« Les femmes sont vues comme des utérus ambulants », une conversation sur l’égalité salariale, Alexandra Kollontaï et l’amour avec Kristen Ghodsee « Diplômée de Berkeley, Kristen R. Ghodsee est professeure d’études russes et est-européennes à l’université de Pennsylvanie. Elle travaille sur le genre, le socialisme et le postsocialisme en Europe de l’Est. Ses articles et essais ont été publiés dans des revues telles que Dissent, Foreign Affairs, Jacobin ainsi que dans le New York Times ». Rebecca Amsellem – Je suis une grande fan. De vous, de votre podcast sur Alexandra Kollontaï (AK 47). Du livre que vous avez écrit, Pourquoi les femmes ont une meilleure vie sexuelle sous le socialisme (Éd. Lux). L’objectif de ce livre est de réfléchir au lien entre le capitalisme, ses modèles économiques et la façon dont les femmes vivent leur vie. Kristen Ghodsee – Oui. Ce titre a été choisi pour moi par le New York Times lorsqu’en 2017 j’ai écrit un article pour le 100e anniversaire de la révolution bolchevique. Je ne sais pas comment ça se passe en France, mais aux États-Unis, quand vous écrivez pour un grand journal, vous ne savez jamais quel est votre titre jusqu’à ce qu’il soit réellement imprimé. J’ai donc été assez choquée lorsque j’ai vu ce titre. Je pense que c’est vraiment un exemple standard de ce qu’on appelle le clickbait. Il a fait son travail. Beaucoup de gens ont cliqué sur l’article. Ainsi, lorsque l’éditeur a décidé de me contacter environ un mois et demi après la parution de l’article, il m’a demandé de conserver le titre du livre, mais en échange, j’ai pu inclure vingt pages de notes en fin de texte avec toutes les références aux études que je cite dans le livre. Oui, il s’agit de sexe, mais pas seulement. Et comme vous voyez, le sous-titre que j’ai choisi est « Plaidoyer pour une indépendance économique ». Le livre parle de maternité, de travail, de citoyenneté et de leadership. Il s’agit d’un texte très critique à l’égard du capitalisme et de la manière dont celui-ci désavantage les femmes sur le marché du travail, dans une économie de marché. Rebecca Amsellem – Dans votre livre, vous dites que le capitalisme transforme notre sexualité en marchandise et utilise nos peurs et notre manque de confiance pour nous vendre des services inutiles. Pourriez-vous expliquer pourquoi le capitalisme, en l’absence de réglementation est mauvais pour les femmes ? Kristen Ghodsee – Il existe un concept très spécifique dont je parle dans mon livre, celui de la discrimination statistique. Dans une économie où il existe un marché du travail pour les travailleurs, les employeurs ne savent pas tout ce qu’ils doivent savoir sur les travailleurs. Ils disposent de ce que l’on appelle en économie une « information imparfaite », et ils doivent décider sur la base de statistiques moyennes. Ils observent donc le marché du travail et disent : « Les femmes ont généralement tendance à être celles qui s’occupent des enfants, mais également des parents âgés ou malades. » Les femmes ont donc tendance à quitter le marché du travail plus fréquemment que les hommes, ce qui signifie que si un employeur investit dans le recrutement d’une employée, il prend un plus grand risque, elle est moins fiable qu’un homme qui, lui, ne va pas avoir d’enfant. Mais elle coûte moins cher, c’est le seul motif pour qu’un employeur l’engage. Ainsi, dans une économie de marché, le salaire des femmes sera toujours inférieur à celui des hommes, car elle aura, statistiquement, plus de chances d’avoir un bébé. Dans un couple hétérosexuel, s’il arrive que l’un des deux doive rester à la maison pour s’occuper d’un enfant, d’un parent malade ou âgé, la décision économique et rationnelle l’emporte, et celui qui a le salaire le plus bas n’ira pas travailler. Cela renforce le stéréotype selon lequel les femmes sont plus susceptibles de rester à la maison, et justifie alors de moins les rémunérer. C’est un cercle vicieux sous le capitalisme, et il n’y a aucun moyen de briser ce cycle sans intervention gouvernementale. Rebecca Amsellem – Si nous devions penser au type d’économie que nous mettrions en place dans cette utopie féministe que nous essayons de construire, ce ne serait pas le capitalisme. Cela en ferait-il partie, ou devrait-on tout jeter ou presque ? Kristen Ghodsee – Certaines personnes disent qu’il faut abolir le marché. Mais d’un point de vue historique, nous savons que cela aboutit à une économie très austère, avec une surproduction de beaucoup de choses que les gens ne veulent pas, et une sous-production de choses que les gens veulent vraiment. Rebecca Amsellem – Vous avez également écrit que ce système capitaliste est assez bon pour certaines femmes, en particulier les femmes blanches. Elles ont donc tendance à ne pas vouloir changer ce système parce qu’elles ont une sorte de garantie qu’il fonctionne pour elles. Kristen Ghodsee – Je dirais que ça marche plutôt bien pour les femmes blanches sans enfants. Je pense qu’une fois que vous avez un enfant, vous vous heurtez à une sorte de mur et il est très difficile de trouver un équilibre. Même si vous n’avez pas d’enfant, encore une fois, à cause de la discrimination statistique sur le marché du travail, vous êtes en quelque sorte un utérus ambulant pour l’employeur. Vous vous présentez à un entretien, et voilà votre utérus qui pourrait être fécondé et leur poser un problème. Toutes les données empiriques que nous possédons montrent que c’est beaucoup plus facile pour les femmes blanches. C’est bien plus compliqué pour les femmes de couleur. Rebecca Amsellem – Vous abordez un autre sujet dans votre livre, celui des désirs. Et vous parlez de votre ami Ken et de sa relation, lorsqu’il était vivant, envers l’amour et l’attraction sexuelle. Vous dites qu’il ne pouvait pas être attiré par des femmes intelligentes parce qu’il en perdrait le contrôle ou le pouvoir, comme si cela diminuerait sa virilité. Kristen Ghodsee – Il existe une blague, je ne l’ai pas incluse dans le livre parce qu’elle est un peu vulgaire, racontée en Bulgarie dans les années 90, lorsque je faisais ma thèse sur la transition économique du communisme au capitalisme. C’était un moment où il y avait beaucoup de nouvelles mafias qui se créaient en Europe de l’Est. Je pense que nous les appelons oligarques maintenant. À l’époque, ce n’était que des voyous. Cette blague porte sur un gars qui a trois petites amies. Il va voir son patron et dit : « Boss, je vais avoir 40 ans, j’ai trois petites amies. Il est temps pour moi de me marier, mais je ne sais pas laquelle choisir parce qu’elles sont toutes très gentilles et géniales. Elles me traitent vraiment bien. Alors comment vais-je choisir ? ». Alors le patron dit : « Bon, voilà ce que je vais faire, je vais te donner 30 000 €. Et je veux que tu donnes 10 000 € à chacune de ces femmes et que vous voyiez ce qu’elle en fait. » Il donne donc 10 000 € à sa première petite amie, qui sort, fait du shopping, s’achète de nouveaux vêtements, du maquillage, se fait coiffer et s’achète des bijoux. Et c’est merveilleux. Il donne 10 000 € à sa deuxième petite amie, qui sort et lui achète un nouveau costume, de nouvelles choses pour sa voiture et une belle cravate. Elle lui achète tout. Et puis la troisième petite amie, elle, prend l’argent et l’investit à la Bourse. Elle achète des actions et arrive à gagner 40 000 €. Et rend les 10 000 € au type. Puis elle prend les 30 000 € et verse un acompte pour un appartement. Rebecca Amsellem – Et elle le quitte ? Kristen Ghodsee – Non. Le gars retourne voir son patron. Le patron demande : « Laquelle as-tu choisi ? » Réponse : « Bien sûr, celle qui a les plus gros seins. » Ça vous dit tout ce que vous avez besoin de savoir. L’idée que la masculinité peut être liée à la beauté. Les femmes sont une sorte de reflet de l’homme. Malheureusement, ou heureusement, je ne sais pas, je ne vais pas porter un grand jugement là-dessus, nous vivons dans une société fondée sur la marchandisation de la beauté des femmes. Ce n’est pas une surprise. Nous sommes à Paris, c’est la Fashion Week. Un des collègues de mon ami Ken, c’est intéressant, a fini par épouser une avocate. Il a réalisé qu’il est très facile de trouver des femmes si vous avez beaucoup d’argent ; mais pour trouver des femmes intelligentes et autonomes financièrement, c’est plus compliqué parce qu’elles ne vont pas être attirées par vous et votre argent. Il a compris qu’être viril c’était aussi ne pas être intimidé par une femme forte, indépendante et intelligente. Cette observation est très intéressante. Pendant longtemps, aux États-Unis, nous avons cette chose appelée la femme trophée. Elle n’est pas seulement jolie, mais elle est aussi P-DG d’une entreprise, ou elle a un doctorat en économie. Rebecca Amsellem – Il y a beaucoup de discussions ici en France pour aborder d’une manière différente la définition du désir masculin et féminin, du point de vue de la construction sociale bien sûr. L’idée n’est pas d’être essentialiste à ce sujet, mais de comprendre quelle est la différence et pourquoi les désirs des femmes sont si différents de ceux des hommes. Kristen Ghodsee – Cette question sous-tend la discussion de la théorie de l’économie sexuelle qui considère comme un fait biologique, physiologique, que la libido des femmes est inférieure à celle des hommes. Ce n’est pas vrai. Si vous vivez dans une société où l’on apprend aux jeunes filles à avoir honte de leur corps et de leurs désirs sexuels, il est évident que cela va diminuer la libido des femmes. Nous savons d’un point de vue physiologique que les hommes et les femmes ont les mêmes besoins. En fait, les femmes auraient une plus grande libido mais la construction sociale de la sexualité dans nos sociétés, en particulier aujourd’hui dans les sociétés chrétiennes, la diminue vraiment. Dans une société où la libido des femmes est perçue comme interdite, elle devient une marchandise. Baumeister et Vohs, les deux auteurs expliquaient que, pour les couples hétérosexuels dans une économie de marché, les rencontres et les histoires d’amour sont un marché. Ces chercheurs ne se doutaient pas qu’ils faisaient écho aux théoriciens socialistes de la fin du xixe siècle. Sous le capitalisme, les femmes doivent se vendre. Temporairement ou définitivement dans le mariage. C’est ainsi que le système fonctionne. Ils abondent dans le sens des théories telles que celles d’Alexandra Kollontaï. Rebecca Amsellem – Kollontaï définissait le concept d’amour et de désir, spécifiquement pendant la révolution (Lettre à la jeunesse laborieuse, 1923). C’est ce que j’aime chez elle. La plupart des gens parlent du désir et de l’amour avant la révolution, aujourd’hui, par exemple, ou après la révolution dans cette utopie féministe que nous devons mentionner par la suite. Mais Kollontaï parle aux jeunes activistes et leur donne des conseils sur la façon de gérer l’amour. Pouvez-vous nous parler de la vision de Kollontaï sur l’amour et le désir ? Kristen Ghodsee – Kollontaï est la première personne qui fait une lecture matérialiste historique correcte de l’amour. De même, les marxistes croient que chaque époque – depuis l’esclavage antique jusqu’au communisme en passant par le féodalisme, le capitalisme et le socialisme – la façon dont l’organisation de la production et de la reproduction sociale est faite, reflète l’intérêt des élites économiques de cette époque particulière. Il s’agit d’une vision matérialiste très dialectique du monde. Kollontaï prend le cadre hégélien, le lit à travers Marx et particulièrement à travers Engels, et l’applique à l’amour. Elle propose une théorie de l’amour qui dit essentiellement que notre version idéale de l’amour, la façon dont la société l’imagine, n’est pas absolue, mais dépend de l’âge et de la façon dont la reproduction sociale se produit dans ce système économique particulier. Elle dit que, dans Antigone, l’amour d’Antigone pour son frère est la plus importante histoire d’amour : l’amour filial dans le monde antique. Parce que vous vouliez que la richesse économique reste au sein de la famille. Il y a des raisons très particulières pour lesquelles c’est le cas. Puis elle évoque le développement de l’amour romantique pendant la période féodale, et explique comment l’idéal romantique de l’amour et le féodalisme reflétaient les besoins de l’élite économique. Et elle fait la même chose pour le capitalisme. Ce que Kollontaï nous fait voir, ou du moins ce qu’elle me fait voir, c’est que la manière fondamentale dont j’appréhende l’amour dans ma vie, que ce soit l’amour pour mon partenaire, ou pour ma mère, ou pour ma fille, ou pour mes amis, ou simplement l’amour pour une journée ensoleillée à Paris, est socialement construite par le système économique dans lequel nous vivons. C’est étrange quand on commence à y penser de cette façon. Parfois, lorsque je parle à mes étudiants, j’utilise l’exemple du brossage des dents. Et comment, pour ceux d’entre nous qui se brossent les dents deux fois par jour, cela devient une activité tellement ordinaire que si vous décidez, pour une raison quelconque, d’utiliser votre autre main pour vous brosser les dents, cela vous semble étrange et la sensation n’est pas naturelle. Ensuite, vous pouvez commencer à vous demander : d’où vient la brosse à dents ? d’où vient cette idée de se brosser les dents ? Et pourquoi ? Vous commencez à vous étendre sur l’économie politique du brossage des dents, c’est un exercice singulier. Mais plus facile que d’essayer de l’étendre à l’économie politique de l’amour. Parce que l’amour, nous sommes nombreux à vouloir le protéger du marché. Nous voulons avoir l’impression que nos relations d’amour et d’affection sont en dehors du monde de l’échange, du commerce, des transactions et de l’économie politique, mais elles ne le sont pas. Dès que vous entrez en relation avec une autre personne, surtout si vous le faites sur un site de rencontre, une entreprise à but lucratif, vous vous engagez dans une transaction politico-économique. Celle-ci conditionne les facteurs qui déterminent la façon, non seulement dont votre amour est exprimé, mais aussi la façon dont vous ressentez l’amour et recevez l’amour d’autres personnes. Il est important pour nous de parler de la façon dont l’amour est conditionné par l’économie politique, et dans ce domaine, il n’y a pas de meilleur guide qu’Alexandra Kollontaï. Rebecca Amsellem – Kollontaï était une militante. Elle a été la première femme à devenir ministre membre du gouvernement de Lénine. Nous avons tendance à dire, sur la base de ses écrits, qu’elle était contre le couple, contre l’amour entre deux personnes, et qu’elle privilégie un environnement où tout le monde ferait du sexe pour du sexe. Mais ce n’est pas ce qu’elle dit. Ce qu’elle dit, c’est que lorsque vous faites une révolution, vous n’avez peut-être pas le temps ou l’espace dans votre esprit pour vous consacrer à l’amour, car l’amour requiert tout votre corps et tout votre esprit. Et en faisant une révolution, peut-être qu’il est possible de faire du sexe de manière occasionnelle. C’est la première fois que quelqu’un a écrit ça, surtout en 1920. Kristen Ghodsee – Kollontaï serait ce que nous appellerions aujourd’hui une personne très positive sur le plan sexuel. Elle avait une compréhension très claire de la sexualité, un besoin, comme la faim ou la soif. C’est ce qu’elle dit. Bien sûr, là, elle ne fait que répéter ce que des gens comme August Bebel ont dit. Si c’est une chose totalement naturelle, pourquoi la stigmatiser ? Pourquoi traitons-nous le sexe comme s’il s’agissait d’un besoin étranger qu’il faut réprimer ? Rebecca Amsellem – À ce propos, dans le cadre de la positivité sexuelle, Kollontaï était également une grande défenseuse des travailleuses du sexe au début du xxe siècle. Elle a beaucoup œuvré pour elles dans le pays socialiste qui se construisait à l’époque. Kristen Ghodsee – Aux États-Unis, nous avons un discours particulier sur le travail du sexe, qui est valorisant et devrait être légalisé, syndiqué et protégé, parce qu’il y a l’idée que les personnes qui se lancent dans le travail du sexe font ce choix de leur propre gré. En 1913, en Russie, la grande majorité des paysannes qui viennent de la campagne à la ville ne font pas ce choix de leur plein gré. Kollontaï est donc très préoccupée par l’exploitation de ces filles, souvent mineures. Certaines d’entre elles sont très jeunes, 11, 12, 13 ans. En même temps, en tant que ministre du Commissariat à la protection sociale, elle ne pense pas qu’il devrait y avoir une criminalisation. Elle est d’avis que si vous transformez la société, alors vous transformerez les conditions dans lesquelles les femmes sont forcées de se vendre. Il est vraiment important de souligner que Kollontaï ne souhaitait pas que les femmes exploitent leur corps. Mais elle ne croyait pas non plus aux femmes mariées qui restent à la maison. Nombreux sont ceux qui ne comprennent pas que le point de vue de Kollontaï sur le travail sexuel est souvent critiqué parce qu’on peut le lire dans la perspective du xxe siècle et dire qu’il est réactionnaire. En fait, elle dit exactement la même chose à propos des femmes mariées, ce qui est vraiment radical à cette époque où la grande majorité des femmes des classes moyenne et moyenne supérieure étaient censées se marier pour toujours et être soutenues économiquement par leurs maris. Rebecca Amsellem – Dans le podcast, vous avez écrit qu’elle s’est fait rire au nez par Trotski et Lénine parce qu’elle s’intéressait aux questions du désir et de l’amour, alors que les gens étaient affamés. Pourquoi les relations intimes sont-elles si importantes à analyser ? Et pourquoi l’intimité est-elle si politique ? Kristen Ghodsee – Les bolcheviks se sont trompés sur beaucoup de choses. Leur vision de l’émancipation était de transformer la famille et les relations de propriété dans la société en même temps. Car si vous avez lu Engels, L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, vous savez que ces choses sont intimement liées. La famille bourgeoise monogame est le véhicule par lequel la propriété privée intergénérationnelle est transférée d’une génération à l’autre. Kollontaï dit, vous devez transformer la famille. Sans transformer la famille, vous allez reproduire les mêmes mécanismes qui permettent le transfert privé de privilèges. Au milieu de tout cela, l’avortement est rendu légal grâce à Kollontaï en 1920. Vous avez la libéralisation du divorce. Les femmes sont autorisées à garder leur nom de famille. Vous avez la création des mariages civils. Il y a des jardins d’enfants et des crèches, des cafétérias publiques et des blanchisseries publiques. Autant de choses qu’elle a essayé de faire pour tenter de briser l’hégémonie de la famille traditionnelle. Rebecca Amsellem – Qui est formidable. Kristen Ghodsee – J’ai vraiment aimé parce qu’elle prend l’amour et le sexe et elle y jette un tas de marxisme. Mais c’est pour l’amour et le sexe que les gens sont là. Et Normal People, le précédent, parlait aussi d’amour et de sexe. Les gens aiment l’amour et le sexe. Donc si vous voulez parler de politique, il est difficile d’avoir des conversations sur l’économie politique qui ne sont que des suggestions de politiques. Par exemple, comment allons-nous modifier la loi sur les retraites ou taxer cette entreprise pour financer ce programme de maternelle ou autre ? Le capitalisme utilise la sexualité pour nous vendre des choses tout le temps, et je pense que nous devrions utiliser la sexualité pour atteindre les gens, pour les amener à penser que le capitalisme ne s’arrête pas lorsque vous allez dans votre chambre. Quand vous fermez la porte, il entre avec vous. À cause de cela, nous pouvons aussi combattre le capitalisme depuis nos chambres à coucher autant que n’importe où ailleurs. Rebecca Amsellem – Comment entrez-vous dans la sphère privée ? Kristen Ghodsee – C’est exactement le problème que Kollontaï a rencontré. Lorsqu’elle a libéralisé le divorce, autorisé l’avortement, créé tous ces jardins d’enfants, il y a eu un énorme retour de bâton, c’est précisément la raison pour laquelle Staline est intervenu en 36 et a tout inversé. Tout d’abord, après la Seconde Guerre mondiale, lorsqu’ils ont eu besoin de la main-d’œuvre féminine, ils ont commencé à réinjecter un grand nombre des politiques que Kollontaï avait introduites. Un exemple concret dans mon pays. En ce moment il y a une énorme pénurie de main-d’œuvre car beaucoup de femmes ont quitté le marché du travail et restent à la maison avec les enfants. Soudain, des personnes très conservatrices aux États-Unis, qui n’auraient jamais parlé de jardins d’enfants universels, disent que nous devrions peut-être payer pour de tels jardins d’enfants afin d’inciter les femmes à retourner sur le marché du travail. En Europe, le principal moteur de certaines politiques est la pénurie de main-d’œuvre et la baisse des taux de natalité. C’est là que l’État s’immisce dans la sphère privée. Il devient stratégiquement utile. En tant qu’activiste féministe, vous devez comprendre que les élites économiques s’inquiètent de deux choses, et l’une d’entre elles est de ne pas avoir assez de travailleurs aujourd’hui et de ne pas en avoir assez à l’avenir. Tous ces facteurs sont liés au travail non rémunéré des femmes à la maison, au travail socialement reproductif des femmes. Il ne s’agit pas nécessairement de droits de la femme ; mais de trouver une formule qui dit que cela va finalement être bon pour la société. Rebecca Amsellem – Et pourquoi en parlent-ils en termes de droits de l’enfant ? Kristen Ghodsee – Selon l’endroit où l’on se trouve, une nouvelle mère sur six ou une sur cinq souffre de dépression post-partum, une dépression grave survenant parfois après la Rebecca Amsellem – Je parlais avec une de mes amies hier du fait que depuis le mouvement #MeToo, le discours féministe est devenu une sorte de bruit. C’est comme s’il y avait tellement de gens qui parlaient du féminisme de manière creuse que ça ne veut plus rien dire, comme si le discours féministe n’était pas vraiment utile. Et peut-être qu’il est plus utile d’adopter la méthode de Kollontaï. Kristen Ghodsee – Je pense que c’est stratégiquement important. À l’heure actuelle, le discours féministe dominant est un féminisme libéral qui consiste à faire en sorte que plus de femmes deviennent P-DG, ou que plus de femmes aient assez d’argent pour acheter le travail des femmes pauvres pour s’occuper de leurs enfants et nettoyer leurs maisons et ne pas avoir à le faire. Ce n’est pas du féminisme. C’est une définition très étroite du féminisme. Parce que je pense que si vous revenez en arrière, et ce n’est pas seulement Kollontaï, mais aussi des gens comme Claret Zetkin, ou Lily Brown, Flora Tristan, qui parlaient toutes de l’émancipation des femmes dans le cadre de mouvements sociaux plus larges pour un changement progressif. Kollontaï n’aurait jamais utilisé le mot « féministe ». En fait, elle a chahuté les féministes et se moquait d’elles parce qu’elle disait qu’elles étaient des femmes bourgeoises qui ne s’intéressaient qu’à la protection de leur propre propriété. Les suffragettes demandaient le droit de propriété des femmes mariées et le suffrage sur la base de la propriété. Cela n’a jamais été son programme. Les suffragettes étaient également très heureuses avec le mariage monogame bourgeois, qui n’était pas non plus son programme. Le capitalisme a détourné le féminisme à partir de la fin des années 80, et il s’est engagé dans cette voie où le féminisme est devenu une question d’automarquage individuel, comme Beyonce, féministe avec de grosses lettres lumineuses derrière soi. Je suppose que c’est génial qu’elle porte cet énorme diamant pour Tiffany’s. Mais est-ce un féminisme accessible à tous ? Non. Si nous voulons parler du féminisme au-delà des réalisations individuelles d’une ou deux femmes vraiment spectaculaires, nous devons vraiment élargir notre définition. Cela peut donner l’impression d’abandonner le discours du féminisme ou le féminisme de façade. Il faut ramener le féminisme à ses racines plus larges et, franchement, socialistes. Les Glorieuses est une newsletter produite par Gloria Media. |