Cette newsletter vous a été transférée ? Et vous aimez tellement que vous souhaitez vous inscrire ? C’est ici ! Mercredi 23 novembre 2022 Si la newsletter grandit, c’est grâce à vous. Donc si vous connaissez une personne que cela peut intéresser, vous pouvez lui recommander / transférer cette newsletter. L’utopie des confettis de Kaouther Adimi Cette semaine, je vous propose une discussion avec l’écrivaine algérienne Kaouther Adimi. Née en 1986 à Alger, Kaouther Adimi est l’autrice de nombreux ouvrages, nouvelles, scénarios et pièces de théâtre. En 2021, elle est pensionnaire à la Villa Médicis et y écrit Au vent mauvais, son cinquième roman (Editions Seuil). L’histoire suit trois personnes, Leïla, Tarek et Saïd, très différents et raconte au travers d’eux l’Algérie, la lutte pour l’indépendance, la guerre civile. Si l’histoire vous plaît, vous pouvez tenter de gagner l’ouvrage en répondant à cet e-mail ou sur les réseaux sociaux des Glorieuses. Rebecca Amsellem Votre roman est une histoire d’émancipation : celle d’un homme qui échappe – même furtivement – aux attentes que la société a pour lui, celle d’une femme qui choisit une trajectoire différente. Vouliez-vous dépeindre de la relation ambiguë qu’on peut avoir avec son destin ? Kaouther Adimi On connaît la phrase de Char « Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque ». J’aime surtout l’idée d’aller vers le risque. Le risque que prend Leïla lorsqu’elle quitte son premier mari, le risque que prend Tarek lorsqu’il abandonne sa vie parisienne, son travail, son foyer, et prend place dans le train pour Rome, ville dont il ne sait presque rien. Pour moi, le destin c’est une histoire à plusieurs scénarios qui ne cessent de se transformer au fur et à mesure des choix que l’on fait, comme un couloir avec une multitude de portes et autant de possibilités. Il y a des portes entrouvertes, on sait sur quoi elles donnent, et il y a les autres, celles sur lesquelles une pancarte « interdit d’ouvrir » est apposée. Rebecca Amsellem « Les femmes, elles, avaient pris la décision de ne plus adresser la parole à la jeune femme. En dehors de Safia et de la mère de Tarek, plus aucune voisine ne répondait à ses salutations, ne prenait de ses nouvelles ou même ne faisait mine de la voir. » Vous mentionnez quelque chose qui fait écho à l’histoire féministe – comment les femmes se sont souvent tournées les unes contre les autres et comment ce comportement est devenu si courant qu’on considère aujourd’hui que c’est un des piliers de notre société patriarcale. Kaouther Adimi Depuis quelques années, je tente de retrouver une photo qui a été prise dans les années 90 en Algérie. Une manifestation de femmes contre l’islamisme qui était en train de s’installer, contre le Front islamique du salut. Et face à ces femmes, d’autres femmes, qui manifestent pour l’islamisme. Et elles se font face, les visages sont tendus, plein de colère. Je crois que j’ai neuf ans quand cette photo a été prise. La mise en concurrence des femmes entre elles, créer une rivalité, empêcher toute forme de sororité, tout cela nourrit évidemment le patriarcat. Rebecca Amsellem Pour continuer sur cette thématique, vous montrez comment le féminisme des hommes peut parfois être très paternaliste. Ainsi, vous faites dire à l’un des personnages de votre roman : « Je sais que la fin de ce roman a déçu beaucoup d’entre vous, car vous avez vu dans le futur mariage de Leïla un renoncement et une victoire des traditions. Pour autant, ce livre, je l’ai écrit comme un hommage à Leïla, c’est-à-dire comme un hommage à toutes les femmes de ce pays, pour les encourager et les inciter à réclamer plus de liberté, à refuser les diktats de la société et à rêver à une vie différente. » Kaouther Adimi Lorsque j’étais étudiante, mon père m’encourageait à aller le plus loin possible dans mes études, il voulait que je fasse une thèse, que je puisse enseigner à l’université et m’a expliqué qu’ainsi, j’aurai du temps à consacrer à ma future famille. C’était dit avec beaucoup de bienveillance (et naïveté) bien sûr, mais cela m’avait mise hors de moi. Pourquoi devrais-je déjà sacrifier mes projets ou simplement prendre une certaine direction pour déjà protéger/prendre soin d’une hypothétique famille. Le personnage de Saïd est très ambigu, il écrit un livre pour rendre hommage à Leïla, il ne change pas son prénom, il ne change pas le nom du village, il décrit son corps, ses cheveux, dans une société très conservatrice, il ne peut ignorer les répercussions que cela aura dans son village natal, mais il vit désormais dans la capitale et peut-être que tout cela au fond lui est égal, le fait est qu’il considère que Leïla s’est mal mariée, que ce deuxième mariage qu’elle fait avec Tarek est une erreur, qu’elle mérite mieux, qu’elle doit vouloir mieux. Mais Leïla fait bien ce qu’elle veut. Leïla divorce et prend son fils avec elle, Leïla se remarie avec quelqu’un qu’elle choisit, n’en déplaise à Saïd. Leïla élève presque seule ses enfants pendant que son mari est loin. Leïla apprend à lire toute seule, dans son coin, et c’est important pour elle, n’en déplaise là encore à Saïd. Au fond, cet homme a projeté sur Leïla un fantasme, une idée qu’il se fait d’elle, et cela lui est insupportable de voir qu’elle ne prend pas la direction que lui aurait voulu la voir prendre. C’est l’antiféminisme. C’est du patriarcat. Rebecca Amsellem L’autrice américaine d’origine philippine Elaine Castillo a récemment publié Nos cœurs si loin (Éditions La Croisée). Elle a fait le même choix que vous : partir de quelque chose qui fait partie d’elle (son histoire familiale) et en faire une fiction. Aviez-vous besoin de ce format de fiction pour vous émanciper de l’histoire de votre famille ? Ou est-ce un sentiment de culpabilité courant dans certaines familles lié au fait d’avoir un devoir de loyauté extrême envers sa famille ou ses parents ? Kaouther Adimi J’ai toujours ressenti le besoin de m’émanciper de ma famille dans l’écriture. Je crois que j’écris en français aussi pour ça, je viens d’une famille arabophone, et écrire dans une autre langue que celle de la famille me permet peut-être plus de liberté et de ne jamais penser à tous ceux qui m’entourent et me lisent. Pour ce livre, j’avais choisi par exemple de changer les prénoms de mes grands-parents mais également de l’écrivain et du village. Je ne voulais pas être obligée de tout raconter et j’avais besoin de ma liberté d’écrivain. Je suis partie d’un fait réel : lorsque j’étais étudiante, j’ai découvert que ma grand-mère avait été malgré elle, un personnage de roman. Que le romancier était le frère de lait de mon grand-père. J’ai trouvé cette histoire incroyable et j’ai eu envie de voir ce que je pouvais en faire. Le roman du roman. Le « off » des personnages. Une autre histoire de Leïla et Tarek. La fiction permet tout, elle ose tout, elle emmène dans les contrées les plus lointaines. Et la fiction peut être une parfaite alliée à la réalité. Rebecca Amsellem Vous parlez de quelque chose qui est souvent tu. Si la littérature et les créateurs/créatrices enchantent, elle peut aussi rabaisser. Vous Kaouther Adimi Être écrivain c’est être un créateur, au sens divin du terme. On crée un monde, on crée des personnages, on crée des bourrasques, des tempêtes, on décide de la vie et de la mort des uns et des autres. J’ai voulu questionner ce grand pouvoir que nous avions, j’ai voulu savoir s’il était accompagné d’une grande responsabilité. Mais aussi raconter en filigrane que parfois et à certaines époques, le monde de la littérature a pu être un milieu d’hommes et d’hommes puissants et excluant. Celui qui possède le verbe a le pouvoir. Et au fond cette histoire, c’est celle d’un homme puissant et d’une femme qui n’a aucun moyen de se défendre contre lui. Elle n’en fait pas pour autant une femme faible, Leïla est incroyable de courage et de force, mais dans la société algérienne des années 70, et avec le peu de moyens qu’elle a en sa possession, elle ne peut atteindre le grand écrivain national qu’est Saïd. Elle ne peut se défendre et le récit de Saïd est le seul qui existe. Ou qui existait jusqu’à présent. Il y a désormais aussi mon roman. Rebecca Amsellem Par l’intermédiaire d’un des personnages, vous dites : « Ce que vous permet l’art, c’est d’avoir le sentiment d’être à la fois éternel et mortel, c’est quelque chose d’effrayant et de douloureux mais aussi un sentiment extraordinaire. Admirer une œuvre, c’est repousser la mort, c’est permettre à la vie de gagner. » Est-ce ainsi que vous pourriez décrire votre rapport à la création ? Kaouther Adimi C’est un rapport monstrueux. Une vocation dans ce qu’elle a de plus jusqu’au-boutiste. Et c’est formidable. J’aime écrire, j’aime profondément cela, j’aime assembler, j’aime cette idée de réécrire encore et encore, j’aime la musicalité des mots, j’aime le fait que la littérature c’est tout à la fois de la musique, du cinéma, du style, du théâtre, du portrait, du dessin, une aquarelle, un champ de course, un voyage, une tragédie. J’aime tout dans l’écriture, le début, le milieu et la fin. J’aime déchirer des feuilles, raturer des phrases, refuser les corrections d’un éditeur. J’aime le lecteur qui aime mes livres et celui qui les déteste et qui râle. Et à chaque livre, j’ai l’impression de me transformer, de devenir une autre écrivaine. Rebecca Amsellem Une des réflexions qui m’anime est d’imaginer une société inclusive, voici une question que je pose à toutes celles que je rencontre. L’idée est de se projeter. La révolution féministe se fait partout dans le monde. Nous vivons dans une société parfaite. La révolution de l’entre-deux est également terminée. C’est un rêve. À quoi ressemble la « beauté » dans cette société ? Kaouther Adimi Je crois que cela ressemblerait à une pluie de confettis réalisée avec les discours patriarcaux, machistes et racistes. J’aimerais vivre des confettis dans les cheveux. Ce que je recommande cette semaine La conversation entre Akwugo Emejulu et Megan Clement pour la newsletter IMPACT. La chercheuse détaille la notion de « féminisme fugitif » et s’inspire des travaux de l’écrivaine jamaïcaine Sylvia Wynter concernant la déshumanisation des Noir·e·s aux États-Unis. En somme, elle se demande : pourquoi continuer à essayer d’être reconnu·e·s comme “être humain” ? Elle est disponible dans sa langue originale (l’anglais), ici. Des places pour le spectacle de Dada Masilo à La Villette sont toujours à gagner sur Instagram. Les travailleuses migrantes dénoncent le harcèlement dans les hôtels de la Coupe du monde au Qatar (en anglais).
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