Vous pouvez lire la newsletter en ligne ici – https://lesglorieuses.fr/femmes-de-fer “Les Spice Girls peuvent se rhabiller : une nouvelle étude révèle que le girl power pourrait avoir commencé il y a 2 400 ans. Des chercheur·es du Trinity College de Dublin affirment que la société britannique de l’âge du fer était centrée sur les femmes.” Prenons un moment pour s’arrêter ici et réfléchir — quelle a été votre réaction en lisant ce titre ? Vous avez peut-être ressenti une pointe d’agacement face à l’idée même que le pouvoir des femmes ait un point de départ. Face à l’implication que l’influence des femmes n’aurait pris de l’ampleur que dans les années 1990 avec les Spice Girls, et que cet honneur reviendrait finalement aux femmes de l’âge du fer. Ou peut-être est-ce la formulation elle-même qui vous a dérangé·e, avec les connotations méprisantes de Peut-être que cette découverte a éveillé votre curiosité. Qu’est-ce que ça veut dire, une société centrée sur les femmes à l’âge du fer ? À quoi ça ressemblait ? Cette étude pourrait-elle remettre en question les récits dominants sur les structures de pouvoir ? Ou peut-être avez-vous ressenti de la frustration en voyant cela présenté comme une révélation ? Comme si c’était encore une idée surprenante, pour certain·es, que des sociétés aient pu exister en dehors des Bien sûr, pour certaines personnes (mais probablement pas les lecteur·ices de cette newsletter !), cette information pourrait même engendrer un déni pur et simple, le refus d’imaginer qu’une telle société ait pu exister. Malheureusement, certain·es lecteur·ices ont eu cette dernière réaction, à en juger par les commentaires sous l’article (dans le Daily Mail). Mais malgré le ton adopté, cette dépêche a quelque chose en commun avec la majorité des articles qui ont couvert cette étude : un sentiment de surprise, voire de choc. Ce qui m’intéresse ici, c’est ce que cela raconte de notre façon de voir l’histoire. Mais avant cela, regardons de plus près l’étude en elle-même. Voici La PreuveL’étude, publiée dans la revue Nature, s’appuie sur une analyse génétique de sépultures de l’âge du fer dans le sud-ouest de la L’essentiel des recherches issues de sites du Néolithique, de l’âge du cuivre et de l’âge du bronze en Europe (les périodes précédant l’âge du fer) indiquent que la patrilocalité était la norme. Cependant, les restes humains issus de l’âge du fer en Grande-Bretagne sont rares, probablement parce que ces sociétés avaient tendance à incinérer leurs mort·es ou à déposer leurs dépouilles dans des zones humides, ce qui rend les traces des structures sociales de cette époque plus fragmentaires. L’âge du fer en Grande-Bretagne a commencé vers 750 avant notre ère et s’est achevé en l’an 43, au moment de l’invasion romaine. Bien que de nombreuses personnes aient suggéré que les femmes de ces sociétés avaient tendance à jouir d’un statut élevé, jusqu’ici aucune preuve génétique ne l’avait confirmé. Mais nous avions déjà des indices. Par exemple, la répartition des objets funéraires dans plusieurs cimetières celtiques d’Europe de l’Ouest a souvent été interprétée comme un signe de statut élevé des femmes : elles y sont fréquemment enterrées avec un plus grand nombre et une plus grande diversité d’objets de prestige. Les récits historiques des auteur·es romain·es décrivent les femmes celtiques de Grande-Bretagne comme occupant des rôles de haut rang, notamment en matière d’héritage et de postes de commandement militaire (comme Boudica, reine de la tribu des Iceni qui a mené un soulèvement contre l’occupation romaine de la Grande-Bretagne), d’autorité politique et de relations avec des partenaires multiples. Ces témoignages ont longtemps été regardés avec scepticisme – considérés comme une exotisation romaine des cultures qu’ils envahissaient, ou comme une tentative de souligner la supposée barbarie des Celtes. Aujourd’hui, il semble pourtant qu’il y ait du vrai dans ces récits. La tribu des Durotriges, qui occupait le centre-sud du littoral anglais entre environ 100 avant J.-C. et 100 après notre ère, enterrait ses mort·es dans des cimetières, contrairement à beaucoup d’autres communautés de leur temps. Cette pratique a permis aux chercheur·es du Trinity College de Dublin et de l’université de Bournemouth d’analyser l’ADN de 57 individu·es Durotriges sur un site situé dans l’actuelle région de Dorset. Les résultats sont sans appel : la plupart des personnes inhumées peuvent être rattachées par leur ligne maternelle à une seule femme, ayant vécu plusieurs siècles auparavant. À l’inverse, la majorité des personnes non apparentées retrouvées sur le site étaient des hommes migrants. Cela signifie que l’organisation sociale et la parenté de cette communauté celtique étaient fondées sur la lignée féminine : les femmes restaient dans leurs communautés ancestrales, tandis que les hommes venaient d’ailleurs pour s’y installer. Les chercheur·es ont ensuite testé d’autres sites de l’âge du fer en Grande-Bretagne et ont trouvé des résultats similaires. L’étude apporte donc une preuve génétique solide que la matrilocalité était une pratique courante dans la Grande-Bretagne de l’âge du fer. “Incroyable”De nombreux articles ont qualifié les résultats de cette étude d’ “incroyables”. Mais étant donné l’existence de précédentes découvertes allant dans le même sens, pourquoi cette étude est-elle présentée comme une telle surprise ? Comme le souligne l’expert en archéologie de la guerre Jay Silverstein : “Si les récits historiques étaient plus honnêtes, cette découverte aurait été perçue comme une confirmation du rôle des femmes dans la Grande-Bretagne de l’âge du fer. Au lieu de ça, elle est présentée comme une avancée qui contredit l’hypothèse implicite d’un patriarcat universel dans l’histoire.” Dans les années 1970, l’archéologue lituanienne Marija Gimbutas a avancé, en s’appuyant sur une abondance de figurines féminines, que les sociétés néolithiques des Balkans (6 300–5 000 avant notre ère) étaient matrilinéaires et matriarcales. Ses théories allaient à l’encontre de l’idée dominante, formulée à Cambridge, selon laquelle le patriarcat aurait émergé Cette période est particulièrement intéressante car les théories de Marija Gimbutas ont aussi alimenté l’idée, répandue dans certains cercles féministes, selon laquelle les sociétés matriarcales auraient dominé la préhistoire. Cynthia Eller, professeure en études religieuses, se souvient d’une publicité dans un magazine féministe pour un t-shirt portant l’inscription : “J’ai survécu à cinq mille ans de hiérarchies patriarcales.” Dans son livre The Myth of Matriarchal Prehistory, elle soutient que ce discours – malgré sa puissance émotionnelle et son utilité politique – repose souvent sur une lecture sélective des preuves archéologiques et peut, paradoxalement, renforcer les stéréotypes de genre plutôt que de les défaire. “Je ne pense pas que le patriarcat soit un bloc monolithique, et il y a sûrement eu des cultures plus favorables aux femmes et d’autres plus oppressives. Je pense que c’était déjà le cas à la préhistoire,” m’explique-t-elle. Ce qui relie tous ces récits, c’est la quête d’une histoire unique et linéaire de l’humanité, un grand récit dans lequel les sociétés auraient forcément progressé – d’égalitaires à hiérarchiques, de primitives à avancées, de matriarcales à patriarcales. Pourquoi ressent-on un besoin aussi fort d’imposer des modèles rigides et genrés à notre interprétation du passé ? En réalité, un nombre croissant d’études – dont celle sur la matrilocalité celtique – suggère une histoire bien plus nuancée. La capacité d’imaginer“Il ne devrait pas être si surprenant que les archéologues découvrent de plus en plus de preuves de sociétés anciennes qui n’étaient pas patriarcales”, affirme Angela Saini, autrice de The Patriarchs: How Men Came to Rule. “Depuis longtemps, les preuves historiques et scientifiques montrent que plus on remonte dans le temps, plus les sociétés sont variées dans leur organisation. Aujourd’hui encore, il existe des sociétés matrilinéaires partout dans le monde, en particulier en Afrique et en Asie, où le statut et les biens se transmettent de mère en fille plutôt que de père en fils, y compris certaines où la résidence suit un modèle matrilocal.” Cela rejoint l’argument avancé par l’anthropologue David Graeber et l’archéologue David Wengrow dans leur best-seller Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité. Ils avancent que la société capitaliste moderne est une anomalie historique dans sa rigidité des structures de pouvoir et sa résistance au changement. À travers la majeure partie de l’histoire, d’après eux, les sociétés humaines ont été bien plus diverses et expérimentales dans leur organisation – remettant en question l’idée selon laquelle l’évolution sociale suivrait une trajectoire linéaire. L’archéologue Rachel Pope souligne une évolution positive dans la discipline : “Nous revenons aux données et aux preuves matérielles pour guider les récits, plutôt que d’imposer des interprétations qui confirment nos propres biais.” Elle évoque l’archéologie des Celtes, qui révèle des différences régionales importantes dans les normes sociales, y compris entre des communautés voisines. Cette reconnaissance croissante de la complexité des sociétés passées est importante – non seulement pour mieux comprendre l’histoire, mais aussi pour repenser notre présent. Trop souvent, nous projetons nos biais modernes sur l’histoire, et nous cherchons à faire entrer le passé dans des cases claires et ordonnées qui reflètent nos propres présupposés. Pourtant, si l’histoire nous enseigne quelque chose, c’est que les sociétés humaines ont toujours été fluides, adaptables et capables de se réinventer. Le critique Mark Fisher a écrit un jour qu’il est devenu “plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme”. Et si Bien sûr, le passé n’est pas un modèle pour l’avenir. “La manière dont nous construisons nos sociétés futures ou choisissons de vivre aujourd’hui ne devrait pas dépendre de la façon dont vivaient les sociétés anciennes”, souligne Angela Saini. “L’avenir que j’imagine pour moi n’a pas changé simplement parce que je comprends mieux l’histoire mondiale.” Et pourtant, plus nous voyons l’histoire telle qu’elle est vraiment – chaotique, multiple, pleine de possibilités – plus il devient difficile d’accepter l’idée que nos systèmes actuels seraient la seule manière d’organiser le monde. Si l’histoire est ouverte, l’avenir l’est aussi. Le véritable défi est d’élargir ce que nous pensons être possible. ![]() Les études du moisVoici les autres études qui font l’actualité ce mois-ci :
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