lors d’une conférence donnée à Vienne en 1967 que le principal risque de l’avènement d’une société fasciste est la concentration du capital car elle « entraîne toujours la possibilité permanente d’un déclassement de couches sociales qui étaient tout à fait bourgeoises par leur conscience de classe subjective et qui aimeraient fixer leurs privilèges, et leur statut social, et si possible le renforcer ». Or, la concentration capitaliste fait croire à ces classes sociales que leur déclassement est dû à l’étiolement de leur capital à eux en faveur des classes plus populaires, plus pauvres alors qu’il est dû à la concentration du capital avec les personnes déjà plus riches. Est-ce un argument supplémentaire pour entériner le modèle capitalistique ? Eva Illouz Frédéric Jameson disait qu’il pouvait davantage concevoir la fin du monde que la fin du capitalisme. Nous ne sommes pas du tout à la fin du capitalisme, au contraire je pense que nous sommes seulement au début de ce que le capitalisme peut encore faire en tant qu’entreprise visant à transformer l’être humain en une marchandise entièrement monnayable. Aujourd’hui, aux États-Unis, on explique davantage la crise par la nature du gouvernement que par le système capitaliste lui-même. Un tel gouvernement serait beaucoup trop grand et inefficace. C’est le gouvernement qui prend la responsabilité des inégalités et non le système capitaliste. Donc si les propos d’Adorno sont un argument, la réalité montre que nous en sommes loin. Rebecca Amsellem Il semble que vous proposez une solution dans le chapitre sur la peur en mentionnant la philosophe Judith Shklar, que vous citez et qui dit que « la peur systématique rend la liberté impossible, et rien n’est plus terrifiant que l’attente d’une cruauté institutionnalisée. […] Le libéralisme doit pouvoir faire des maux de la cruauté et de la crainte la référence fondamentale de ses pratiques et règles politiques. » Elle pose ainsi le libéralisme comme solution : « Hormis l’interdiction d’entraver la liberté d’autrui, le libéralisme n’a pas de doctrine particulière sur la façon dont les gens doivent mener leur vie ou sur les choix personnels qu’ils ou elles doivent faire. » La démocratie doit-elle être dénuée de peur pour être effective ? Eva Illouz Il faut bien distinguer libéralisme et démocratie. Le libéralisme, dans le sens anglo-saxon, c’est une théorie politique dans laquelle on entend protéger les libertés individuelles ; on instaure pour cela un État de droit. Dans ce cadre, on fait de la loi une médiation très forte dans le lien que les citoyens ont avec eux-mêmes, entre eux et avec leurs institutions. Ce sont les théories libérales qui garantissent le droit à la vie privée : c’est ce qui fait qu’on ne criminalise plus la sodomie ou l’avortement par exemple. C’est aussi le régime politique qui défend les droits des êtres humains. La démocratie, c’est un régime politique qui assure la représentativité, à savoir le fait que les citoyen·ne·s soient représenté·e·s. C’est aussi un régime qui assure l’égalité en droit des minorités avec la majorité et qui préconise que, de la même façon que le régime politique doit représenter la majorité, les minorités peuvent aussi représenter la majorité. Le libéralisme est vu très souvent comme une doctrine procédurale, froide et sans âme, qui laisse les individus isolés. Je trouve que la proposition de Shklar est très forte quand elle dit que pour avoir une société juste, il faut abhorrer et détester la cruauté. Cela veut dire que le libéralisme crée un engagement profond dans son refus de la cruauté et dans son refus de laisser des groupes de gens vivre dans la peur, juste parce qu’ils appartiennent à certains groupes. Le harcèlement moral, apparu récemment dans la loi, est un bon exemple. Cette reconnaissance est une façon de refuser la cruauté et d’affirmer que la hiérarchie ou le pouvoir n’ont pas la préséance sur l’être humain en tant que tel. Être à la hauteur de la proposition de Shklar, c’est promouvoir ce que Thomas Mann appelait un humanisme militant. Nous ne pouvons avoir de société libérale sans humanisme militant. Et les institutions elles-mêmes doivent incarner ce désir de ne pas faire mal. Rebecca Amsellem Je saute directement à la conclusion pour reprendre une citation du philosophe et politique Étienne Vacherot que vous avez choisi : « Tout sentiment si puissant, si profond, si général qu’il soit, n’est pas un droit et il est impossible d’en faire la base de justice. » Il me semble que c’est néanmoins un des principes de la nation américaine que de garantir le droit à la recherche / l’accès au bonheur dans la déclaration d’indépendance. Alors oui ce n’est pas le bonheur directement – et donc un sentiment, mais c’est lié. Lorsqu’on connaît l’influence culturelle que les États-Unis ont eue et ont toujours dans notre culture, je me demande si l’acception générale des sentiments en politique n’a pas un lien avec cette sorte de devise. Eva Illouz L’idée de départ des pères fondateurs est que l’individu a le droit de définir le contenu de sa vie. Mais ils sous-entendaient que ce bonheur était lié à l’idée de vertu. Aujourd’hui, on a tendance à projeter sur ce mot précis de « bonheur » notre propre conception, qui est loin de celle telle qu’évoquée dans la Déclaration d’indépendance. C’est ce que j’appelle simplement la malédiction des mots, ces mêmes mots qu’on utilise d’une époque à l’autre mais qui recouvrent des choses extrêmement différentes. Rebecca Amsellem Le rapport entre émotions et politique que vous proposez, notamment en vous appuyant sur la politique israélienne, me rappelle celui établi par Camus entre abstraction et violence conformation. Lui dit dans un texte publié dans le recueil Le Témoin de la liberté, publié en 1946, que c’est l’abstraction de l’ennemi qui permet de rendre la violence conformation : « le Juif », « l’Arabe »… Eva Illouz La peur permet d’oblitérer l’humanité de l’ennemi. Quand on a peur, on démonise l’autre. Camus appelle cela l’abstraction : c’est ce qui permet de ne plus voir en l’ennemi un être humain. Rebecca Amsellem Vous introduisez un aspect genré à votre réflexion – un peu en filigrane – en notant le machisme lié aux discours autour de ces émotions. Soit de la part des leaders politiques qui les ont complètement intégrés à leurs arguments, soit de la part des responsables militaires chargés de justifier des formes de violence et de les rendre confortables (je pense de nouveau à Nadav Weiman). Vous l’introduisez également lorsque vous mentionnez Mary Douglas, et la distinction nécessaire dans une culture entre ce qui est considéré comme sale et comme propre. La pureté signifierait créer un système de différenciation entre les genres. Eva Illouz C’est vrai, je n’en parle pas vraiment et cela tient à la manière dont j’ai pensé cette réflexion. Ma matière était les émotions et non l’organisation sociale autour du populisme. Il était néanmoins indispensable d’introduire le caractère genré de cette réflexion dans les différentes émotions. Dans le chapitre sur l’amour de la nation par exemple, j’explique comment le sionisme religieux se fonde entre autres sur le sentiment que le corps des femmes doit être régulé, caché et que la sexualité des homosexuels et lesbiennes est dangereuse pour le corps collectif. Rebecca Amsellem Et enfin, pour terminer, je vous pose cette question que je pose à toutes, à quoi ressemble une utopie féministe pour vous ? Eva Illouz Ma réponse ne va pas être très sérieuse mais la voici. Mon utopie est une société où des femmes de 60 ans sont au bras d’hommes ou de femmes de 35 ans sans que personne ne se retourne sur leur passage. C’est une société ou une femme aussi laide que Stephen Hawking ou Michel Houellebecq a un homme frais, pimpant et souriant qui s’occupe d’elle sans que personne ne trouve cela étrange. Ce que je recommande cette semaine La photographe Clélia Odette Rochat signe cette belle série « Belles Mômes » montrant la beauté des femmes de plus de 50 ans et c’est exposée au Centre culturel de Schaerbeek (Bruxelles) jusqu’au 17 avril 2022. Une nouvelle étude montre qu’aux Etats-Unis, les femmes noires les plus riches ont plus de chance de mourir pendant l’accouchement que les femmes blanches les plus pauvres (en anglais). L’État participe à rendre les femmes dépendantes économiquement de leur conjoint. Le projet : un musée des féminismes. L’AFéMuse, association pour la préfiguration du futur musée des féminismes, propose une première exposition temporaire inaugurée en 2024. Le musée, localisé à Angers, sera lui inauguré en 2027. Pour soutenir le projet c’est ici. La bibliothèque de la ville New York consacre une exposition à Virginia Woolf et on peut la visiter en ligne ici.
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