5 septembre 2022 Pour argumenter contre le droit à l’avortement, il faut mentir. Et si nous – journalistes – nous engagions par Megan Clement (pour me suivre sur Twitter, c’est là) Vous n’avez qu’une minute pour lire cette newsletter ? En voici le contenu en très – très – bref :
Dans une vie qui paraît aujourd’hui lointaine, quand l’avortement était encore légal partout aux Etats-Unis, j’ai demandé à une journaliste d’écrire un article sur le Nicaragua, l’un des rares pays au monde à totalement interdire l’avortement. Le récit était terrifiant, comme le sont souvent ceux venant de pays où l’avortement est illégal: une fille de 14 ans, que son grand-père avait violée pendant des années, avait été forcée de donner naissance à l’enfant qui avait été conçu pendant l’un de ces nombreux viols. Quand j’ai envoyé l’article à mon chef de l’époque, il m’a appelée pour me demander : et si cet article donnait l’impression que notre média n’est pas objectif? Et si on nous traitait d’être pro-avortement? Je lui ai répondu qu’on risquait, peut-être, d’avoir l’air d’être contre la grossesse forcée des victimes d’inceste, et que ce n’était probablement pas une mauvaise chose. L’avortement fait partie de cette petite poignée de sujets qui provoque ce genre de panique éditoriale. Pourtant, la grossesse forcée est une violation flagrante des droits de l’être humain, voire, dans ce cas précis, une forme de torture. Et j’ai eu de nombreuses conversations similaires à celle-ci dans ma carrière. Car le simple fait d’écrire les conséquences d’un droit restreint à l’avortement semblait menacer le concept d’objectivité journalistique. De nombreuses fois, on m’a demandé de citer les arguments des groupes anti-avortement dans mes reportages portant sur des femmes dont la vie avait été mise en danger par l’interdiction de l’avortement. Et pendant longtemps, je me suis interrogée sur les conséquences de cette pratique J’ai personnellement vu les résultats du lobbying de ces groupes auprès de la presse pour faire passer leurs idées. Ils sont organisés, et compétents : même si un média accepte d’être vu comme pro-avortement, ses journalistes veulent naturellement être considéré·e·s comme justes et objectif·ve·s. Donc, la plupart du temps, les journalistes accepteront de laisser s’exprimer “l’autre côté.” Image : Gayatri Malhotra Depuis que la Cour suprême des États-Unis a révoqué son jugement historique qui garantissait un droit à l’avortement dans tout le pays, Roe v Wade, j’ai beaucoup réfléchi à la façon dont les journalistes peuvent être justes et objectif·ve·s quand ces dernier·e·s parlent d’avortement. La question de l’éthique dans les reportages sur l’avortement s’est récemment posée autour d’une autre histoire atroce : celle d’une fillette de dix ans dans l’Ohio, forcée de franchir les frontières de son Etat parce qu’elle ne pouvait pas s’y faire avorter après qu’on l’ait violée. La source principale du reportage était la gynécologue qui l’avait aidée. Les politicien·ne·s anti-avortement et les médias ont immédiatement mis en doute la crédibilité de la docteure. Sauf que l’histoire était vraie. Elle était même une conséquence très prévisible des restrictions mises en place en Ohio. Tout comme le cas de la jeune fille de 14 ans au Nicaragua était une conséquence prévisible de l’interdiction dans son pays. Face à des cas comme celui-ci, je me suis posé la question : et si on parlait d’avortement comme d’une question de santé publique? J’ai commencé ma carrière en tant que journaliste environnementale, à une époque où le monde du journalisme commençait à remettre en question une règle bien ancrée : donner une place et une parole égale à tous les points de vue. Nous étions de plus en plus nombreuses et nombreux à nous demander si cette vieille règle était à la hauteur des défis auxquels nous étions confronté·e·s en tant qu’espèce. Et donc, de plus en plus de médias se sont engagés à ne plus donner autant de place et de crédibilité aux climatosceptiques qu’aux expert·e·s du climat – qui sont à peu près unanimes sur le rôle de l’espèce humaine dans la catastrophe climatique en cours. Quand on parle du changement climatique d’une manière qui tient compte du consensus scientifique, la question de savoir s’il existe disparaît, permettant des débats plus pertinents sur la façon d’y réagir. Dans le journalisme de santé et le journalisme scientifique, on accorde naturellement la priorité aux voix des expert·e·s et des spécialistes. On privilégie la climatologue au représentant d’une entreprise d’énergie fossile, la docteure au naturopathe. Dans les reportages sur le Covid-19, on ne demande pas (ou on ne devrait pas demander) l’avis scientifique des anti-vaccins, qui va à l’encontre du consensus médical. Pourtant, en écrivant sur l’avortement, les fanatiques sont souvent placé·e·s sur le même plan que les obstétricien·ne·s, les gynécologues, et, plus grave encore, que les personnes qui ont recours à un avortement. Les idées anti-avortement, tout comme celles des climatosceptiques, sont fondées sur de la science de pacotille. Les “lois du battement de cœur” (heartbeat bills) aux Etats-Unis interdisent l’avortement après six semaines de grossesse, avant qu’un embryon ne soit un fœtus, et avant même qu’il n’ait un cœur. Une tribune publiée après la fin de Roe v Wade dans le New York Times plaidait pour une approche “pro-vie” des complications de grossesse et utilisait par exemple l’expression “accoucher d’un bébé extra-utérin” : c’est tout simplement une impossibilité médicale. Pour rappel, une grossesse extra-utérine se produit lorsque l’embryon s’implante à l’extérieur de l’utérus, généralement dans la trompe de Fallope. En cas de grossesse extra-utérine qui ne résulte pas en fausse couche, les alternatives sont la pilule abortive, la chirurgie, ou d’attendre la rupture de la trompe, ce qui provoque une hémorragie interne massive. L’une des conséquences possibles d’une grossesse extra-utérine est la mort. Aucune de ces conséquences possibles n’est l’accouchement. Comme Erik Wemple l’a écrit dans le Washington Post, « le Times a privilégié les préférences linguistiques de l’autrice par rapport à l’impératif plus grand de transmettre des informations précises et factuelles aux lecteur·rices.” Pour le dire simplement : pour argumenter contre le droit à l’avortement, il faut souvent mentir. Dans le domaine médical, l’avortement, la fausse couche, les complications de grossesse et l’accouchement nécessitent des soins faisant partie d’un même éventail dispensés par des professionnel·le·s spécialisé·e·s. Les mêmes médicaments et procédures sont souvent utilisés. C’est pourquoi, comme on vous le rapportait il y a quelques mois, les fausses couches et les grossesses non viables sont souvent prises dans le filet des interdictions d’avortement. Mais dans les domaines politique et religieux, on érige des cloisons entre ces procédures : entre la “bonne” patiente qui veut sa grossesse, et la pécheresse qui ne la veut pas. Il est important pour le journalisme de rendre claire cette distinction entre la science et la politique, et non de la cacher à l’aide de termes vagues comme celui de “pro-vie.” On ne peut pas se laisser égarer par celles et ceux qui veulent déformer la réalité des interdictions d’avorter. À plusieurs reprises, les militant·e·s anti-avortement ont déclaré que les dangers de l’interdiction de l’avortement ont été exagérés – que les femmes ne seront pas poursuivies en justice (elles le sont déjà), que la vie des personnes enceintes ne sera pas en danger (elle l’est déjà), que les fausses couches ne seront pas affectées (elles l’ont été). D’autre part, il existe une multitude d’études scientifiques solides et de preuves à la fois sur la sécurité de l’avortement – qui comporte un risque de décès 14 fois inférieur à celui de l’accouchement – et sur les conséquences des interdictions d’avortement – une augmentation des avortements. En gardant tout cela à l’esprit, quelle crédibilité devrions-nous accorder à chaque “côté” de cette question? Dans le monde journalistique, tout le monde devrait avoir un droit de réponse. Si nous rapportons des accusations contre une personne ou une organisation, il est Dans la newsletter Impact, notre position éditoriale est claire : l’avortement est une question de droits humains et son interdiction met en danger la vie des gens et traite les femmes comme des citoyennes de seconde classe. On donnera aux organisations anti-avortement le droit de réponse si nécessaire, mais pas une plateforme pour exprimer leurs points de vue. Tous les médias ne peuvent pas le faire, mais ils peuvent se demander si fournir une perspective anti-avortement est une bonne pratique journalistique, ou s’il s’agit de déformer un sujet de santé publique. Appel à développer la contraception masculine : arrêtez de vous dorer la pilule ! (fr) L’égalité se joue aussi dans les cours d’écoles (fr) Kenya’s election is being lauded as ‘historic’ for women – that’s not true (en) Failure to cope « under capitalism » (en) Between taboos and freedom: reproductive justice at the centre of pan-African resistance (en) Sex in the brain (en) Cet édition d’Impact a été préparé par Megan Clement et Anna Pujol-Mazzini. Impact est produite par Gloria Media et financée par New Venture Fund. Abonnez-vous à nos newsletters Les Glorieuses / Économie / Les Petites Glo |
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