« Jeudi 19 mars 2020. Nous sommes arrivés dimanche soir dans notre résidence sur les hauts de Trouville-sur-Mer, et l’angoisse ne me quitte pas. Quand j’ai prévenu Maman que nous avions décidé de venir les rejoindre, elle et mon père, elle n’a étrangement pas eu l’air réjouie. […] On a décidé que je prendrais la grande maison et que, le temps de notre séjour, mes parents iraient vivre dans la dépendance, histoire que nous ne risquions pas de les contaminer. Ma mère avait eu l’air récalcitrante au téléphone, à cette idée. C’est fou comme les gens ne sont plus dans le partage, comme ils se replient sur eux-mêmes, à la moindre crise. » On en a vu passer des pages de journaux intimes ces dernières semaines. Ils nous ont émus, ils nous ont fait tenter des recettes de levain, ils nous ont fait rire surtout. Mes préférés, à l’image de celui d’Aude Sécheret (dont j’ai retranscrit les premières lignes ci-dessous), étaient bien évidemment les parodiques. Ces journaux de confinement – les parodiques mis à part – avaient pour ambition de nous faire sortir de quatre murs par l’imagination. Mais étaient-ils destinés à être lu ? Je ne pense pas. J’adore lire les journaux intimes. Dans une société où les femmes ont été privées de publier leurs récits et où elles ont été systématiquement effacées de l’Histoire, les journaux semblent être les testaments de ces vies passées. Hier encore, j’étais au « 4 février 1933 » de la vie d’Anaïs Nin. « Pour la première fois de ma vie, ma “maladie” mensuelle n’affecte pas mon humeur, ne réussit pas à m’abattre – à me déprimer. Comme si j’avais enfin conquis mon corps. Mais mon Si j’adore les lire, je déteste les tenir. D’ailleurs, je ne le fais pas, ou peu. Répertorier chaque moment de ma vie semble être aussi intéressant que tenir les comptes du prix de la courgette. Et encore, si on fait l’exercice dans différents quartiers de Paris, j’imagine qu’on peut en déduire l’évolution des moyens financiers de ses habitants et donc la gentrification de ces derniers. Mais j’imagine que cet intérêt n’est pas forcément partagé par toutes et tous et surtout, ce n’est pas le sujet. Pourquoi certaines personnes écrivent des journaux ? L’autrice américaine Joan Didion tente de répondre. « Pourquoi ai-je écrit cela ? Pour me souvenir, bien sûr, mais de quoi exactement je voulais me souvenir ? À quel point cela s’est-il réellement passé ? […] L’impulsion d’écrire des choses est particulièrement compulsive, inexplicable pour celles et ceux qui ne la partagent pas, utile seulement accidentellement, seulement secondairement, car toute contrainte essaie de se justifier. » Tenter d’expliquer pourquoi on écrit relève d’un exercice bien laborieux. Sauf quand on s’appelle Didion apparemment. « Je suppose que cela commence ou ne commence pas dans le berceau. Bien que je me sente obligée d’écrire des choses depuis l’âge de cinq ans, je doute que ma fille le fera un jour, car elle est une enfant singulièrement bénie et accueillante, ravie de la vie exactement comme la vie se présente à elle, sans peur d’aller dormir et sans peur de se réveiller. Les détenteurs de cahiers privés sont une race complètement différente, des réarrangeurs solitaires et résistants des choses, des mécontent.e.s anxieu.ses.x, des enfants affligés apparemment à la naissance avec un pressentiment de perte » (Slouching Towards Bethlehem : Essays). Ces phrases, rapportées dans la newsletter BrainPickings, permettent de comprendre que tenir un journal, ou un carnet, ou un cahier, ou une liste de choses qu’on fait, n’a pas vocation à servir de « dossier factuel précis de ce [qu’on a] fait ou pensé ». « Ce serait une impulsion totalement différente, un instinct de réalité que j’envie parfois mais que je ne possède pas », ajoute Joan Didion. Pourquoi après avoir écrit des centaines (centaines ? Je m’emballe un peu) de newsletters cela me paraît-il si compliqué de ternir un journal ? C’est probablement à cause de l’utilisation systématique du « je ». « Nos carnets nous trahissent, car même si nous enregistrons consciencieusement ce que nous voyons autour de nous, le dénominateur commun de tout ce que nous voyons est toujours, de manière transparente et sans vergogne, l’implacable “je”. » L’implacable « je » de Didion empêche toute possibilité de s’échapper de nos pensées, de nos sentiments, de nos actions ou de l’absence de ces dernières. Ce n’est plus un carnet, c’est un miroir. C’est pour cela que Joan Didion propose d’ôter au journal le caractère psychanalytique et de lui attribuer une fonction de « rester en contact » avec soi-même. « Je suppose que le fait de rester en contact est la raison d’être des carnets », dit-elle. Restons en contact alors. PS : si cette newsletter vous a plu, j’avais écrit celle-ci sur un autre sujet, l’éloge du rien, mais toujours en citant Joan Didion. 1/ De quoi rêvent les ados pour le fameux « monde d’après » ? Chloé Thibaut a demandé à Charlotte, Salomé, Lucas, Aberdeen et Lola et le résultat est réjouissant : un monde sans précarité menstruelle, sans pollution, sans réchauffement climatique, sans sexisme, sans inégalités et sans violences. C’est à lire ici. 2/ Ca commence avec un « like » sur Instagram. Le « like » ce n’est pas le sien mais celui de son compagnon d’alors. Compagnon avec qui Judith Duportail sort depuis quelque temps. Ils sont juste à la sortie de la période « idyllique », celles où on est aveuglée bonheur, où on oublie ses principes et ses ami·e·s. La vie reprend son cours, les amoureux deviennent un couple, la routine s’installe, on fait des plans, on parle avenir. Et puis vient ce « like » sur Instagram. C’est son mec qui « like » une photo d’une inconnue, un peu influenceuse. Le podcast « Miss Paddle » est l’histoire (vraie) de la journaliste Judith Duportail qui raconte une partie de l’histoire de son couple. On rit, on pleure, on s’émeut. On se dit « mais putain, mais oui, c’est ça ». Enfin, peut-être pas tout le monde. 3/ Sur l’Instagram des Glorieuses, on peut gagner cette semaine un exemplaire de « Clit Révolution – le manuel d’activisme féministe ». 4/ Si la Joan Didion de la newsletter vous intrigue et que vous ne la connaissez pas, il existe un documentaire sur elle sur Netflix, « Le centre ne tiendra pas ». Je vous le conseille vivement. 5/ Dans une tribune dans Le Monde, Jane Goodall explique pourquoi notre situation actuelle est lié à un désintérêt des hommes et des femmes pour la nature. Elle espère que la pandémie « encouragera les entreprises et les gouvernements à allouer plus de ressources au développement d’une énergie propre et renouvelable, à l’atténuation de la pauvreté et à aider les personnes à trouver des alternatives pour gagner leur vie sans que cela n’implique d’exploiter la nature ou les animaux ». 6/ Sur le site de la Galerie Perrotin, on peut voir « NO SEX LAST NIGHT (DOUBLE BLIND) » co-dirigé par Sophie Calle et son compagnon d’alors, Greg Shepard. Le film démarre avec l’enterrement d’un de leurs amis, Hervé et se développe autour de la relation entre les deux artistes. 7/ De « célibataire » à « en couple avec soi-même », Marissa Cox raconte ce que c’est de déménager de Paris au début du confinement pour retourner chez sa mère au Royaume-Uni. 8/ La journaliste Lauren Collins avait toujours imaginé rendre hommage à son père le jour de son enterrement. A cause de la pandémie, son père est mort à des milliers de kilomètres d’elle et elle n’a pas pu se rendre à son enterrement. Elle lui rend hommage ici et raconte comment on réinvente le deuil lorsqu’on est confiné. 9/ « Je crois que je vais me faire pousser la moustache » dit-il. « Moi aussi » répond sa compagne, Aniya Das dans Gal Dem alors qu’elle réinvente la « routine beauté » à l’heure où personne ne nous voit. 10/ « Ce matin, j’ai ouvert la Vie Matérielle de Duras. Parce que je me sentais perdue. J’ai relu ses réflexions si émouvantes sur les maisons et les enfants. Le confinement, me dis-je, ce n’est pas tellement un choc pour les femmes. Même les plus vagabondes. Les femmes savent très bien ce que c’est d’être enfermées. » Geneviève Brisac écrit une lettre à une inconnue. |