« Naviguer dans un monde d’hommes blancs n’était pas menaçant. Ce n’était même pas intéressant. J’étais plus intéressante qu’eux. J’en savais plus qu’eux. Et je n’avais pas peur de le montrer » Toni Morrison “La liberté a un prix” : une conversation sur les femmes dans la litteráture Par Megan Clement Vous pouvez lire la newsletter en ligne ici – https://lesglorieuses.fr/la-liberte-a-un-prix Si, comme l’a écrit Simone de Beauvoir, “on ne naît pas femme : on le devient,“ alors comment les mondes Dans Les Égarés, Ayana Mathis suit trois générations d’une famille en Pennsylvanie et en Alabama qui affrontent le racisme, la pauvreté et l’exploitation, pour tenter de construire une utopie qui les protégera dans le futur. Absolution, d’Alice McDermott, explore les vies cachées des épouses américaines au Vietnam pendant la guerre, tandis que dans Infrason, Jordan Tannahill aborde les pensées sectaires et les théories du complot à travers l’histoire d’une femme troublée par un bruit étrange que le reste de sa famille ne perçoit pas. Voici un extrait de notre discussion, édité par soucis de brièveté et de clarté. Megan Clement : Les femmes dans tous vos romans sont tellement vivantes, complexes, et captivantes. Nous avons Ava et Duchess dans Les Égarés, Tricia et Charlene dans Absolution, et Claire dans Infrason. D’où viennent ces personnages pour vous, et était-il essentiel qu’ils soient des femmes ? Ayana Mathis : La deuxième partie est plus facile à répondre. Oui, c’était essentiel, mais moins parce que je voulais écrire un livre sur les femmes que parce que je voulais écrire un livre sur les personnes qui me paraissaient être les plus vivantes, essentielles, et belles. Et souvent, dans mon imagination, ces personnes sont des femmes noires. Ce sont des femmes pauvres, et il y a quelque chose de très particulier pour moi dans l’improvisation que la pauvreté impose, cette manière de devoir être créatives dans presque tous les aspects de la vie – d’un point de vue financier, évidemment, mais aussi en termes d’estime de soi et des autres. Ces femmes vivent à la marge, parce qu’elles sont pauvres, parce qu’elles sont noires, ce qui signifie qu’une partie de ce qu’elles font est de créer une manière de s’aimer et d’aimer les autres, malgré une société qui leur dit qu’elles ne valent rien. Alice McDermott : Depuis presque 30 ans, je vis dans la région de Washington, DC. Au fil des années, j’ai croisé des femmes dans les files de covoiturage ou à des soirées cocktail – des femmes un peu plus âgées que moi, qui mentionnaient presque par inadvertance les endroits où elles avaient vécu en tant qu’épouses de militaires [dont les] maris faisaient des choses fascinantes, voire historiques, qu’elles suivaient. Ce qui m’a frappée, c’est que ces femmes ne racontaient leurs histoires que si on leur demandait. Elles lâchaient simplement [dans une conversation] “Oh, on était en Birmanie à cette époque là”. Et je répondais “Oh, vous avez vécu en Birmanie ?” Et tout ce qu’elles disaient c’était : “Je ne faisais rien d’important. Je m’occupais des enfants, je gérais la maison, et j’avais mes petites associations. C’est mon mari qui faisait des choses intéressantes.” C’est là que l’écrivaine et l’esprit de contradiction en moi surgissaient pour se dire : “Peut-être que vous, les femmes, faisiez la chose la plus essentielle du monde pendant que vos maris détruisaient le monde.” Jordan Tannahill : Claire, dans Infrason, commence à entendre un bruit que personne d’autre n’entend. Et son expérience est initialement invalidée et vue comme un symptôme psychosomatique. J’étais très proche de ma mère. Elle était mère célibataire, et j’étais son fils gay. C’est une combinaison historiquement célèbre. Pendant des années, elle a eu des symptômes physiques que le système médical et d’autres personnes dans sa vie ont constamment ignorés, ce qui est aussi un phénomène historique – cette tendance à ignorer les expériences des femmes par rapport à leur propre corps. Ce qui en est ressorti, c’est qu’il y avait effectivement un problème avec son corps. Elle avait un cancer en phase terminale, et lorsqu’il a été découvert, il était déjà au stade de cancer du sein métastatique de stade quatre. Je suis devenu son aidant principal pendant plus de six mois, et c’est pendant cette période que j’ai écrit Infrason. Beaucoup de ces questions autour de qui nous croyons, de l’expérience du corps et des différentes vérités du corps ont vraiment pris de l’importance pendant que je prenais soin d’elle. Megan Clement : Nous vivons dans un monde où les femmes sont constamment jugées pour nos choix et aussi pour des choses qui échappent à notre contrôle. Jordan et Ayana, dans vos romans, il y a des moments où j’ai moi-même jugé les personnages, où j’avais envie de leur crier “Non ! Arrête !” alors qu’ils s’enfonçaient dans des situations dangereuses. En écrivant ces personnages, vous êtes-vous déjà retrouvé·es à les juger ? Ayana Mathis : J’ai l’habitude d’écrire des femmes difficiles qui font des choix discutables. Avec Ava en particulier, moi-même je me disais souvent : “Arrête ça!” Elle était très récalcitrante. C’est un personnage difficile à lire. Elle fait des choix difficiles. Elle était aussi un personnage difficile à écrire. L’une des choses que j’ai dû faire, c’est arrêter de la juger. J’avais beaucoup de jugements à son égard. Je pensais qu’elle faisait de mauvais choix. En tant que mère, elle n’arrivait souvent pas à reconnaître ce dont son enfant avait besoin et à le lui donner, même si elle l’aimait. Mon travail, c’est de présenter des êtres humains entiers, et je sens qu’en tant qu’écrivaine noire qui écrit sur des femmes noires, il y a des stéréotypes et des attentes envers les femmes noires en général, mais en particulier en fiction où on trouve souvent le cliché de la force absolue, ou à l’inverse, celui de l’échec total, de l’irresponsabilité complète. Je voulais écrire contre ces clichés. Mon travail est de créer un être humain entier, ce qui veut dire qu’elle fait des erreurs. Elle fait des choses qui ne sont pas bien. C’est une personne imparfaite. Le plus important, c’était d’accepter cette personne imparfaite qu’elle est. Jordan Tannahill : Un point de convergence intéressant entre Claire et Ava, c’est qu’elles tombent toutes les deux sous l’emprise d’une personne charismatique. Pour revenir à mon expérience personnelle avec ma mère, l’un des grands points de tension dans notre relation était qu’elle faisait partie d’une secte religieuse qui la nourrissait d’une manière magnifique, ce que j’ai pu constater à la fin de sa vie. Mais en grandissant en tant qu’athé, j’avais beaucoup de jugements et de préoccupations sur son implication dans cette secte religieuse, et tout comme dans le parcours de Claire dans le livre, je pense qu’il y a constamment cette dualité entre l’inquiétude face à sa séduction par ces idées et cette nouvelle pensée à laquelle elle est introduite, mais aussi en voyant la relation révélatrice que cela lui apporte. Il y a aussi cette sorte de renaissance en même temps qu’il y a une annihilation de soi dans le livre. Megan Clement : Les femmes dans Absolution sont décrites comme ayant fait “bonnes œuvres dérisoires” en tant qu’épouses de ces hommes importants. Pourtant, leurs actions ont absolument des conséquences au Vietnam dans les années 1960. Comment avez-vous abordé cette dynamique avec le recul que nous avons aujourd’hui ? Alice McDermott : Il y a deux refrains pour ces femmes qui repensent à cette époque de leur vie que Tricia, la narratrice, se remémore. L’un est le midrash juif qui dit “répare le monde”, mais son amie, Charlene, le contredit en disant : “Mais les bouddhistes disent “répare-toi toi-même””. Cette dynamique est celle qui opère non seulement dans la vie de ces femmes, qui font leurs petites œuvres caritatives et tentent de faire le bien dans ce moment et dans ce lieu, mais aussi dans le regard rétrospectif et dans l’effort non pas de demander pardon, mais plutôt de comprendre qui et ce qu’elles étaient à ce moment et dans ce lieu. Donc cette dynamique entre : faut-il aller réparer le monde au risque de conséquences inattendues ? Ou faut-il se dire : “Mon foyer, mes enfants, moi-même, c’est tout ce dont je dois m’occuper” ? C’est précisément la question à laquelle les femmes sont confrontées bien plus que les hommes. Il y a une scène dans le roman où Charlene et Tricia se rendent dans une colonie de lépreux dans la jungle vietnamienne. Un médecin américain arrive, et l’une des premières questions qu’il leur pose est : “Où sont vos enfants ?” Je ne pense pas que quelqu’un ait demandé à General Westmoreland pendant qu’il bombardait tout le Vietnam : “Qui est à la maison pour s’occuper des enfants ?” Megan Clement : Tous les personnages dont nous parlons ici connaissent des difficultés, mais aucune d’entre elles n’apparaît comme une victime, et certaines nous disent même directement qu’elles ne sont pas des victimes. Comment vous êtes-vous assuré·es qu’elles maintiennent un pouvoir d’action dans les situations auxquelles elles étaient confrontées ? Jordan Tannahill : Je me reconnais beaucoup dans certaines séductions ou désirs qui semblent dangereux, ou qui pourraient être liés à une certaine forme de destruction de ma vie, des pulsions de mort, en quelque sorte. Peut-être que cela fait partie de l’expérience queer, ou peut-être que cela fait partie de l’expérience humaine. Et donc je me sens très proche de Claire dans ces choix qui sont motivés par un désir de connaître ce qui est inconnaissable, de vivre quelque chose qui dépasse son quotidien et qui menace de détruire totalement sa vie. Mais elle est prête à prendre ce risque, à connaître et à vivre quelque chose de plus grand qu’elle. Je ne pense pas qu’elle se voit comme une victime, et quand j’ai moi-même fait péter des relations ou cherché à vivre des expériences qui, je le savais, pourraient tout faire exploser, je ne me voyais pas non plus comme une victime. Je me voyais comme quelqu’un en quête, en recherche. Alice McDermott : Les deux femmes dans le livre qui sont des années 50 et 60, au lieu de se réjouir de leur statut de victimes et de leur impuissance face à ce que la société leur imposait à ce moment et dans cet endroit là, elles ont profité plutôt de ce qu’elles voyaient comme les forces et les avantages d’être l’épouse d’un cadre à Saïgon en 1963. Elles se sont emparées de ce qu’on leur permettait de faire pour tenter de faire le bien. L’une des premières choses que Charlene dit à propos d’elle-même est : “Je veux faire le bien, mais cela demande de l’argent.” Elle parvient à réaliser ces deux choses grâce à son statut de femme blonde, charmante, épouse de cadre. Ayana Mathis : Il y a deux lieux principaux dans ce livre. L’un est une petite ville fictive en Alabama – une ville noire indépendante – et l’autre est Philadelphie, dans une secte super-politisée. Les deux personnages féminins de ce livre s’intéressent à quelque chose de très particulier. Elles sont intéressées par le fait d’appartenir, de s’aimer les unes les autres, mais elles veulent aussi être libres. Et la liberté n’est pas vraiment un choix que la plupart d’entre nous font. Je ne sais même pas si je peux la choisir, finalement. La liberté a un prix : il faut faire beaucoup de choix, il n’y a pas de sécurité, pas de filet de sécurité si vous décidez de faire les choses de Vous pouvez regarder la conversation en entier, en français et en anglais, ici. Ayana Mathis est l’autrice des Égarés, publié par Gallmeister et traduit par François Happe. À propos de nousImpact est une newsletter hebdomadaire dédiée aux droits des femmes et des minorités de genre dans le monde entier. Vous aimez la newsletter ? Pensez à faire un don. Votre soutien nous permettra de financer cette newsletter et de lancer des nouveaux projets.
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