Cette newsletter vous a été transférée ? Et vous aimez tellement que vous souhaitez vous inscrire ? C’est ici ! Mercredi 24 mai 2023 « Il ne faut pas se contenter de les désirer, il faut les aimer », Isabelle Clair enquête sur la politique des amours adolescentes. Cette semaine, nous échangeons avec Isabelle Clair, sociologue, chargée de recherche au CNRS. Elle a publié il y a quelques semaines Les choses sérieuses, une enquête sur les amours adolescentes aux Editions du Seuil. Vous pouvez tenter de gagner un exemplaire en répondant à cet email. Rebecca Amsellem Au regard des trois terrains que vous décrivez dans votre ouvrage, comment est-ce que vous pourriez qualifier aujourd’hui ce qui est considéré comme une « bonne masculinité » de la part des ados que vous avez interviewés ? Isabelle Clair Il n’y a pas un seul modèle de masculinité particulièrement désirable et il n’y en a jamais eu qu’un, quelles que soient les époques. C’est pour ça d’ailleurs que Raewyn Connell, par exemple, parle de masculinité hégémonique : selon les moments, les classes sociales et les sociétés, il y a un modèle de masculinité qui est plus idéalisé que les autres. C’est le modèle qu’elle appelle le modèle hégémonique. En fonction notamment des milieux sociaux, puisque moi j’étais dans trois milieux sociaux très contrastés, le modèle idéal est variable. Quand on grandit dans une cité d’habitat social, quand on grandit à la campagne, quand on grandit dans les classes moyennes supérieures, on n’a pas les mêmes idéaux. Ce ne sont pas exactement les mêmes choses qui sont valorisées. Par exemple, dans les classes populaires, on peut valoriser des formes de violence, a minima des formes de violence verbale, comme parler haut et fort, faire des blagues sexistes et homophobes. Tandis que dans la bourgeoisie, y compris s’il y a des pratiques de violence verbale ou de violences physiques, ce sont plutôt des choses qui sont tues ou cachées et qui ne sont pas valorisables. En revanche, ce que j’ai retrouvé sur tous mes terrains, c’est le fait que la figure du « pédé » soit une figure repoussoir. Ce qui n’est pas désirable, c’est le fait d’être homosexuel. Parce que le fait d’apparaître gay, ça peut être valorisé, mais plus par les filles que par les garçons, et dans la bourgeoisie culturelle de mon troisième terrain (diplômée, à distance de la religion catholique, plutôt progressiste). Rebecca Amsellem Il semble que si la notion de masculinité est assez différente d’une classe sociale à l’autre, le rapport au désir semble assez homogène de la part des filles et des garçons. Pour les filles, l’enjeu est de retenir son désir alors que pour les garçons, c’est il faut se lancer, surmonter sa peur et y aller. Isabelle Clair J’ai retrouvé sur tous mes terrains un script sexuel dominant. Tous les ados, quand elles et ils commencent leurs premières expériences amoureuses et sexuelles, savent que les garçons doivent faire le premier pas, et que les filles doivent être dans la réponse. On ne récite pas la norme tous et toutes de façon mécanique, mais, c’est intériorisé par tout le monde que la façon de faire convenable, c’est celle-ci. Cette intériorisation de la norme est assez ancienne et on Rebecca Amsellem Vous citez à un moment donné Virginia Woolf dans Un lieu à soi : les hommes qui « se disent en entrant dans la pièce, je suis supérieur à la moitié des gens ici » demeure « d’une importante extrême » : ressort incorporé qui permet de comprendre la domination de genre dans les relations intimes. Les comportements des filles et des garçons confortent cette assertion encore aujourd’hui ? © Bénédicte Roscot Isabelle Clair Oui, et c’est quelque chose qui est difficile à saisir parce que nous sommes dans une société qui prône globalement l’égalité entre les sexes : la question du consentement est plus explicite, le fait qu’il aille de soi que les filles fassent des études, passent des diplômes, aient un emploi… C’est vraiment partagé par tout le monde. Et en même temps, j’ai trouvé dans mon enquête que les garçons ont intériorisé que les filles, ça vaut moins. Et je pense que les filles aussi l’ont intériorisé. Je prends en compte le fait que la politisation, le féminisme arrive généralement un peu après l’âge des ados de mon terrain. C’est rarement à 15 ans qu’on fait la rencontre de cette politisation-là qui permet éventuellement de prendre conscience de ça, de le renverser, d’avoir des modalités d’affirmation de soi, etc. Dans mon terrain, le lien le plus important pour les garçons, c’est les liens entre garçons. La relation amoureuse est une relation à la fois qu’il faut investir à cet âge-là, parce qu’on a du désir, on tombe amoureux, on a envie, parce qu’il faut faire la preuve qu’on est hétéro, parce que c’est une modalité d’affirmer sa virilité. Et la relation amoureuse hétérosexuelle entre en concurrence avec le lien entre garçons, qui est le lien principal. Alors que pour les filles, la relation amoureuse peut être Rebecca Amsellem C’est comme si l’étymologie même du mot « virilité », faire preuve de, tenait au fait qu’il fallait rejeter quelque chose qu’on n’était potentiellement pas, féminin ou homosexuel. Isabelle Clair C’est une des spécificités du genre par rapport à d’autres rapports de pouvoir comme peuvent l’être le rapport de classe ou de race. Le propre du genre, c’est la dichotomie : tout ce qui est masculin, n’est pas féminin. Le féminin et le masculin sont des choses opposées, on dit souvent « le sexe opposé ». C’est vraiment la binarité et c’est pour ça qu’il y a une contestation politique, d’autant que la dichotomie implique toujours une hiérarchisation. On le voit dans la façon qu’ont les garçons et les filles de performer leur genre, la symétrie est systématiquement présente dans l’opposition. Les garçons, c’est tout ce qui n’est pas féminin. Coexistent la dichotomie, l’opposition et la hiérarchisation. Rebecca Amsellem Être en couple rend accessibles pour les filles un savoir (sur le sexe), une sécurité (pas d’attouchement de la part d’autres personnes). Une position sociale aussi peut-être ? Isabelle Clair Il y a une grosse différence entre la conjugalité adulte et la conjugalité adolescente, très cantonnée dans le relationnel. Il n’y a pas de partage de bien ni de cohabitation. Néanmoins, à partir du moment où les filles sont en couple, de fait, elles ont une position sociale qui est privilégiée par rapport aux filles dites « seules », parce qu’elles acquièrent de la respectabilité, parce qu’on ne peut pas les suspecter de faire du sexe avec des gens avec qui elles ne sont pas installées, dont elles ne sont pas amoureuses, etc. Je parle de couple parce que c’est comme ça qu’ils parlent de leur expérience amoureuse, c’est en conjugalisant, en utilisant le lexique « conjugal adulte ». Je le reprends aussi parce que ça témoigne du fait que la norme conjugale, le fait d’être à deux, c’est ça qui est désirable, c’est ça qui est bien. Le fait qu’ils et elles utilisent ce vocabulaire, aient des pratiques de conjugalité, c’est-à-dire d’exclusivité sexuelle, de mise en scène de soi avec quelqu’un d’autre, de partage de choses spécifiques dans la famille, etc. Ça montre bien que le conjugal est présent dans leur vie bien avant l’autonomie financière. Au-delà de ça, je ne suis pas sûre que le couple permet aux filles d’avoir une meilleure position sociale. Rebecca Amsellem C’est une intuition fondée sur ma propre expérience adolescente. Quand on était au collège et qu’il y avait une fille qui se mettait en couple, elle appartenait tout d’un coup à la bande des garçons, « plus cool », « plus intéressante », que la nôtre. Isabelle Clair Ça renvoie directement à ce qu’on disait précédemment sur la valeur sociale des filles et des garçons. C’est quand même « tellement cool » pour les filles de pouvoir être dans le groupe des garçons, alors que l’inverse n’est pas du tout vrai, ce qui est quand même assez révélateur de ce qui est cool et de ce qui ne l’est pas. Rebecca Amsellem En parlant de pratique sexuelle, vous avez mentionné au tout début qu’en vivant dans une société où on parlait davantage de consentement. Néanmoins, la notion de consentement semble être brouillée par cette croyance vieille comme le monde qui dit que la pratique sexuelle doit être « fluide, naturelle » ? Isabelle Clair La notion de consentement est en premier lieu une notion juridique permettant de qualifier ou non un rapport sexuel de viol, devenue norme sociale. Dans le script sexuel, le consentement est très présent de la part des garçons et des filles, il y a bien une transaction entre la demande et l’attente de réponse. Ce qui vient buter contre le consentement, c’est la dissymétrie. Le garçon demande et la fille répond. Alors que la logique du consentement est une logique de réciprocité et d’égalité. Cette pratique, ce script sexuel, ce scénario culturel de la sexualité qui fait que c’est plutôt l’homme qui prend l’initiative et la femme qui est plutôt dans la réponse continue et ne commence vraiment à être remis en cause qu’un peu plus tard dans la vie, dans la vingtaine. On commence à le voir dans les pratiques de sexualité en population générale quand on les quantifie. À cet âge-là, quand on a déjà eu des expériences, on voit davantage les personnes se mettre à distance de la norme, la subvertir, avoir des plans cul, de coucher avec des mecs sans forcément avoir de relation avec eux, prendre l’initiative. Je prends l’exemple d’une fille sur Rebecca Amsellem Existe-t-il des ressorts qui déterminent les rapports de domination dans les pratiques hétérosexuelles qui vous ont étonnées dans votre terrain ? Des choses que vous n’aviez pas du tout suspectées, dont vous n’aviez pas du tout fait l’expérience. Isabelle Clair Je crois que travailler pendant dix-huit ans sur le même sujet m’a progressivement ôté l’accès à la surprise. De mon côté, je vois la surprise de la part des personnes qui m’interviewent. Les personnes plutôt de gauche qui s’étonnent que rien n’ait changé et les personnes plutôt de droite qui en sont rassurées. L’effet décevant/rassurant (typique de l’enquête de sciences sociales) s’explique par le fait que les pratiques ordinaires sont dans la norme. La majorité des gens sont dans la norme. Et ce qui se passe au niveau du débat politique ou de la production culturelle, si ce sont des choses très importantes et qui ont des effets ensuite de définition de la norme, prend du temps à se normaliser. Avant cela, il y a beaucoup de conflits, de débats, d’événements, de bouquins, de films… Rebecca Amsellem Un des ressorts qui m’a vraiment surprise, c’était à quel point le système patriarcal tenait encore et toujours les filles par leur réputation. Cela m’a surprise car c’était déjà très présent pendant mon adolescence, pendant les siècles qui nous ont précédés aussi. En lisant votre enquête, je me suis dit : on tient encore les femmes par leur réputation. On fait en sorte qu’elles respectent les injonctions patriarcales avec ce pouvoir de l’estime contre la mauvaise réputation. Isabelle Clair Oui, ça ne me surprend pas parce que ça ne me surprend plus. La réputation agit encore aux âges adultes aussi. Mais à l’adolescence, les filles sont dans une position de vulnérabilité. Les femmes adultes, elles, ont des moyens de contrer le stigmate en étant en couple, en étant éventuellement mariées, en ayant un Rebecca Amsellem Vous avez mentionné le fait que les ados n’avaient pas accès à un certain nombre de ressources auxquelles les femmes adultes, elles, ont accès pour contrer ces éléments liés à leur réputation. Or, les ressources que vous mentionnez sont systématiquement des injonctions patriarcales. L’injonction à devenir mère, l’injonction à être indépendante, mais pas trop. Il semble dans ce que vous dites que les femmes adultes ont intégré ces injonctions et naviguent entre celles-ci pour garder intacte leur réputation. Et, les ados, vu qu’elles n’en ont pas fait l’expérience, apprennent sur le terrain, littéralement, comment faire en sorte de préserver cette réputation (et l’importance de la préserver). Je trouve ça tellement injuste. Isabelle Clair J’ajouterais que l’amour est une forme de révérence due aux garçons pour conserver cette réputation. Par exemple, le fait qu’on ne puisse pas faire du sexe avec des garçons sans être amoureuses d’eux est une preuve du rapport de domination. C’est un tribut accordé à cette valeur supérieure des garçons. Il ne faut pas se contenter de les désirer, il faut les aimer. Mais ça induit aussi des choses du côté des garçons. Et donc être amoureux, OK, mais pas trop, parce que sinon, ça veut dire qu’on est sous le pouvoir d’une fille. De toute façon, l’homme amoureux, la figure du garçon amoureux qui fait tout ce que veut la fille, etc., c’est une figure de garçon dominé. L’amour, ça fait ça quand même. Ça veut dire qu’on est sous l’emprise, ça veut dire qu’on perd de l’autonomie, on perd de la marge de manœuvre. L’amour est un des espaces où la domination s’exprime de la façon la plus cachée. Et c’est un domaine complexe : soit on a tendance à tout rabattre du côté de l’idéologie en affirmant que c’est un aveuglement, quelque chose qui sert à maintenir les femmes dans une position dominée soit on dit que c’est formidable, que cela suspend les rapports de force. Idéaliser l’amour et ne pas voir ce que ça permet comme expression du pouvoir est un problème. Car l’amour est organisé socialement pour maintenir les filles dans ce chemin étroit entre la pute et la sainte-nitouche. La fille en couple, c’est la fille qui quand même fait des trucs, qui est sexualisée, qui fait du sexe, mais avec un garçon dont elle est amoureuse et dans un couple qu’on va pouvoir contrôler. Avec l’amour, la société va pouvoir contrôler l’exclusivité sexuelle des filles.
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