23 mai 2022 « La lutte des femmes aux foulards verts » : quelle est la prochaine étape pour la « vague verte » des droits à l’avortement en Amérique latine ? par Agustina Ordoqui Florencia D. a 18 ans lorsqu’elle avorte. « Dès que j’ai vu les deux petites barres sur le test, j’ai su que je ne voulais pas être mère. Pas à ce moment-là, ni avec ce partenaire. » Elle a dû agir en secret. En 2007, en Argentine, aucune loi ne l’autorise à interrompre sa grossesse autrement. Il lui faudra deux tentatives : Florencia prend d’abord un médicament acheté en sous-main pour quelques pesos, mais la dose est insuffisante. Quelques jours plus tard, elle tombe malade et se rend aux urgences, où on lui apprend qu’elle est toujours enceinte. Pour sa seconde tentative, elle doit emprunter de l’argent afin de payer une clinique privée clandestine. Durant des années, elle a vécu dans la peur que quelqu’un soit au courant de son avortement. Je connais Florencia depuis longtemps, mais ce n’est que le 30 décembre 2020 qu’elle a osé partager son histoire avec moi et le reste du monde sur les réseaux sociaux. Ce jour-là, le Congrès a adopté une loi sur l’interruption volontaire de grossesse : une personne enceinte peut désormais avorter gratuitement et légalement dans n’importe quel hôpital argentin, jusqu’à 14 semaines de grossesse. « La cicatrice s’est refermée grâce au féminisme, grâce à la lutte des femmes aux foulards verts. C’est avec elles que j’ai su que je n’étais pas seule », témoigne Florencia. Les « femmes aux foulards verts » constituent l’armada des féministes qui ont lutté avec acharnement pour la légalisation de l’avortement aux quatre coins de l’Amérique latine, une région où il était jusqu’à récemment presque entièrement inaccessible. En septembre 2021, la Cour suprême mexicaine a ouvert la voie à une dépénalisation nationale en rendant un arrêt historique. Quelques mois plus tard, en février 2022, la Cour constitutionnelle de Colombie a dépénalisé l’avortement jusqu’à 24 semaines, adoptant la loi sur l’avortement la plus progressiste en Amérique latine à ce jour. La victoire en Argentine est l’une des plus emblématiques de la région. C’est là que la Campaña Nacional por el Derecho al Aborto Legal, Seguro y Gratuito (Campagne nationale pour le droit à l’avortement légal, sûr et gratuit), une coalition d’associations de défense des droits humains et de militantes féministes de longue date, a pris forme au début des années 2000. Les militantes ont choisi la couleur verte pour symboliser leur combat lors du Congrès national des femmes en 2008, car cette couleur n’était encore associée à aucune campagne de défense des droits. À partir de là, la marea verde (vague verte) a commencé à prendre de l’ampleur, pour enfin balayer le continent jusqu’à la frontière américaine. Quelques jours après l’approbation de la loi argentine sur l’avortement, un groupe de féministes de Patagonie s’est posté aux abords de la frontière du Chili pour crier dans des mégaphones : « Chilenas, ne déposez pas vos drapeaux – nous sommes prêtes à franchir les Andes ! ». Dans ce pays voisin de l’Argentine, l’avortement est autorisé pour trois motifs depuis 2017 : en cas de risque vital pour la mère, de fœtus non viable, ou lorsque la grossesse est le résultat d’un viol. L’année dernière, le congrès chilien a débattu de l’adoption d’une loi similaire à celle de l’Argentine, qui autoriserait l’avortement à la demande, mais la proposition a été rejetée. Les militantes chiliennes ont pourtant trouvé un autre moyen de garantir le droit à l’avortement : en l’inscrivant dans la nouvelle constitution. La constitution actuelle a été rédigée dans les années 1980, sous la dictature d’Augusto Pinochet. Elle ne fait aucune mention des droits sexuels et reproductifs, et le mot « femme » n’y apparaît qu’une seule fois. Après une vague de protestations contre les inégalités en 2019, le gouvernement a accepté de nommer un organe paritaire pour réécrire ce document fondateur. Le texte a été achevé ce mois-ci, et comprend une garantie des droits sexuels et reproductifs, dont l’accès à l’avortement. Il sera soumis à un référendum en septembre. Le combat des féministes consiste maintenant à gagner ce vote. Camila Maturana Kesten, avocate et militante pour le droit à l’avortement, affirme qu’elle ne perd pas espoir face aux derniers sondages, qui indiquent que les électeurs pourraient bien dire non à cette nouvelle version de la loi fondamentale. « Le droit constitutionnel à l’avortement a alarmé les conservateurs. Les citoyen·nes s’inquiètent, ce qui est compréhensible en période de changement majeur. Mais un nouvel État est en train de prendre forme, au sein duquel la priorité sera la protection des individus et l’égalité des droits. Si nous parvenons à leur montrer cela, leurs craintes laisseront probablement place à de l’approbation. » La vague verte de l’Amérique latine est à contre-courant du recul du droit à l’avortement que l’on constate aux États-Unis. La divulgation d’une copie d’un projet d’opinion majoritaire laisse entendre que la Cour suprême américaine envisage de voter pour annuler Roe v. Wade, la décision qui a concrètement légalisé l’avortement dans les années 1970. Au même moment, plusieurs états dirigés par des républicains, comme l’Arizona, la Floride et le Kentucky, ont adopté des lois qui limitent considérablement l’accès à l’avortement. Si Roe v. Wade est annulée, treize états ont mis en place des « lois à déclenchement automatique » qui interdiront ou restreindront fortement l’avortement. Lors des manifestations contre la décision putative de la Cour suprême des États-Unis, de nombreuses manifestantes ont brandi la nuance de vert popularisée par la marea verde. Les militantes sont à présent confrontées à un avenir dans lequel de nombreuses Américaines seraient contraintes de se rendre au Mexique, à défaut d’avoir accès à l’avortement dans leur état. Au Mexique, les féministes ont remporté une série de victoires dans la lutte pour l’obtention du droit à l’avortement. L’arrêt récent de la Cour suprême n’a pas automatiquement légalisé l’avortement, mais il établit que la criminalisation de la procédure est inconstitutionnelle. Cette décision crée ainsi un précédent contre les poursuites dans les états où l’avortement est considéré comme un crime. Entre-temps, certains états, dont le Veracruz, l’Hidalgo, la Basse-Californie et le Sinaloa, ont adopté des lois locales visant à dépénaliser l’avortement. Le Guerrero s’est ajouté à cette liste le 17 mai, lorsque sa législature a approuvé une nouvelle réglementation en matière d’avortement. Malgré la rapidité et la puissance dont la marea verde a fait preuve pour faire tomber les restrictions à l’avortement, il reste beaucoup de chemin à parcourir en Amérique latine et dans les Caraïbes. Seuls huit pays de la région autorisent le libre accès à l’avortement, dont trois (l’Argentine, certaines parties du Mexique et la Colombie) ne l’ont fait que récemment. En Uruguay, l’avortement est autorisé jusqu’à douze semaines depuis 2012. L’avortement est également autorisé en Guyane, en Guyane française, à Porto Rico et à Cuba. L’Équateur a accompli de modestes progrès en février, quand le congrès a adopté un projet de loi autorisant l’avortement suite à un viol. Ce texte a ensuite été amendé par le président Guillermo Lasso pour le conditionner à un délai de 12 semaines et à la déposition d’une plainte pénale formelle. Dans des pays comme le Guatemala, le Paraguay, le Pérou et le Venezuela, l’avortement est illégal, sauf pour motifs particuliers – généralement la mise en danger de la vie de la personne enceinte. La Bolivie considère également le viol et l’inceste comme des motifs autorisant l’avortement, tandis que le Brésil et le Panama reconnaissent le motif de la non-viabilité du fœtus. C’est en Amérique centrale et dans les Caraïbes que la situation est la plus critique. Le Salvador, Haïti, le Honduras, le Nicaragua et la République dominicaine interdisent complètement l’avortement et prévoient des peines de prison pour les personnes qui avortent et pour celles qui en aident d’autres à avorter. Yildalina Tatem Brache (au milieu, avec un t-shirt vert) lors d’une manifestation pour la campagne #LasCausalesVan en République dominicaine. L’exemple le plus frappant est celui du Salvador, où un arrêt récent de la Cour interaméricaine des droits de l’homme a recommandé la libération des femmes emprisonnées pour avoir avorté ou fait une fausse couche. Cette recommandation a été formulée après que la Cour a jugé que le pays était coupable de la mort de « Manuela », une femme ayant fait une fausse couche et morte en prison suite à sa condamnation pour avoir prétendument subi un avortement illégal. Malgré ce précédent, une autre femme, « Esme », a également été condamnée ce mois-ci à 30 ans de prison pour une fausse couche. Selon l’Agrupación ciudadana por la despenalización del aborto (Association des citoyens pour la dépénalisation de l’avortement), 181 femmes ont été emprisonnées au cours de ces 20 dernières années pour avoir avorté au Salvador. Les États-Unis ont également la triste habitude d’emprisonner des femmes ayant fait une fausse couche, un problème que les militantes craignent de voir s’aggraver considérablement avec l’annulation de l’arrêt Roe v. Wade. En République dominicaine, des militantes ont campé l’an dernier pendant 73 nuits consécutives devant le Palais national pour demander la dépénalisation de l’avortement. L’Assemblée dominicaine est actuellement en train de rédiger un nouveau code pénal, mais n’a pour l’instant pas modifié l’article établissant la criminalisation complète de l’avortement. « Nous avons demandé à l’exécutif de revoir le code pour qu’il reconnaisse au moins le droit [à l’avortement] quand la vie de la femme est en danger, que la grossesse est la conséquence d’un viol ou d’un inceste, et lorsque le fœtus présente une malformation incompatible avec la vie », explique l’avocate Yildalina Tatem Brache, membre de la campagne #LasCausalesVan. « C’est le minimum acceptable ». Pour les militantes qui se battent encore pour que la situation change en République dominicaine, comme au Salvador et dans toute l’Amérique latine, le vert est la couleur dominante de la campagne en faveur de l’accès à l’avortement. « Les progrès réalisés par les femmes dans d’autres pays constituent toujours un point de départ pour faire avancer ceux qui sont à la traîne », explique l’avocate. Partout sur le continent, une phrase accompagne les bandanas verts brandis en signe de contestation ou de victoire par les militantes féministes. Et c’est une phrase qui s’ancre de plus en plus dans la réalité : « Será ley », « Ce sera la loi ». — Agustina Ordoqui est une journaliste indépendante basée à Buenos Aires, en Argentine. Cet édition d’Impact a été préparé par Megan Clement, Agustina Ordoqui et Penny Campbell. Impact est produite par Gloria Media et financée par New Venture Fund Abonnez-vous à nos newsletters : Les Glorieuses / Économie / Les Petites Glo Soutenez un média féministe indépendant en rejoignant Le Club. |
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