19 septembre 2022 “Une utopie féministe était possible” : ce qui a mal tourné pour la Constitution progressiste du Chili Interview par Agustina Ordoqui Vous n’avez qu’une minute pour lire cette newsletter ? En voici le contenu en très – très – bref :
Lisez la suite pour en savoir plus. Et si vous voulez rester à jour sur le féminisme dans le monde, suivez-nous sur Twitter et Instagram. Le 4 septembre dernier le Chili a massivement rejeté la constitution la plus progressiste – et la plus féministe – jamais écrite. Lors d’un référendum, 62 % des électeur·rice·s ont choisi de voter “rechazo” (rejet) plutôt qu’ “apruebo” (approbation) lorsqu’on leur a présenté une nouvelle constitution nationale. La proposition de constitution exigeait la parité totale pour les postes gouvernementaux et entérinait l’accès à l’avortement comme un droit humain fondamental. Elle insistait également sur l’accès à l’éducation, à la santé et au logement. La Constitution a été conçue pour remplacer le texte hérité de la dictature d’Augusto Pinochet. Elle a été pensée pendant les manifestations massives d’octobre 2019, qui sont parties d’une simple protestation contre le pouvoir politique en place et qui ont fini par exiger la refonte de l’ensemble du système politique, économique et social du pays. En 2020, 78% du pays a voté pour lancer le processus de rédaction d’une nouvelle Constitution par une convention élue paritaire de 154 citoyens. Pourtant, deux ans plus tard, les deux tiers du pays ont rejeté leur vision pour l’avenir du pays – pourquoi ? Certain·e·s blâment une vague de désinformation sur ce qui était réellement dans la constitution, y compris autour des mesures féministes du document. Le politicien d’extrême droite Felipe Kast a par exemple affirmé à tort que la nouvelle Constitution garantirait l’avortement jusqu’à neuf mois de grossesse. À la suite de la défaite, la newsletter Impact s’est entretenue avec Jeniffer Mella, l’une des membres de la convention qui a apporté une voix féministe au projet. Originaire de la région côtière de Coquimbo, elle était la seule lesbienne de l’Assemblée constituante. Militante depuis l’âge de 20 ans, elle dit avoir rejoint la Convention parce qu’elle “voulait y inclure l’intersectionnalité ». Mella a partagé ses réflexions sur ce que le reste du monde peut apprendre de cette défaite, et nous a raconté comment les féministes chiliennes organisent la suite de la lutte. Agustina Ordoqui : À quoi ressemblerait le Chili aujourd’hui si “apruebo” avait gagné ? Jeniffer Mella : Ça aurait été un pays dans lequel les femmes auraient pris un nouveau rôle. On rêvait d’un nouveau départ, qui amènerait le pays vers un nouvel ordre de société basé sur de nouvelles règles. Jusqu’ici, on a vécu dans un État divisé qui, par ses politiques publiques, exclut de nombreuses communautés, et en particulier les femmes, des prises de décision. Agustina Ordoqui : Qu’est-ce qui vous a donné envie de participer à ce processus en tant que constituante, et comment comptez-vous continuer de travailler pour une nouvelle Constitution? Jeniffer Mella : En tant que militante féministe lesbienne qui vit dans une région du Chili hors des grandes métropoles, j’ai considéré que j’avais une contribution à apporter et que je pouvais représenter les paysannes et les pêcheuses, qui vivent différemment d’une femme qui a eu toutes les opportunités dans sa vie. Je voulais inclure cette intersectionnalité. J’en ai donc discuté avec ma compagne et ma fille, et j’ai décidé d’y participer. Maintenant, il faut digérer la défaite. On doit se remettre en question de manière suffisante et nécessaire. Si la conclusion est que l’on s’est trompé·e·s, on fera autre chose, mais on n’arrêtera jamais. Si le diagnostic est qu’on a manqué de soutien, il faudra continuer à construire des alliances. Mais je suis convaincue que quoi qu’il arrive, on continuera. Agustina Ordoqui : Pourquoi pensez-vous que la nouvelle Constitution a été rejetée ? Jeniffer Mella : Le processus était aussi important que le résultat, et le processus est devenu très problématique. Les électeur·rice·s n’ont pas pu voir cela parce que l’on était enfermé·e·s dans un travail très intense, jusqu’à 15 heures par jour. On n’avait pas de soutien institutionnel, on ne savait pas comment le demander, et on n’avait pas le temps de communiquer sur ce que l’on faisait. Je pense que la composition de la Convention constituante y a contribué : seul·e·s 59 membres sur 154 étaient des militant·e·s issu·e·s de partis politiques – les 95 restant·e·s étaient indépendant·e·s. Notre représentation n’était donc pas connectée aux partis politiques chiliens, qui auraient pu nous aider à façonner ce qui était défini dans la Constitution et à le communiquer. Il y avait un énorme problème de communication, et on a laissé les conservateur·rice·s prendre le contrôle des discussions. Il y a aussi une tendance politique au rejet au Chili : tout d’abord, le rejet de la constitution de [Pinochet] pendant le premier référendum [ndlr : en 2020] ;le fait de ne pas vouloir que le Congrès le fasse ; et maintenant le rejet de la nouvelle constitution. Il n’y a donc pas d’autre logique que celle du rejet. Avoir travaillé en pensant que, quel que soit le produit, il serait approuvé s’il était meilleur que celui qu’on avait avant, sans penser à communiquer de manière efficace, était naïf. Agustina Ordoqui : Le fait d’inscrire dans la constitution l’égalité entre les femmes et les hommes, la diversité sexuelle et de genre, la parité dans les institutions démocratiques, le droit de vivre sans violences, la reconnaissance du travail domestique et social, l’égalité des droits au travail dans un pays où les femmes gagnent 28% de moins que les hommes – tout cela sont les fondations d’un état égalitaire en matière de genre. Le Chili était-il sur le point de réaliser une utopie féministe ? Jeniffer Mella : Oui, on en était proche. Je pense que c’était un rêve, ces choses que l’on a l’opportunité de pouvoir accomplir. Mais en fin de compte, on a réalisé que l’on s’était battu·e·s avec des armes très faibles, dans un combat qui nécessitait un soutien logistique énorme. S’il y avait à nouveau une opportunité comme celle-là, ou si je pouvais remonter dans le temps, je monterais une campagne de communication dès le début pour toucher toutes les régions du pays. Je pense qu’une utopie féministe était possible, mais il y a eu une campagne de désinformation brutale. Si je devais remonter le temps, je ferais les choses différemment. Le même travail, mais avec une communication différente. Agustina Ordoqui : Penses-tu que les conservateur·rice·s présenteront un nouveau texte constitutionnel, et si oui, le genre sera-t-il intégré ? Jeniffer Mella : Je ne pense pas qu’il y aura une nouvelle constitution comme celle-ci. La droite s’y est ouvertement opposée parce qu’elle éradiquait leurs privilèges établis. Et ce n’est pas seulement la droite, mais aussi une partie importante de l’élite chilienne qui est impliquée en politique. Je ne pense pas qu’on aura une nouvelle constitution digne de ce nom, parce que pour la droite cela signifierait qu’elle ne leur enlève pas leurs privilèges, et qu’elle n’empêche pas les abus du marché que le système néolibéral a permis au Chili. Les mouvements féministes vont devoir montrer qu’on ne compte pas reculer. Agustina Ordoqui : Au Chili, l’avortement n’est légal qu’en cas de mise en danger de la vie de la personne enceinte, d’anomalie du foetus ou de viol. L’année dernière, le Congrès a rejeté un projet de loi visant à rendre légal peu importe les circonstances. Après l’échec de la nouvelle constitution, comment les militant·e·s peuvent-elles se battre pour garantir ce droit ? Jeniffer Mella : Ce sera difficile. C’est l’aboutissement de la lutte féministe pour les droits sexuels et reproductifs, et je pense que l’on devra d’abord explorer d’autres aspects de l’autonomie sexuelle et reproductive, comme le droit à la maternité pour les femmes seules ou lesbiennes qui doivent payer pour les traitements de fertilité comme la PMA. Malheureusement, je pense que l’avortement est la dernière chose que l’on obtiendra au Chili. Si on me demande quelle est la partie la plus difficile, la partie la plus difficile sera l’avortement. Agustina Ordoqui : Pendant ce temps, le Chili est toujours gouverné par la constitution de Pinochet, qui ne mentionne même pas les femmes… Jeniffer Mella : Dire que toutes les personnes naissent libres et égales en dignité et en droits efface tous·tes celleux qui ne sont pas inclu·e·s dans ce caractère universel fondé sur les hommes. Cela ne prend en considération aucune de nos particularités, de nos expériences ou des difficultés auxquelles nous sommes confronté·e·s. La constitution de 1980 discrimine les femmes et limite notre participation politique et sociale sans même nous prendre en compte. Nous sommes des sujets subordonnés. La constitution protège aussi “la vie de l’enfant à naître”, et nous oblige donc à nous reproduire. Agustina Ordoqui : Penses-tu que ce rejet est un coup porté au féminisme ? Jeniffer Mella : Oui. Le fait que ce soit une constitution qui établisse avec tant de force la parité dans la démocratie, ce qui incluait non seulement les femmes mais les minorités sexuelles, est le résultat de la parité au sein de la convention elle-même. Ce sont aussi les féministes qui ont porté les mesures en faveur des personnes âgées et des enfants. Une grande partie de la faute [de ce rejet] sera attribuée aux femmes, en particulier aux féministes. J’ai dit au cours du processus que j’avais peur qu’il y ait une chasse aux sorcières si le “non” l’emportait. Je pense que ce qui va arriver sera une très forte opposition à nos combats et nos demandes. C’est pourquoi il est important de fixer des limites et de dire qu’à partir de maintenant, on ne va pas reculer. On a encore beaucoup de travail. Cet édition d’Impact a été préparé par Agustina Ordoqui, Anna Pujol-Mazzini et Megan Clement. Impact est produite par Gloria Media et financée par New Venture Fund Abonnez-vous à nos newsletters : |
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