« Je suis pourtant persuadée qu’une amour qui n’a pas un commencement si subit, et qui est devancée par une grande estime, et même par beaucoup d’admiration est plus forte, et plus solide, que celle qui naît en tumulte, sans savoir si la personne qu’on aime, a de la vertu ni même de l’esprit ». Le silence est intimement différent de l’absence de bruit : échanges avec Jennifer Tamas autour de l’histoire de la conversation entre les sexes par Rebecca Amsellem (pour me suivre sur Instagram, c’est là et sur Linkedin c’est ici) Le silence est intimement différent de l’absence de bruit mais les deux ont à voir avec le patriarcat. Jennifer Tamas est chercheuse, elle enseigne la littérature française de l’Ancien Régime aux États-Unis à Rutgers University. Dans Peut-on encore être galant ? (Seuil, Libellé), elle parle d’un héritage manqué : celui de la galanterie. Aujourd’hui synonyme de « liberté d’importuner », la galanterie était avant tout une révolution en acte : les femmes sont passées d’objet dont le consentement n’était pas un sujet à des êtres parlants, des êtres dont la conversation a révolutionné les rapports entre les sexes. L’ouvrage est une plongée dans l’histoire de la conversation entre les sexes, il ne coûte que 4,90 euros, et fera un cadeau parfait pour chaque membre de votre famille qui vous a un jour pris entre quatre yeux pour vous dire que, à cause des féministes, on ne peut plus draguer. Vous appréciez cette newsletter ? Vous pouvez la transférer à une personne de votre choix pour la lui faire découvrir et lui proposer de s’abonner ici pour la recevoir tous les mercredis (ou presque). Lire la newsletter en ligne ici – https://lesglorieuses.fr/jennifer-tamas/ Rebecca Amsellem Votre essai est la preuve que la conversation entre les sexes, pour reprendre l’expression de la philosophe Manon Garcia, n’a pas commencé hier ni avant-hier. Vous vous êtes intéressée aux « archives du consentement » dans la littérature française. Quand est-ce qu’on peut trouver pour la première fois les traces d’une conversation dans les textes que vous avez étudiés ? Est-ce avec Madeleine de Scudéry ? Jennifer Tamas C’est intéressant de mentionner le travail de Manon Garcia car, lorsque je l’avais invitée pour présenter la conversation des sexes, je lui avais demandé pourquoi elle n’avait pas pris en compte Madeleine de Scudéry dans son archéologie de la conversation et du consentement. Elle m’avait avoué très honnêtement qu’elle n’avait jamais travaillé cette autrice, qu’elle ne la connaissait pas et qu’elle ne voyait pas pourquoi ça pouvait être éclairant de remonter au xviie siècle pour penser la question du consentement. En réalité, les conversations hommes-femmes ont toujours existé dans la littérature, sauf qu’elles étaient souvent Rebecca Amsellem Madeleine de Scudéry, femme de lettres du xviie siècle, morte à presque cent ans, a révolutionné l’amour. Vous écrivez : « À travers tous ses romans qui furent des best-sellers, Scudéry a modelé une école de galanterie où les femmes initient les conversations et proposent aux hommes les moyens de vivre autrement. » Comment Scudéry définit-elle la galanterie ? Jennifer Tamas Scudéry ne définit pas la galanterie, elle est définie ensuite avec le dictionnaire de Furetière, puis de l’Académie française, etc. Les romans, entre autres, de Scudéry, montrent la galerie comme quelque chose en acte. Le modèle de la femme galante pour Scudéry est une jeune femme particulièrement douée et exceptionnelle par rapport à toutes les autres femmes, quant à sa sagesse, quant à ses aptitudes, ses capacités, sa douceur, son art de vivre, son art de choisir ses amis, sa façon de parler. C’est une femme qui aime, qui est aimée, mais qui refuse le mariage. Elle refuse le mariage parce qu’elle le définit comme un esclavage et elle préfère, au contraire, aimer dans une forme d’utopie où il n’est même pas question des relations charnelles, encore moins d’enfantement et de bébé. Mais par contre, elle imagine un vivre ensemble qui fait d’elle, je cite ce que je dirais, « la femme la plus galante ». Toute cette conception de la femme galante et de la galanterie et de l’air galant fait un contrepoint essentiel par rapport à la vision réduite qu’on a de la galanterie, je parle ici d’héritage manqué. © Bénédicte Roscot Rebecca Amsellem La galanterie est une révolution de l’amour et le salon de Scudéry est le lieu où elle se fomente. « La réflexion prit le pas sur le débordement passionnel grâce à une intellectualisation de l’émotion. Les femmes ne voulurent plus “subir” mais “comprendre” : la tendresse s’oppose-t-elle à l’amour ? Peut-on s’éprendre d’un portrait ? Que penser du coup de foudre ? Le mariage est-il nécessairement un asservissement ? » Vous écrivez : « La galanterie fut une rupture au sens où elle permit aux femmes qui purent s’en emparer de cesser d’être de purs objets de désir pour devenir des sujets aimants et aimés. » Est-ce que sur le moment ce mouvement a changé concrètement la vie des femmes et leur perception de l’amour ? Jennifer Tamas Au xviie siècle, il y a des traités de civilité, de bonne manière, de théâtre, etc, qui imposent aux femmes le silence et la bienséance et les convenances. L’influence est fondamentale : avec la diffusion des œuvres de Scudéry, avec la construction des salons, avec cette fluidité qui permet une circulation des idées. Au xviie, le mariage, c’est l’occasion pour les femmes de passer de la maison du père à la maison du mari sans leur consentement, sans qu’elles puissent avoir aucune sorte de décision ou de pouvoir de décision dans cet acte. Le mariage est une question existentielle au sens où ça va déterminer leur existence. La galanterie permet d’imaginer d’autres façons de vivre en dehors du mariage, non pas l’adultère telle qu’il a pu être chanté dans l’Amour Courtois, le roman de Tristan et Iseut mais une sociabilité, une façon de sortir d’une assignation au silence et à la domesticité. La galanterie permet aux femmes de développer des amitiés, des liens, des rapports avec les hommes et de déplier des questions aussi importantes que le consentement sexuel, la nuit de noces, l’obligation de ce qui est réservé aux jeunes femmes. La galanterie est comme une boîte à outils qui permet de poser des questionnements et d’y répondre de façon nouvelle. Rebecca Amsellem Vous avez écrit une de vos deux thèses sur la déclaration d’amour. Est-ce que l’amour change avec Jennifer Tamas Au xviie siècle, il y a une sorte de tournant dans la mesure où il est prescrit aux femmes le silence – le traité de l’abbé d’Aubignac par exemple, La Pratique du théâtre, donne des conseils aux dramaturges pour écrire des bonnes pièces de théâtre. Il y dit que les femmes doivent être pudiques, qu’elles ne doivent pas parler d’amour et que s’il y a une déclaration d’amour, c’est toujours à l’homme de la faire. Sauf que justement, avec la percée des femmes à la cour, leur influence dans le goût littéraire, leur capacité à écrire et à avoir une présence de plus en plus importante sur la scène littéraire, des dramaturges comme Racine vont donner aux femmes des rôles prépondérants, y compris pour dire leur amour dans toute leur vigueur, leur splendeur et leur violence. Racine va donner à Phèdre ou à Roxane dans Bajazet, des propos qui montrent le désir amoureux des femmes, qui montrent leur soif d’amour et de reconnaissance, qui osent franchir le seuil du silence pour dire tout ce qu’elles ont en elles, quitte à tout Rebecca Amsellem Vous écrivez : « Face aux guerres de religion, aux combats monstrueux et aux comportements bestiaux, la société d’Ancien Régime esquissa les contours d’un homme nouveau » et puis « La galanterie est née de cette volonté de pacification, l’étymologie du mot renvoyant au jeu et à l’agrément. Émanant des salons et modelée par la littérature, la peinture et la musique, cette pratique visa un idéal d’honnêteté et de respect ». La galanterie, telle que définie par Scudéry, contribue à définir les contours d’une nouvelle masculinité. En quoi y est-elle arrivée ? De quelle manière y a-t-elle échoué ? Jennifer Tamas Madeleine de Scudéry a inventé la notion de tendresse et d’homme tendre. Dans la carte de tendre, elle imagine comment les hommes et les femmes peuvent naviguer sur les sentiments qui oscillent entre différents types d’amitiés. Aujourd’hui, on parlerait d’amitié amoureuse, mais c’est plus complexe. Ça commence par une nouvelle amitié et ça peut prendre toutes les formes possibles pour déboucher jusqu’à la mer dangereuse qu’elle ne franchit pas. Et après la mer dangereuse, il y a les terres inconnues, c’est-à-dire la passion, etc. Mais elle, ce qui l’intéresse, c’est tout ce qui peut concerner les différentes formes de liens humains, hommes-femmes, en mixité, mais pas seulement en mixité, c’est-à-dire aussi femmes-femmes et hommes-hommes, nouvelles amitiés et mer dangereuse. D’un côté, elle a gagné quelque chose puisqu’elle a modifié le paysage littéraire. Sauf que cet héritage n’est pas forcément visible. D’un autre côté, en son temps, son influence est tellement visible qu’elle énerve ses contemporains. Boileau la déteste par exemple. Il dit qu’à cause d’elle, les héros de roman ne sont plus du tout ce qu’ils étaient avant. On va se moquer d’elle en la traitant de précieuse ridicule, comme Molière. C’est un héritage manqué. Rebecca Amsellem Vous écrivez : « Si l’injonction de “réinventer l’amour” n’a jamais été aussi pressante, elle passe par un retour sur les arts d’aimer et une redéfinition de la masculinité. » On voit dans la galanterie le début de l’homme tel qu’on le connaît aujourd’hui : bien sous tout rapport dans l’espace public lorsqu’il est en représentation auprès de ses pairs et quelqu’un qui peut se soumettre à la violence dans l’espace privé ou qu’il se croit seul. Jennifer Tamas Le xviie siècle nous montre un changement de paradigme : on rejette la virilité type « droit de cuissage » pour un autre type de masculinité qui a beaucoup plus d’égard, de considération. Sauf qu’en fait, on peut être bien sous tout rapport en apparence dans les salons et être un véritable tyran domestique. C’est ce que dénonce par exemple Marivaux, plus tard, au xviie siècle dans Les Jeux de l’amour et du hasard. On voit aujourd’hui avec l’affaire Pelicot – Qui épouse-t-on ? Comment est-on sûr de ne pas se tromper sur les apparences ? Et qu’est-ce qui fait que quelqu’un qui paraît bien, finalement, dans l’intimité, va être aussi quelqu’un de fiable ? Rebecca Amsellem Les premiers mots de votre ouvrage semblent résumer le désarroi des personnes devant le rapport galant entre les sexes. « Il était une fois un pays où l’on se conduisait galamment. Les hommes tenaient la porte aux jeunes femmes qui acceptaient de bonne grâce les invitations à dîner sans que rien ne ternît le plaisir de converser. En ce temps béni, l’homme proposait et la femme disposait, jusqu’au jour où la révolution sexuelle puis les “néoféministes” ont transformé les sentiments amoureux en civilisation contractuelle : on ne pourrait aujourd’hui plus rien dire, plus rien faire. Ni se draguer, ni même faire un compliment. » Je ne crois pas qu’il existe une féministe qui n’ait pas entendu la remarque, en substance « je/on/eux n’ose plus même draguer / parler à / échanger avec une femme ces dernières années. Qu’aurait répondu Madeleine de Scudéry ? Jennifer Tamas Elle aurait dit, si vous voulez me parler d’amour et de me draguer, ça ne m’intéresse pas. Parlez-moi d’autre chose ou alors essayons de creuser. Qu’est-ce que vous voulez dire ? Pourquoi croyez- vous que je vous plais ? Qu’y a-t-il derrière ? Et avec ces questions, c’est essayer de dégonfler le sentiment amoureux, montrer le creux. Bien sûr que les attirances existent, mais elle ne s’arrêterait pas à cette attirance, elle élèverait le débat. Rebecca Amsellem Vous avez dit sur France Culture que le coup de foudre n’existait pas dans la galanterie de Madeleine de Scudéry. Car le coup de foudre « élabore une distinction claire entre plaire et aimer ». Et que l’amour est une chose trop grave pour être prise en somme à la légère. Jennifer Tamas Scudéry va laisser la place à plusieurs personnages. Chacun a le droit de dire ce qu’il pense. Certains peuvent dire qu’ils croient au coup de foudre, d’autres, au contraire, que c’est superficiel. Ce que je trouve admirable chez Scudéry est qu’elle n’est pas dogmatique. Elle laisse les pensées circuler, les points de vue se former. Ensuite, elle a une réflexion sur le mariage qui ne peut se construire sans une longue fréquentation. Comment justifie-t-on le mariage immédiat entre deux gens qui ne se connaissent pas ? Par l’existence du coup de foudre. Or, si le coup de foudre n’existe pas, ça rend aussi problématique le fait qu’on marie des jeunes gens qui ne se connaissent pas. C’est une question qui a beaucoup de profondeur de champ par rapport aux pratiques du mariage à l’époque. Rebecca Amsellem Vous concluez en disant : « Pour qu’une nouvelle civilité voie le jour et que cessent les faux débats, régime d’égards, plaisir conversationnel et avis éclairés doivent être repensés. Véritables antidotes à la haine des réseaux sociaux, à la désinformation comme au manque de nuances, ils pourraient nourrir une curiosité de l’autre et retisser les liens humains dans leur complexité. » Ce n’est donc pas que l’amour et les rapports entre les sexes qui peuvent bénéficier de la galanterie mais toute la société. Jennifer Tamas La galanterie est présentée comme mode de vie, et non plus comme discours amoureux. La galanterie est une façon de concevoir les échanges conversationnels. C’est-à-dire que même si aujourd’hui, en France, dans une démocratie, on a l’impression qu’on est tous des égaux, la réalité fait que ce n’est pas le cas. Rebecca Amsellem La dernière question, c’est sur la question de l’utopie. Vous vous réveillez un jour et quelque chose autour de vous, dans ce que vous ressentez, vous permet de savoir que nous vivons dans cette utopie féministe, cette société où il y a une parfaite égalité entre les femmes et les hommes. Quel serait ce détail ? Jennifer Tamas Ce serait l’absence de bruit. J’ai l’impression que nous sommes dans un monde où il y a certaines personnes qui occupent l’espace sonore pour attirer l’attention sur eux. On n’a pas besoin de crier pour se faire entendre, on n’a pas besoin de crier pour faire changer d’avis. L’égalité, c’est essayer de construire des dialogues avec un sens de la nuance, d’écoute. La conversation vous a plu ? Vous pouvez tenter de gagner un ouvrage (et le garder pour vous) en répondant à cette newsletter. Des collages Si vous avez quelque chose à me recommander, une recette de cuisine, un endroit pour aller faire un jogging, un livre à lire, nʼimporte quoi : je suis preneuse, il suffit de répondre à cet email ! En plus des collages, j’ai ajouté des cartes postales à encadrer sur YourArt – à partir de 15 euros ! Coup de projecteur sur la « safe place » des créatrices de l’UMICC Saviez-vous que 78 % des 150 000 créateurs de contenu en France sont des femmes (Reech, 2024) ?Tandis que 2,86% des créateurs de contenu d’information les plus suivis dans cinq pays sont des femmes (Reuters Institute for the Study of Journalism, 2024) ? Et que 73% des femmes dans le monde sont exposées à des violences en ligne, notamment au harcèlement (ONU, 2015) ? Pour répondre à cette problématique et encourager les créatrices de contenu à faire leur métier dans les meilleures conditions BNP Paribas s’associe à l’UMICC en proposant un accompagnement spécifique aux créatrices entrepreneures grâce à ConnectHers. Si vous êtes intéressée, vous pouvez envoyer un mail à [email protected] ou aller sur le site sur l’UMICC. Ceci est un message proposé par BNP Paribas.
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