Comment Gloria Watkings est-elle devenue bell hooks ou comment une femme devient-elle une intellectuelle ?
Rencontre avec la sociologue Nassira Hedjerassi
par Rebecca Amsellem (pour me suivre sur Insta, c’est là et sur Twitter, c’est là)
La sociologue Nassira Hedjerassi a dédié une partie de sa carrière à l’analyse des parcours pédagogiques de femmes comme Hannah Arendt, Simone de Beauvoir ou bell hooks pour répondre à cette question. Ce vendredi, dans le cadre d’une journée dédiée à la mémoire de bell hooks, intellectuelle américaine et notamment autrice de l’ouvrage de référence Ne suis-je pas une femme ?, elle interviendra pour faire découvrir un aspect de son engagement un peu resté dans l’ombre, celui de l’éducation engagée vers la libération de
tous et toutes.
Informations sur la journée dédiée à bell hooks
Le vendredi 11 février à Valence, aura lieu une journée hommage à bell hooks. Découvrir le programme de la journée ici. La conférence sera également diffusée en visio.
Rebecca Amsellem – Vous avez dédié une partie de votre travail à l’évolution de la place des femmes dans l’imaginaire intellectuel – Hannah Arendt, Simone Weil, Simone de Beauvoir. Qu’est-ce qui fait qu’une femme soit reconnue comme « intellectuelle » ? Est-ce que c’est si différent des hommes ?
Nassira Hedjerassi – Mon interrogation première était de déterminer si elles étaient considérées ou non comme intellectuelles. Cette interrogation vient de ma propre formation philosophique. A mon époque, et je ne suis pas née en 1510, on avait un corpus d’enseignement canonique qui était complètement androcentré. Quand on est étudiante en philosophie, on ne manque pas de s’interroger, d’une manière consciente ou non. Si on n’a que des bonshommes qui nous sont enseignés dans notre formation en philosophie, est-ce à dire que nous, en tant qu’étudiante en philosophie, on est dans l’impossibilité de produire de la philosophie ? C’était ça le point de départ. Par ailleurs, il y avait aussi un environnement de formation qui était le mien, qui était très misogyne, avec des plus grandes pointures qui ne manqueraient pas de nous dire qu’ils étaient étonnés de voir des étudiantes assister à des cours de préparation d’agrégation de philosophie. Quand je me suis engagée dans un travail doctoral et que j’ai travaillé sur l’enseignement de la philosophie, je me suis penchée sur les contenus d’enseignement. Cela m’a amenée à pointer cette absence de femmes philosophes. Puis, en découvrant des féministes africaines-américaines, comme Angela Davis, j’ai découvert que c’était plus le terme d’intellectuelle qui était utilisé. Par exemple, pour bell hooks, dans le cadre d’un essai avec
l’intellectuel américain Cornell West, les deux s’interrogent sur la notion d’intellectuel. Il me semble que reconnaître des femmes intellectuelles, même si c’est problématique, c’est peut-être dans le contexte franco français moins problématique que femme et philosophie paradoxalement. Ces trois figures auxquelles je me suis intéressée, elles-mêmes ne se reconnaissaient pas comme philosophes, à l’exception de Simone Weil. Les deux autres, et en particulier Simone de Beauvoir, ne va pas se reconnaître comme philosophe. Simone de Beauvoir va revendiquer d’être écrivaine. Hannah Arendt, quand elle va faire carrière aux États-Unis, ce sera en sciences politiques. Quand on va la découvrir dans des traductions en français, ce sera aussi en sciences politiques en
premier lieu. Et Simone Weil ? Simone Weil, on l’a reconnue tôt dans le monde anglo-saxon comme philosophe mais en France, c’est arrivé très tardivement. C’est hallucinant lorsqu’on voit sa production alors qu’elle est morte à 34 ans.
Rebecca Amsellem – L’imaginaire intellectuel est un terrain éminemment politique qui se veut tout sauf politique. Quelle est votre méthode pour construire un imaginaire féministe et postcolonial ? C’est une question de corpus ?
Nassira Hedjerassi – Ma position est claire : il n’y a pas de déconnexion avec le politique. Toutes les intellectuelles sur lesquelles j’ai travaillé ont eu des positionnements politiques. Les trois premières que vous avez évoquées, puis les féministes africaines américaines : il y a une imbrication totale et c’est ce qui m’intéresse. La déconnexion avec le politique est un mythe qui s’est construit, que ce soit en philosophie, que ce soit dans le monde de la recherche, avec des formats, avec une pseudo-neutralité axiologique. Alors même que si on reprend le terme d’intellectuel et dans le champ franco-français, un·e intellectuel·le, par définition, c’est une personnalité qui a un positionnement politique engagé . Donc, c’est fondamental que dans nos imaginaires, pour reprendre votre expression, nous ayons des figures de femmes philosophes.
Rebecca Amsellem
– Audre Lorde, poétesse lesbienne noire américaine a écrit cette phrase que vous citez : « J’écris ma vie et je vis mon œuvre. » (Audre Lorde, « L’outsider. Une poétesse et intellectuelle féministe africaine-américaine », in Travail, Genre et Sociétés, 2017/37). Dans cette phrase, il semble y avoir tout : sa lutte pour démontrer qu’il est possible d’échapper à un destin, l’obligation quasi artistique pour une femme intellectuelle d’écrire pour se libérer elle-même. En quoi, selon vous, cette phrase marque l’établissement d’Audre Lorde comme intellectuelle ?
Nassira Hedjerassi – Pas cette phrase peut-être. Je me souviens que lorsque je présentais mes travaux, et que je m’appuyais sur les travaux d’Audre Lorde et sa notion de « biomythographie », c’était remis en question. Je me retrouvais avec des personnes en sciences sociales qui me disaient « ouh là là, ce n’est pas la vérité de vie ». Ce qu’elle avait fait, et ce qui a ensuite été repris par bell hooks, n’était pas du tout compris. Pour elle, ce qui était important, c’est le moment où elle a pu s’approprier sa propre histoire et l’écrire. Cela a commencé lorsqu’elle a modifié l’orthographe de son prénom, puis lorsqu’elle s’est créé une généalogie de femmes, etc. Pour elle, ce qui est important est que ça s’inscrit dans le contexte de l’histoire, de la mise en esclavage, où on n’a pas de nom propre, c’est l’histoire aussi des femmes qui n’ont pas de nom propre… Il y a plein d’enjeux par rapport à l’accès à sa propre subjectivité. Je vais faire le lien avec Hannah Arendt qui traite comme origine étymologique en termes d’autorité, l’auteur, l’autrice, c’est augmenter sa propre liberté, c’est être soi-même, sa propre autorité, etc. Lorsqu’elle se nomme lesbienne, mère, guerrière, etc., elle accède à sa propre autorité. Car l’enjeu pour elle, ce n’est pas nécessairement la reconnaissance extérieure, même si elle est importante, mais de s’autoriser à s’autoriser. C’est dans ce sens-là qu’elle est improprement une intellectuelle.
Rebecca Amsellem – Pour qualifier l’émergence de bell hooks – femme et noire – comme « intellectuelle » alors que la
norme consistait à être « un homme blanc des classes sociales supérieures », vous empruntez le terme de « fabrication sociale » des intellectuelles à Bernard Lahire. En quoi consiste cette fabrication sociale ou en d’autres termes comment Gloria Watkings est-elle devenue bell hooks ?
Nassira Hedjerassi – C’est un long processus, très long. Mais ce qui a été important, c’est de transgresser, de franchir plein de frontières, de franchir les rails. Si je reprends sa biographie, quand sa famille déménage, ce qui sépare les Blancs des populations noires, ce sont les rails. Il y a donc eu tous ces franchissements de frontières. Mais pas dans le sens de uplift, d’ascension sociale comme
les transclasses, car l’idée n’est pas de basculer d’un groupe social à un autre. bell hooks reste un nom de plume. La preuve est qu’à la fin de son parcours de vie, elle revient dans ses Appalaches natales. Je trouve que c’est métaphorique. C’est un mouvement inversé par rapport à la manière dont on va appréhender les carrières académiques. Malgré les plafonds de verre auxquelles elle a fait face, elle va accéder aux universités les plus prestigieuses, elle va obtenir des statuts qui sont extrêmement difficiles à obtenir et elle va renoncer à tout. Elle va démissionner pour revenir à une situation de base. Elle demeure Gloria parce que, pour elle, c’est fondamental. Elle passe son temps à rappeler d’où elle vient, qui elle est, rappeler son
origine populaire rurale des zones du Sud états-unien, une fratrie large, etc. Des collègues chercheuses ont travaillé sur les anecdotes écrites de bell hooks, et ce n’était jamais la même version. Là encore, ce n’est pas la vérité qui importe, c’est le sens qu’on peut en tirer pour analyser les rapports sociaux, de classe, de race, de sexe, genre. Et c’était ça qui lui importait, avec une volonté de toujours rappeler l’importance de la classe dans les rapports d’oppression. De toutes les intellectuelles sur lesquelles j’ai travaillé, elle est clairement la seule qui vient d’un milieu populaire. Même Angela Davis venait d’un milieu où, même si les parents ont traversé des épreuves pour arriver à la position sociale où ils étaient, elle a pu bénéficier d’un environnement plus aisé que celui des autres familles noires. C’est ça qui m’intéressait dans le parcours de bell hooks, elle a toujours veillé à ne jamais couper avec ses racines.
Rebecca Amsellem – Dans un article portant sur bell hooks (« bell hooks : la fabrique d’une “intellectuelle féministe noire révoltée” », Cahiers du Genre, 2016/2), vous expliquez que l’engagement politique de l’intellectuelle américaine portait notamment sur la construction d’un rapport au savoir qui devait être détaché d’un exercice du pouvoir. Quelles sont les transformations nécessaires pour rendre cela possible ?
Nassira Hedjerassi – bell hooks ne s’est jamais positionnée comme théoricienne. Pour elle, ce qui est important, c’est la praxis. La praxis, c’est ce qui se
développe dans les pratiques. Elle va donc essayer de développer des pratiques pédagogiques qui soient en phase. Elle n’a pas de recette, elle dit qu’elle n’a pas de recette. Elle va témoigner très clairement de cet échec à transformer les pratiques pédagogiques et elle va quitter l’Université, notamment parce que c’est épuisant d’essayer de transformer l’institution académique. On ne peut pas la transformer seule. C’est épuisant parce qu’il y a des résistances de la part de ses collègues, mais pas seulement. On pourrait s’imaginer que lorsqu’on est bell hooks ou Gloria, universitaire noire d’origine populaire, cela va être facile avec les étudiants et étudiantes noires d’origine populaire. Eh bien non, ce n’est pas facile non plus. Parce qu’on a toutes et tous été socialisé·e·s dans cette culture. Et donc réclamer ce qu’elle réclamait des étudiant.e.s, c’était un appel à faire rupture avec ce dans quoi on avait été socialisé·e·s. Elle a témoigné à quel point c’était difficile. Elle a essayé de changer les curricula, de changer les rapports d’autorité, de changer les rapports hiérarchiques. Elle a essayé d’être en rupture avec ce qu’on nous enseigne à l’université et dans le monde académique. C’est tout un processus qu’on a tendance à réduire au moment de conscientisation. Mais la conscientisation n’a de sens que si on a envie de transformer, l’étape suivante est fondamentale. Et bell hooks a quitté l’université car elle est arrivée à la conclusion qu’il faut un mouvement de transformations radicales pour rendre l’université vraiment populaire, grassroot, y compris les populations analphabètes, illettrés. Pour en revenir à votre question première sur les imaginaires, bell hooks était convaincue que le mouvement féministe devait être porté par l’ensemble de la société et non pas par une petite poignée. Elle est très critique de ce qu’est devenu le mouvement féministe états-unien. Elle utilisait de manière délibérée le terme de « ghetto » pour appuyer le fait qu’il s’est coupé de sa visée première, qui était une visée politique et de transformation du système social. Car le féminisme universitaire implique des enjeux de carrière, des publications qui sont inaccessibles. bell hooks écrivait de manière accessible pour tout le monde. Pour elle, le féminisme, c’est du porte-à-porte, c’est faire la
promotion des luttes féministes parce que les luttes féministes embrassent toutes les luttes sociales.
Rebecca Amsellem – Est-ce que vous avez déjà pensé à quitter l’université ?
Nassira Hedjerassi – Non, pour des raisons politiques. Cela a déjà été un combat d’y entrer, on n’est déjà pas beaucoup. Si on déserte alors qu’on n’est déjà pas nombreuses, ce ne sont pas les autres qui vont faire ce travail à notre place. Et c’est l’occasion de revenir sur votre question initiale portant sur les imaginaires. Si je reviens à ma propre histoire, quand je suis étudiante à la Sorbonne et que je n’ai pas de professeure dans mon cursus de philosophie, c’est problématique. Il est important pour nos imaginaires d’avoir des enseignantes. Même si c’est coûteux et qu’il faut prendre soin de soi. Des féministes comme Audre Lorde et bell hooks sont là pour nous rappeler l’importance de prendre soin de soi. Au début, je ne comprenais pas pourquoi un texte de bell hooks se retrouvait dans le rayon de développement personnel. Elle était alors à l’université, les étudiant.e.s étaient aisé.e.s, à part quelques-un.e.s. Elle a mis en place des groupes de discussion pour mettre en avant l’importance de prendre soin de soi, et des autres. Et puis finalement, j’ai compris, si personnellement on n’est pas solides, on ne peut pas avancer dans les luttes. Là encore, c’est de l’imbrication et de l’articulation. Et ce n’est pas de l’ordre de l’anecdotique. Les luttes collectives vont porter leurs fruits que si les individus qui composent cette lutte collective ont pu
prendre soin d’elles et collectivement, en tant que groupe social. Pour moi cela renvoie à la notion d’imaginaire et de tabou du philosophe allemand Adorno. Le tabou c’est tout ce qui est sédimenté, ce qu’on nous a transmis dans l’histoire, de la mise en esclavage, de l’histoire coloniale, etc. On a été broyés, ce sont des traumas qui sont là, qu’on nous a transmis. C’est pour cela que bell hooks dit que l’enseignement, c’est un travail de soins et de guérison. C’est pour ça que c’est extrêmement engageant. Et pour cette raison aussi que bell hooks reconnaissait qu’elle pouvait prendre des temps sabbatiques régulièrement et que c’était des respirations. Elle pouvait ensuite revenir gonflée à bloc.
Rebecca Amsellem – Je crois que
Françoise Héritier utilisait le terme de « se repêmer ».
Nassira Hedjerassi – C’est beau. Il y a à la fois l’imaginaire et le corporel. Et on retrouve les deux chez bell hooks. Il n’y a pas de hiérarchie entre les deux, et c’est ça qui est ressourçant. Ça nous donne de l’énergie pour continuer sereinement.
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(J’avoue ne pas avoir beaucoup lu cette semaine et avoir plutôt consacré ma semaine à revoir des épisodes de Sex & The City version vintage).
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