Cette newsletter vous a été transférée ? Et vous aimez tellement que vous souhaitez vous inscrire ? C’est ici ! 30 janvier 2023 Tunisie: les femmes en première ligne de la crise des féminicides Par Elizia Volkmann Vous n’avez qu’une minute pour lire cette newsletter ? En voici le contenu en très – très – bref :
Lisez la suite pour en savoir plus. Et si vous voulez rester à jour sur les mobilisations féministes dans le monde, suivez-nous sur Twitter et Instagram. Speak English ? La newsletter est aussi disponible en anglais : Au-dessus des montagnes verdoyantes du Kef, des nuages sombres semblent annoncer la pluie et la neige imminentes. “C’est une zone de pauvreté extrême,” explique Karima Brini pendant que nous traversons la ville en direction du centre Manara pour les femmes victimes de violences. L’hiver s’annonce rude pour cette ville de l’ouest de la Tunisie. Les pénuries alimentaires se multiplient, tandis qu’au niveau national, le pays fait face à une instabilité politique croissante. Les habitant·e·s se préparent à des ventres vides, des nuits d’hiver glaciales et des nerfs à vif. Karima Brini, l’une des fondatrices de l’association Femme et Citoyenneté qui gère le centre, craint que ces conditions qui s’empirent mènent à une augmentation des violences conjugales. Depuis l’automne, une vague de féminicides déferle sur le pays. Cette vague a commencé au Kef, le 29 octobre 2022, quand l’homme qu’elle venait de divorcer a brûlé vive Wafa Essbii après l’avoir battue. Wafa Essbii avait obtenu des mesures de protection d’urgence en plus du divorce, mais ces mesures n’ont pas été appliquées. “Le moment de la séparation est souvent le plus dangereux pour les femmes, parce que la violence conjugale est une affaire de domination de la part d’un homme qui voit [sa partenaire] comme sa propriété. Lorsqu’elle s’émancipe ou le quitte, il essaye de réaffirmer son pouvoir,” selon Karima Brini. Après le meurtre de Wafa Essbii, des militant·e·s de l’association Femme et Citoyenneté et leurs allié·e·s ont organisé des manifestations et une alliance féministe a lancé une pétition réclamant au gouvernement la mise en place un plan national pour lutter contre le féminicide et l’application de la loi 58. Au moment de son adoption en 2017, la loi 58 de lutte contre les violences faites aux femmes, adoptée à l’unanimité par le parlement, avait été qualifiée d’historique pour la Tunisie. D’après de nombreuses militant·e·s féministes, le sort de Wafa Essbii est emblématique du fossé entre les intentions de la loi 58 et sa mise en œuvre réelle. La loi avait en effet élargi la définition des violences faites aux femmes et renforcé les peines encourues, promettant par ailleurs un soutien économique, social et légal aux victimes. Sur le papier, le texte est l’une des législations les plus strictes contre les violences domestiques au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Autre complication : le code du statut personnel de 1956, qui désigne un mari ou un père comme le “chef de famille” officiel et limite les droits de succession des femmes, et considéré par beaucoup comme allant à l’encontre de la loi 58. Photo par Mashhour Halawani. CC BY-SA 2.0. Désormais, dans un contexte de montée de l’autoritarisme et de crise économique, celles qui tentent de protéger les femmes à risque de violences domestiques craignent que la situation ne se dégrade encore pour elles. Le travail de prévention et de protection des femmes, qui devrait être assuré par l’Etat, retombe sur les associations féministes et les collectifs de femmes. “Le ministère [de la femme] n’a pas pris son rôle au sérieux, il n’a pas mis en place les mesures nécessaires, il n’y a pas de plan national, pas de coordination et pas de budget”, a déclaré Karima Brini. Dans une réponse parvenue après la date limite de publication, une porte-parole du ministère a déclaré que le gouvernement prévoyait de dépenser 12 millions de dinars (3,6 millions d’euros) pour créer au moins un refuge pour victimes de violences domestiques dans chacun des 24 gouvernorats du pays d’ici 2025. Le meurtre de Wafa Essbii a ravivé dans les esprits le souvenir de Refka Cherni, une femme de 26 ans, qui avait été tuée en 2021 de cinq balles à bout portant par son mari, un membre des forces de l’ordre tunisiennes. C’était au Kef. Quelques jours avant, elle avait essayé de porter plainte contre lui pour violences conjugales, certificat médical attestant des violences à l’appui. “Le procureur a accepté sa plainte mais n’a pas ordonné l’arrestation [de son mari]”, a déclaré Karima Brini. Refka Cherni, qui à l’époque avait contacté Karima Brini pour lui demander son soutien dans la procédure judiciaire, a retiré sa plainte quelques jours plus tard à cause de pressions familiales. Cependant, grâce à la loi 58, le ou la procureur·e peut décider de poursuivre la procédure, même en cas de retrait de plainte de la victime. Au lieu de cela, “il a été laissé [à son mari] jusqu’au lundi suivant pour rendre son arme“, relate Karima Brini. Le lundi, il était déjà trop tard. “Refka a porté plainte un jeudi et a été tuée le week-end.” Après le meurtre de Refka Cherni, le ministère de la Femme s’est engagé à lutter contre le féminicide, tandis que des groupes féministes ont lancé la campagne #sayhername afin de pousser le gouvernement à appliquer pleinement la loi 58 et à créer des unités spécialisées dans les commissariats qui seraient en mesure de traiter les plaintes pour violences au sein du couple. Le 25 juillet 2021, le président tunisien Kais Saied renvoyait l’ensemble de son gouvernement, dont la ministre de la Femme, et suspendait le parlement, mettant en pause tout projet de réforme. Le nouveau ministère n’a pas répondu aux questions de la newsletter Impact sur les plans en cours pour contenir la crise actuelle de féminicides. Néanmoins, nous avons mis à jour cet article après la publication pour faire état de leur réponse reçue après la date limite. Collage par Mythili Sampathkumar Quand elle entre à Manara, Karima Brini baisse la voix pour présenter ses collègues, blotties dans leurs manteaux afin de conserver un peu de chaleur. Toutes parlent à voix basse dans l’enceinte du centre. Ici, les seules autorisées à parler fort sont les femmes qui viennent demander de l’aide. Salhea ben Ali a commencé à travailler au centre en tant que “femme de relais”, une éducatrice de quartier qui anime des ateliers lors desquels elle aide les femmes à connaître leurs droits et à accéder aux services. Aujourd’hui, elle travaille à plein temps au centre d’écoute et d’accueil pour les femmes victimes de violence. “Les femmes arrivent dans un état de peur”, elle raconte. ”La première chose est de les rassurer sur le fait qu’elles ne sont pas seules dans cette situation, qu’elles ont des gens qui peuvent les aider.” Pendant une séance d’écoute typique, Salhea ben Ali évalue le type de violence et le niveau de risque auxquels une femme fait face, avant de la diriger vers des assistantes sociales et juridiques ou de l’emmener au commissariat ou à l’hôpital. ”En cas d’urgence, nous lui trouvons un endroit sûr où se loger.” A première vue, les travailleuses du centre respirent le calme. Mais lorsqu’on les interroge sur l’impact de leur travail, les femmes poussent un gros soupir avant d’éclater de rire. ”Oh, le stress est énorme !” elles répondent en chœur. Le gouvernement tunisien n’effectue pas de recensement officiel des féminicides. Selon Human Rights Watch, la police tunisienne a enregistré près de 69 000 plaintes pour violences contre les femmes et les filles en 2021, un chiffre qui serait largement sous-estimé, étant donné le grand nombre de victimes qui ne portent pas plainte. D’après Karima Brini, le nombre de cas rapportés au centre a augmenté de 50% depuis 2019. Mais elle soupçonne que ces cas ne soient que la partie visible de l’iceberg. “La plupart des cas proviennent de la commune urbaine du Kef. Parce qu’il n’y a pas de transport dans les campagnes, il est très difficile pour les femmes rurales de venir chez nous.” La plupart des femmes qui viennent au centre le font d’elles-mêmes. “Les urgences sont rares, mais un jour un père a loué un camion pour nous amener sa fille. Il l’a allongée sur un matelas car elle avait subi de multiples fractures aux bras, aux jambes et à la poitrine après que son mari l’ait battue avec une pelle”, relate-t-elle. L’association Femme et Citoyenneté avait commencé à transformer un ancien foyer pour enfants en un refuge pour victimes de violence domestique accessible aux personnes à mobilité réduite. Selon Karima Brini, les travaux sont à l’arrêt en attendant que le ministère débloque les fonds nécessaires. Le ministère de la Femme n’a pas répondu aux questions de la newsletter Impact sur l’état du financement du centre de Manara, ou sur le projet d’ouvrir davantage de centres. Dans une réponse reçue après la date limite, un porte-parole du ministère a déclaré à la newsletter Impact : « le budget de l’état existe pour gérer ce centre par l’AFC ». La psychologue clinicienne de Manara, Chaymaa Benalayaa, voit en moyenne 15 patientes par mois, pour trois ou quatre séances chacune. Sa patiente la plus âgée a 64 ans. ”Les principaux problèmes psychologiques dont souffrent les femmes sont le stress post-traumatique et la dépression”, explique Chaymaa Benalayaa. ”Je trouve que la thérapie narrative est la plus efficace pour cela – elles sont enfin capables de s’exprimer et d’extérioriser la douleur et la tristesse qu’elles n’ont pu partager avec personne, pas même leur mère ou leurs sœurs.” Pourtant, Chaymaa Benalayaa se prépare à quitter le centre. Son poste, qui était financé par un bailleur de fonds, n’a pas été renouvelé. ”C’est mon dernier jour ici le 21 janvier”, dit-elle amèrement. ”Je ne sais pas s’ils financeront mon poste et si nous reprendrons le travail ou pas.” — Elizia Volkmann couvre le Maghreb et le Sahel pour de grands journaux et est correspondante à la télévision pour Al Jazeera. Elle s’intéresse particulièrement aux droits humains, notamment aux droits des femmes et des enfants. — Mythili Sampathkumar est une journaliste indépendante basée à New York. Cet article a été mis à jour après sa publication pour inclure les commentaires du ministère tunisien de la Famille, de la Femme, de l’Enfance et des Personnes âgées. L’article original indiquait à tort que le poste de Chaymaa Benalayaa au centre d’El Manara était financé par le ministère. Cela a été modifié pour indiquer que le poste était financé par un bailleur de fonds. Nous regrettons l’erreur. Impact participe au Festival de l’Infolettre Rendez-vous au Festival de l’Infolettre : un tout nouveau festival imaginé par Creatis avec et à Ground Control les 2 et 3 février. La rédactrice en chef de la newsletter Impact, Megan Clement, interviendra sur le journalisme et le militantisme lors d’une dans une table ronde avec Lauren Boudard et Dan Geiselhart (confondateurs du studio Courriel et des newsletters Climax et Tech Trash), Jean-Paul Deniaud (Pioche!) et Jennifer Padjemi (Journaliste, Autrice, Critique). C’est le jeudi 2 février Par ici pour vous inscrire. Première fois par ici ? Impact est une newsletter hebdomadaire de journalisme féministe, dédié aux droits des femmes et des minorités de genre dans le monde entier. Chaque mois, nous publions un bulletin d’actualité sur les droits des femmes et des personnes LGBTQIA+, un entretien, un reportage et un essai de notre rédactrice en chef. Ceci est la version française de la newsletter ; vous pouvez lire la version anglaise ici. Megan Clement est la rédactrice-en-chef de la newsletter Impact. Anna Pujol-Mazzini est la traductrice. Agustina Ordoqui prépare le bulletin mensuel et rédige les posts d’actualité sur les réseaux sociaux. La newsletter est financée par New Venture Fund et produite par Gloria Media, basée à Paris. Gloria Media est dirigée par sa fondatrice, Rebecca Amsellem. Gloria Media remercie ses partenaires pour leur soutien. Pour sponsoriser une newsletter, vous pouvez envoyer un mail ici. Le sponsoring n’a aucune influence sur le contenu de la newsletter. Abonnez-vous à nos autres newsletters : Les Glorieuses / Économie / Les Petites Glo |