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« L’enfant maintenant aura à faire avec cet homme-là, le premier, celui qui s’est présenté sur le bac ». Bernard Pivot insiste sur l’évidence que Marguerite Duras a ressentie lors du premier regard échangé avec le Chinois. « Qu’il va vous donner le plaisir et la jouissance » ajoute-t-il.

« Si vous vous souvenez, dans le livre, je le dis à un moment donné » lui répond-elle. En effet, elle le dit dans les premières pages de L’ Amant : « Dès le premier instant elle sait quelque chose comme ça, à savoir qu’il est à sa merci. » Elle persiste : « Elle sait aussi quelque chose d’autre, que dorénavant le temps est sans doute arrivé où elle ne peut plus échapper à certaines obligations qu’elle a envers elle-même. » et aussi « Dès qu’elle a pénétré dans l’auto noire, elle l’a su, elle est à l’écart de cette famille pour la première fois et pour toujours ». Après quelques secondes de silence, elle clôture la question de Pivot : « J’étais embarquée avec lui dans l’histoire de tout le monde ».

Quelques années plus tard, c’est la scientifique Margaret Hefferman qui s’interroge : pourquoi refuse-t-on parfois de se rendre à l’évidence ? A cause de l’ « aveuglement volontaire » répond-elle. L’aveuglement volontaire est « un concept juridique [aux Etats-Unis] qui signifie que s’il y a des informations que vous êtes en mesure de savoir et que vous devez savoir mais que, d’une manière ou d’une autre, vous vous débrouillez pour ne pas savoir, la loi stipule que vous êtes volontairement aveugles ». Elle souligne le choix : « Vous avez choisi de ne pas savoir ».

Margaret Hefferman prend l’exemple de l’amiante dans la ville de Libby dans le Montana que personne ne voulait voir et qui était pourtant une des premières causes de mortalité, des prêts accordés à des milliers de personnes qui n’en avaient pas les moyens mais qui enrichissaient les banques, ou encore de la guerre en Irak. Dans un monde qui déborde de droits, où toutes et tous peuvent écrire sans danger, utiliser ces libertés peut paraître trivial. C’est tout le contraire, rappelle Margaret Hefferman, « la liberté n’existe pas si on n’en fait pas usage (…) et ce que les gens comme Gayla Benefield  (la lanceuse d’alerte qui a alerté sur l’amiante à Libby) font, c’est de faire usage de la liberté ».

Aussi, quand Hefferman a emmené sa fille à Libby pour lui présenter Gayla Benefield et qu’elle ne comprenait pas pourquoi, elle lui répondit « Ce n’est pas une star de cinéma, ce n’est pas une célébrité, ce n’est pas une spécialiste, et Gayla est la première qui dirait qu’elle n’est pas une sainte. Ce qui est vraiment important à propos de Gayla, c’est qu’elle est ordinaire. Elle est comme vous, et elle est comme toi. Elle avait la liberté, et elle était prête à en faire usage. »

Existe-il un moyen de ressentir cette évidence ? Pour Marguerite Duras, on l’explique par « quelque chose de sauvage [qui] demeure en [elle], maintenant. encore. Une espèce d’attachement animal à la vie. » Cette évidence, on la retrouve ailleurs que dans son histoire avec le Chinois, on la retrouve dans le « lieu de la passion », ce lieu, « qui existe déjà en nous à un état primaire, indéchiffrable aux autres » (La passion suspendue). Suivre une évidence – tout comme une intuition – s’apprend. Leopoldina Pallotta della Torre, la journaliste de La Stampa qui l’interroge, veut en savoir davantage et nous aussi. Elle lui demande « Pourriez vous définir le processus même de votre écriture ?

C’est un souffle, enchaîne Marguerite Duras, incorrigible, qui m’arrive plus ou moins une fois par semaine, qui peut disparaître pendant des mois. Une injonction très ancienne, la nécessité de se mettre là à écrire sans encore savoir quoi : l’écriture même témoigne de cette ignorance, de cette recherche du lieu d’ombre où s’amasse toute l’intégrité de l’expérience. ». Cette consigne lui dicte son rythme, comme si elle était l’esclave de l’évidence de son talent. Elle n’est qu’un outil qui retranscrit ce qui existe déjà dans son lieu de passion. « Pendant longtemps, j’ai cru qu’écrire était un travail. Maintenant je suis convaincue qu’il s’agit d’un événement intérieur, d’un ‘non-travail’ que l’on atteint avant tout en faisant le vide en soi, et en laissant filtrer ce qui en nous est déjà évident.  Je ne parlerais pas tant d’économie, de forme ou de composition de la prose que de rapports de forces opposées qui doivent être identifiées, classées, indiquées par le langage. Comme une partition musicale. Si l’on ne tient pas compte de cela, on fait des livres « libres » justement. Mais l’écriture n’a rien à voir avec cette liberté-là ».

Duras appuie même son propos en soulignant que l’évidence – qui conduit à une écriture plus authentique – se retrouve davantage dans les oeuvres produites par des femmes. C’est même cela qui selon elle distingue l’écriture d’un homme de l’écriture d’une femme :  «  il y a un rapport intime et naturel qui depuis toujours lie la femme au silence et donc à la connaissance et à l’écoute de soi. Cela conduit son écriture à cette authenticité qui fait défaut à l’écriture masculine, dont la structure renvoie trop à des savoirs idéologiques, théoriques. »

Les évidences de Benefield, de Hefferman et de Duras sont des choix de liberté et d’une certaine authenticité. Chacune de ces évidences repose sur les vies de chacune. Néanmoins, elles se rejoignent dans le rapport de ces femmes à la confiance qu’elles ont en ces évidences. Il semble que, si les doutes existent – et ils persistent toujours – celles-ci décident d’en faire fi pour révéler ce qu’elles ont à offrir.

Crédits photo : Les Glorieuses 

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