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« Je suis fière de dire que je suis une femme iranienne », entretien avec la photographe Hannah Darabi
Cette newsletter est la dernière de cette saison. Je vous remercie du fond du coeur d’être toujours plus nombreuses à la lire. Merci pour vos retours si gentils, pour vos corrections de fautes d’orthographe, et vos recommandations. J’espère que vous avez aimé lire les rituels d’écriture de Toni Morrison, entretiens de la philosophe Claire Marin, l’artiste Agnès Thurnauer, la chorégraphe Dada Masilo, ou des écrivaines Kaouther Adimi et Deborah Levy. On se retrouve fin août pour des nouvelles aventures ! Si vous avez des envies de personnalités que vous souhaiteriez lire ici, envoyez-les moi, je suis TOUJOURS à la recherche d’artistes, d’écrivaines, de créatrices à qui tendre le micro. Cela signifie aussi que toutes les commandes passées à partir de la semaine prochaine seront envoyée fin août, merci pour votre compréhension.
*** Place à l’édition estivale *** Cet été, il ne se passe pas rien, bien au contraire. Megan Clement vous propose une couverture exclusive, hyper féministe, et complètement politique de la Coupe du monde de foot des femmes qui aura lieu du 20 juillet au 20 août dans son cher pays d’origine, l’Australie ainsi qu’en Nouvelle-Zélande. Pour suivre cette aventure, abonnez-vous à la newsletter IMPACT ici en français, ou là si vous êtes d’humeur à pratiquer votre anglais cet été. Vous pouvez aussi répondre « oui » à cette newsletter si vous avez une grande flemme.
Bel été à toutes et à tous,
Rebecca
Hannah Darabi est photographe, elle a étudié à la Faculté des Beaux-Arts de Téhéran, puis à l’Université Paris VIII-Saint-Denis. Elle vit aujourd’hui en France et propose à travers son travail de mettre en lumière la réalité spécifique de son pays d’origine, l’Iran. Elle a reçu plusieurs prix, dont le prix Bernd und Hilla Becher décerné par la ville de Düsseldorf pour l’ensemble de sa pratique artistique en 2022, et, plus récemment, le prix Madame Figaro pour le projet de Soleil of Persian Square en 2023. Son exposition, Soleil of Persian Square, visible aux Rencontres d’Arles jusqu’à fin septembre. Elle y explore la notion d’identité au sein de la diaspora iranienne aux Etats-Uni grâce à un documentaire-fiction autour d’une ville qui n’existe pas, Tehrangeles – contraction de Téhéran et Los Angeles. Tehrangeles n’existe pas que dans l’imaginaire de l’artiste puisque c’est un quartier bien réel de la ville. Il ne ressemble en rien à Téhéran mais pourtant ses habitants y trouvent une similarité déconcertante avec leur pays d’origine. Cet entretien a eu lieu à Arles, le 6 juillet dernier. Il a eu lieu en français.
Rebecca Amsellem – L’exposition Soleil of Persian Square est un voyage dans une ville imaginaire mais pourtant bien réelle. Qu’est-ce que l’imaginaire vous permettait de faire que la réalité ne vous permettait pas de faire ? Hannah Darabi – Cette ville fictive s’appelle Tehrangeles. Il s’agit d’un nom inventé par la communauté iranienne qui vit là-bas, un mélange de Téhéran et Los Angeles. Je l’ai connu dans mon adolescente car elle était représentée dans les clips que je regardais. Après la révolution de 1979, lorsque le régime politique a changé vers un régime théocratique, certaines choses n’étaient plus acceptées, comme la musique populaire, jugée trop proche de la culture américaine. Cette musique était également jugée non conforme aux lois islamiques. C’est alors que les chanteurs et chanteuses sont allé·e·s vivre à Los Angeles. Et donc lorsqu’il fallait produire des clips musicaux, ils se sont rendus à Tehrangeles. Et nous, on recevait ces objets, ces sons, ces images via cassettes VHS piratées – des copies de copies déjà de mauvaise qualité. Dans ces clips, on voyait l’imaginaire construit à partir de cet endroit. Ils filmaient l’océan par exemple, d’une manière nostalgique de la mer Caspienne – qui joue un rôle très important dans la culture intime iranienne. Ces images étaient à la fois pour eux, pour leur nostalgie et pour nous dire aussi qu’ils sont toujours en lien avec nous. Je connais Tehrangeles depuis 2004 environ. La première fois, c’était à travers la pop culture. La deuxième fois, c’était pour voir mon frère qui y vit « Tu vas voir, on dirait qu’on est à Téhéran ». Je n’ai vu aucune ressemblance avec Téhéran. C’est lorsque j’ai immigré pour continuer mes études en France que j’ai compris pourquoi les gens pensent que ça ressemble à Téhéran. Il y existe des éléments qui nous sont familiers – des noms de famille, des noms d’endroits. Et ça suffit pour faire un voyage mental jusqu’au point de penser que tu es dans ta ville natale. Cela fait quinze ans que je vis en France et cette expérience m’a conduite à me poser la question « Qu’est ce
qu’un territoire ? ». Est-ce les limites physiques ou est-ce quelque chose qui peut être d’ordre mental ? Je considère ce projet comme à la fois fictif et documentaire : c’est un documentaire sur un imaginaire qui existe. Rebecca Amsellem – Votre projet met en lumière l’importance de la musique et notamment la musique populaire iranienne dans la culture iranienne en exil aux États-Unis. Vous écrivez d’ailleurs dans le livre qui accompagne l’exposition : « Chaque fois que Hayedeh exprimait des sentiments de perte envers la patrie, un membre de la famille versait une larme, affirmant que nous aussi nous étions en exil. » Est-ce que justement, le fait d’écouter cette musique qui vous permettait d’être transportée là où on avait envie d’être ? Hannah Darabi – La génération de mes parents, la génération de mes grands-parents ont véritablement vécu avec la musique populaire. Il y avait des espaces publics dans la ville où ils pouvaient aller écouter cette musique. Et donc, pour ma grand-mère, elle n’a pas seulement vécu un changement de régime, c’est un changement qui a bouleversé les vies intimes et le mode de vie des gens. Pour elle et les membres de sa génération, la musique populaire était un moment de trouver le confort autrement. Hayedeh est une personne qui a été adorée par les Iranien·ne·s. Elle venait d’une formation de musique traditionnelle, classique, elle avait une voix comparable à une voix de quelqu’un qui chante de l’opéra. Elle aurait pu être chanteuse de musique classique, mais elle a choisi de faire de la musique populaire. Et donc comme dans beaucoup de pays la musique populaire étant considérée comme une sous-culture, même les sceptiques adoraient Hayedeh. Rebecca Amsellem – Les personnes représentées dans l’exposition témoignent d’un ordinaire et d’une quotidienneté et semblent être également en représentation – il y a souvent deux photos qui les représentent : une plus protocolaire, une plus naturelle. Ce choix de la double photo tient-il au fait qu’on doit faire constamment attention à ce que nous dégageons pour ne pas faire trop de vagues, pour ne pas être impudiques ou peu reconnaissants ? Et puis il y aurait un vrai « nous », celui qui respire sans les épaules relevées ? Est-ce une manière de représenter la condition de vivre en minorité dans un pays ? Hannah Darabi – J’adore cette interprétation. Effectivement, il y en a pour plusieurs raisons. Tout d’abord il y a ces deux mots fréquemment employés : « ici » et « là-bas ». Et pour nous, c’est très clair ce que signifient « ici » et « là-bas ». J’en ai pris conscience quand je parlais avec quelqu’un et je n’arrêtais pas de dire « ici » et « là-bas » et la personne m’a répondu « Mais qu’est-ce que c’est “ici” et qu’est-ce que c’est “là-bas” ? » Parce qu’ici, pour cette personne, c’était clair, c’était là où nous nous trouvions, en France. Mais « là-bas », c’était où ? Pour moi, c’était mon pays, l’Iran. Une autre raison était mon souhait de créer une narration cinématographique. Je ne voulais pas me concentrer sur des portraits, car le portrait crée une relation particulière. Lorsqu’on voit un portrait, on rentre dans une relation psychologique avec la personne, on rentre dans le questionnement, l’identité de qui est cette personne. J’ai choisi cette stratégie pour qu’ils deviennent des personnages au lieu de personnes. Et puis le rôle du cinéma est très important pour la culture populaire et Los Angeles est une ville de décor. Bizarrement, c’est une ville où on voit la façade et derrière, les parkings et les petites ruelles, l’envers du décor. Rebecca Amsellem – Les détails des photos sont géniaux (voir la photo ci-dessous). Dans cette photo les sushis se mêlent à la nourriture casher, au Chef Ming et à Reese Witherspoon. Est-ce que ce multiculturalisme apparent est à la hauteur de la promesse d’intégration des Iraniennes et Iraniens dans la société américaine ?
Hannah Darabi. Sans titre, tirage numérique jet d’encre, série Soleil of Persian Square, 2022. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.
Hannah Darabi – Ce n’est pas une promesse, c’est la réalité de la société américaine. Cette société est fondée sur la diaspora, les Européens, les Hispaniques, les Sud-Américains. À Los Angeles, on voyage dans la ville. Il y a Pershing Square, Little Tokyo, le quartier pakistanais, etc. Chaque diaspora vit l’une à côté de l’autre. Je ne sais pas s’il y a des échanges, pas beaucoup je pense. Sur cette photo, on le voit justement. Par exemple, quand j’ai déménagé à Paris, le premier choc culturel n’était pas la culture des gens – on partage beaucoup de choses en commun dans l’espace intime – mais c’était la ville. Ma manière de photographier a changé. J’ai commencé à me concentrer sur la représentation de l’espace urbain qui, d’un coup, est devenu un élément central dans mon travail. Constamment, ça nous rappelle qu’on est ailleurs, dans une autre histoire qu’on ne connaît peut-être pas bien. Alors qu’à Los Angeles, c’est une architecture vernaculaire. Cette qualité urbaine est à la fois pauvre et très intéressante. Il y a un acte d’appropriation qui passe par ces enseignes, par les tableaux, que tout d’un coup, on peut mettre juste des tableaux avec les noms familiers et revendiquer un quartier, comme le quartier iranien. Rebecca Amsellem – Dans l’avant-propos de ce livre vous écrivez : « Notons au passage que tout sujet lié à un pays comme l’Iran est déjà largement fétichisé par les médias occidentaux, ainsi que par les productions dans le champ de l’art contemporain. Cela conduit à se demander si la fétichisation d’éléments de la culture iranienne peu connus ou ignorés est susceptible de créer, ou non, des questions légitimes, et de produire des représentations culturelles au-delà des images stéréotypées. » Votre travail est-il une manière de redonner vie à une réalité non fétichisée ? Hannah Darabi – Oui. Les médias ont une tendance naturelle à réduire un pays à une notion, une image. C’est le cas de l’Iran, qui depuis la révolution de 79, est toujours représenté comme un pays en conflit ou très islamiste. Alors que maintenant, avec les manifestations qui ont commencé depuis l’automne dernier, on voit très bien que ce n’est pas le cas et qu’il y a plein de femmes qui revendiquent leurs droits à s’habiller comme elles le veulent. Les femmes iraniennes font quelque chose de magnifique. Elles ont complètement changé l’image de la femme iranienne. Je suis très fière de dire que je suis une femme iranienne. Avec mon travail, je ne prétends pas éduquer les gens ou donner des leçons mais je veux ouvrir des espaces de discussion et provoquer une certaine curiosité. C’est pour ça que je dis que mon style est documentaire, que je transmets ma vérité à moi, très subjective. Rebecca Amsellem – Je me suis demandé s’il y avait un rapport avec le fait que vous vous concentriez sur l’espace public, alors même que les Iraniennes se battent actuellement pour être libres d’aller et de marcher comme elles le souhaitent en Iran. Est ce que c’est une forme de vengeance pour elles ? Hannah Darabi – Non, ce n’est pas une vengeance. Ce qu’il se passe en Iran ne s’est pas passé en une nuit. C’est la conséquence que des générations de femmes, qui ne se revendiquent pas forcément comme féministes, n’avalent pas des injustices dont elles sont victimes. Ma génération de femmes avait l’habitude de ne pas porter le foulard comme il le fallait, d’embrasser son copain dans la rue… Aujourd’hui, la peur est moins présente. Jusqu’au point qu’on ne peut pas arrêter tout le monde, on ne peut pas suivre tout le monde. Ce projet-là est né car en vivant ailleurs, il y a eu une distance géographique qui m’a donné la possibilité de regarder ma propre culture et d’interroger ce qui était encore ambigu. Rebecca Amsellem – Vous mentionnez la crise identitaire chez le sujet en exil en parlant de « dualité » et de « mimétisme ». Vous écrivez à ce sujet que « La crise identitaire chez le sujet en exil, la dualité et la tension entre l’être du passé et l’être à venir, face au nouveau contexte politique et culturel, conduisent inévitablement ce même sujet à adopter des stratégies d’acculturation qui passent par l’imitation. Cette imitation se produit afin d’intégrer un nouveau mode de vie et la culture de “l’autre”, mais se fait, en même temps et en parallèle, à travers la forme excessive et absurde, supposée “authentique”, d’une identité passée ». Ce travail est-il un moyen pour vous de réconcilier ces deux éléments ? Hannah Darabi – C’est un moyen de concilier la question artistique et la question de l’identité. Lorsqu’on parle de photographie, on attache le style photographique à un style national, à la question d’un pays particulier. La photographie est une procédure assez récente. Et donc qu’est-ce que cela signifie la photographie iranienne ? Ma génération a été formée en Iran, mais a reçu certains aspects de l’histoire, de la formation photographique du monde anglo-saxon. Par exemple, quand je suis venue en France, j’ai compris que l’histoire de la photographie qu’on apprenait, était en réalité l’histoire de la photographie anglo-saxonne. Aujourd’hui, je suis une Iranienne qui vit ailleurs, en France. Et donc je considère que j’ai été confrontée à plusieurs cultures. Et j’ai adopté certaines de ces cultures. Quand je vais en Iran, je ne suis plus iranienne, il y a des choses qui me paraissent bizarres et les gens me trouvent bizarre parce que je fais des choses autrement, parce que mon quotidien m’a dirigée vers autre chose. Cette réalité existe pour de plus en plus de personnes, à cause de la guerre, à cause des situations économiques. Cette réalité est notre quotidien maintenant.
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L’édition spéciale Coupe du monde de foot de Impact bien sûr 🙂
Et si vous ne savez pas quoi prendre dans votre valise, j’ai récemment proposé une liste de livres dans la newsletter. Si vous en lisez, dites-moi ce que vous en pensé.
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