L’argent est-il sexiste ? Tatiana Jama est une serial entrepreneuse, elle est cofondatrice de l’association SISTA qui publie régulièrement des données sur l’entrepreneuriat des femmes et fondatrice de SISTAFUND – fonds d’investissement et membre du Conseil national du numérique. Elle publie son premier livre, L’Entrepreneuriat, un nouveau féminisme, aux Éditions de l’Observatoire. Si l’entretien vous plaît, vous pouvez tenter de gagner son livre en répondant à cet email – pas de mot particulier à mettre. Vous pouvez le lire ici aussi – https://lesglorieuses.fr/largent-est-il-sexiste/ Belle semaine, Rebecca *** Rebecca Amsellem Les femmes entrepreneuses existent – « En 2021 en France, 41 % des créateurs d’entreprises individuelles sont des femmes. Et 30 % des entrepreneurs sont des femmes, alors qu’elles représentent 48,5 % de la population active (Bureau international du travail) ». Pourtant, leur rémunération est d’environ 20 % plus faible pour les travailleuses indépendantes – plus encore que pour le salariat. Que peut-on faire pour réduire cet écart de rémunération ? Tatiana Jama Il faut arrêter la guerre des sentiments, le souk d’opinions et créer de la data. Nous avons réalisé un benchmark des fondateurs et fondatrices d’entreprises avec l’association The Galion Project qu’il est possible de présenter à ses investisseurs par exemple. Ce comparatif met en lumière les salaires moyens des fondatrices et fondateurs en fonction de l’argent levé auprès de fonds. Ce comparatif est un argument pour refuser de couper son salaire – ce qu’on nous a déjà demandé avec mon associée alors que nous avions chacune des enfants à charge… Je ne pense pas qu’on demande ça à deux hommes qui ont des enfants. Ça ne viendrait pas forcément à l’esprit. Ensuite, il faut en parler. À mes débuts, je m’entendais dire « Il faut souffrir pour être entrepreneure, donc tu souffres”. » Aujourd’hui, je refuse et je conseille aux entrepreneures d’en parler. La prise de risque est telle que si, en plus, on n’arrive pas à dormir parce que financièrement on ne s’en sort pas, on est sûr que son entreprise va planter. C’est la double peine. Enfin, il faut le rappeler, les entrepreneuses peuvent aussi souscrire à des assurances chômage. Rebecca Amsellem Les entreprises les plus mixtes enregistrent des recettes supérieures à la moyenne, « les marges de résultat – avant intérêts et impôts – étaient supérieures de neuf points à celles des entreprises dont l’équipe de direction présentait une diversité inférieure à la moyenne ». Vous racontez votre engagement avec l’organisation SISTA – l’association et SISTA Fund, le fonds d’investissement. Vous faites de la sensibilisation auprès d’autres fonds – où vous notez qu’il existe moins de femmes, qu’il y a d’hommes appelés John – pour décoller du 5 % d’investissement dans des entreprises créées en partie par des femmes, et vous investissez vous-même, quel conseil donnez-vous à une entrepreneuse qui souhaite développer son entreprise ? Tatiana Jama La levée de fonds n’est pas indispensable pour développer son entreprise. Si on a une très petite entreprise avec un potentiel de rentabilité à horizon deux, trois ans, il n’y a aucune raison de lever les fonds. Il ne faut pas se planter d’univers : j’ai eu des entreprises où j’étais convaincue que j’étais une start-up alors que pas du tout. J’ai perdu beaucoup de temps parce que je voulais tellement être une start-up. Le monde des start-up est un tout petit monde dans le monde de l’entrepreneuriat en général. Tatiana Jama, crédits Alexandre Guirkinger Rebecca Amsellem Ces inégalités économiques ont des conséquences politiques et sociales. Vous écrivez justement : « L’absence de diversité des dirigeants favorise la création d’innovations qui privilégient les intérêts de certains, essentiellement les personnes déjà privilégiées, creusant ainsi les inégalités. Certaines vont jusqu’à favoriser la désinformation, la polarisation et la manipulation des opinions. À titre d’exemple, on voit bien que certaines des principales innovations technologiques des dernières années, telles qu’Amazon, WhatsApp ou TikTok, qui ne sont dirigées que par des hommes, ont un impact sociétal compliqué sur nos démocraties. » Comment faire pour endiguer les conséquences de ces technologies, qui mettent à mal notre société tant en termes de cohésion sociale, que politique ? Avec le féminisme ? Tatiana Jama Certainement grâce à la diversité. Gilles Babinet, que j’aime beaucoup, a alerté depuis de nombreuses années sur le risque de chute des démocraties à cause des plateformes. C’est un sujet que je trouve absolument passionnant et qui est sous-traité parce que, pendant longtemps, on ne l’a pas pris au sérieux. Quand aujourd’hui, on se retrouve avec des TikTok qui élèvent des générations Rebecca Amsellem Sheryl Sandberg a été quand même COO de Facebook pendant de nombreuses années. Cela n’a pas empêché Facebook / Meta d’être ce que c’est aujourd’hui. Tatiana Jama Est-ce que sa présence a permis d’aller « moins vite » à la catastrophe comme un TikTok, peut-être ? Aujourd’hui, Meta est un univers où les investisseurs, les équipes dirigeantes, sont diversifiées, cela a forcément des conséquences. En revanche, sa présence a eu un effet vertueux parmi les entreprises. Les GAFA créent des mafias, on appelle ça des mafias d’entrepreneurs, c’est-à-dire que les anciens employés deviennent des entrepreneurs financés par les mêmes investisseurs, il y a la mafia Meta, la mafia Paypal – les cool kids… À la base, c’est bien. C’est-à-dire que des salariés sont inspirés et ensuite créent leur entreprise, c’est formidable. En revanche, cela pousse l’entre-soi à son paroxysme. Pour ce qui est d’endiguer les conséquences désastreuses de ces technologies, j’espère que les gens vont à terme se désintéresser. Rebecca Amsellem Vous dites, « L’entrepreneuriat, c’est souvent 99 % de non pour 1 % de oui, et encore bien moins pour les femmes » – les femmes s’entendent-elles dire « non » plus souvent ? Tatiana Jama C’est intéressant comme question et terriblement optimiste (rires). Quand on travaille en entreprise, on est moins habitué à ce qu’on nous dise non, encore moins toute la journée. Quand on entreprend, c’est notre quotidien.Je dis souvent : pour augmenter son taux de réussite, il faut doubler son taux d’échec. Typiquement, pour ma première levée de fonds, j’ai eu 99 % de non et 1 % de oui. Je réussis maintenant à dépasser le « non » en me disant que c’est un passage obligé et à ne pas le prendre personnellement. Est-ce que les femmes s’en prennent plus ? Je pense que oui, vu les chiffres. Rebecca Amsellem Vous racontez cette anecdote – à vos débuts d’entrepreneuse, vous mettiez en copie des faux emails pour faire croire qu’on avait un associé homme – ça a changé quoi ? Tatiana Jama C’était une évidence, je ne voyais pas le problème de faire un faux email. Je faisais tout le temps des trucs en mode « survie », j’avais plein d’avatars sur Caramail puis Gmail. Ce qui est drôle, c’est qu’aujourd’hui, j’ai un assistant virtuel – Stevan, il est à Malte – grâce à une Rebecca Amsellem Vous mentionnez la notion « présomption du manque d’ambition des femmes » de la part d’interlocuteurs hommes. Vous écrivez : « Le prétendu manque d’ambition des femmes est une construction historique, le produit systémique de la domination masculine. » Comment pallier cette présomption ? En étant mille fois plus ambitieuse que les hommes ? Tatiana Jama En parler, répéter « Non, il n’y a pas de manque d’ambition des entrepreneures. Il y a une présomption de manque d’ambition, ça n’a rien à voir ». Les constructions sociales font que les gens pensent que les entrepreneures manquent d’ambition, mais pas du tout. Elles ne manquent pas d’ambition, elles ont une ambition qui est forte, qui est plurielle et qui s’exprime aussi différemment. J’ai beaucoup fait le « fake it until you make it » et j’en reviens car je ne suis pas sûre que ce soit viable. En revanche, arriver à comprendre les questions posées, qui vont être différentes des questions posées à un homme parce qu’on va considérer que l’homme est ambitieux est fondamental. Avec Sista, on aide les femmes à lever des fonds et à la fin, elles lèvent plus que si elles avaient levé seules. Encore une fois, c’est un jeu de théâtre qu’il faut comprendre. Rebecca Amsellem Vous parlez de la « sororité » comme mécanisme de réussite pour l’entrepreneuriat des femmes. Vous dites : « Grâce aux femmes qui font de la sororité une réalité, un mécanisme de courte échelle se met en place. Ces maillons de bienveillance ont été décisifs dans ma vie. Dans la cour d’école, des amies plus âgées que moi m’ont défendue et ont ainsi protégé ma liberté et nourri ma confiance. Plus tard, des femmes m’ont financée ; d’autres ont acheté mes produits ; d’autres encore ont travaillé avec moi. » Que peut-on faire au quotidien pour soutenir l’entrepreneuriat des femmes et participer ainsi à ce mécanisme de « sororité » ? Tatiana Jama Il y a cette croyance que dans le monde de l’entreprise que les femmes ne sont pas très sympas entre elles – ce serait lié au fait qu’il y a si peu de postes de direction que la compétition entre elles serait dévastatrice. Dans le monde de l’entrepreneuriat, la sororité est là – cela me fait penser à cette citation de Ruth Bader Ginsburg, qui dit en substance que je suis là grâce à toutes celles qui m’ont précédées. Dans la même veine, je pense à cette merveilleuse initiative de l’équipe Hillary Clinton, « Shine », des clubs de confiance mutuelle. L’idée était de créer un momentum autour d’une personne qui en avait besoin. Par exemple, si Rebecca a besoin de lever des fonds pour son entreprise, on demande à un groupe de personnes influentes de répéter à l’envi que Rebecca est une personne formidable et d’énumérer toutes les choses qu’elle a faites – dans les dîners, dans les rendez-vous pro, en interview, etc. Autre exemple, on peut se donner des petites « règles de vie » comme systématiquement parler de deux entrepreneures à chaque fois qu’on fait une interview ou de deux initiatives pour la démocratie. Rebecca Amsellem Que peut-on faire pour que l’argent public finance davantage l’égalité économique entre les femmes et les hommes ? Tatiana Jama L’éga-conditionnalité, à savoir conditionner l’accès aux subventions publiques, aux marchés publics, au respect de l’égalité. Je suis une grande avocate de ce principe. Rebecca Amsellem À quoi ressemble un système capitaliste plus féministe ? Tatiana Jama je l’appelle un capitalisme responsable, engagé, en prenant en compte justement les parties prenantes, en remettant l’égalité au cœur de l’économie. Rebecca Amsellem À quoi ressemble votre utopie féministe ? Quel serait votre détail ? Tatiana Jama Cela me fait penser au merveilleux film Jacky au Royaume des femmes cette question. Je dirais une forme de paisibilité dans les échanges – une forme d’énergie positive autour d’une compréhension évidente des enjeux égalitaires de demain, sans chape de plomb, sans condescendance. Des choses que je recommande Il reste encore demain // Plus de 6,100 bénéficiaires dans les collèges et lycées à date, objectif 15,000 d’ici fin juin ! Plus d’info dans le CP ici/ « Lorsque l’art et plus particulièrement le cinéma devient un outil pédagogique, cela donne de belles idées. » Première publie un article sur l’opération Il reste encore demain. « Notion totalement absente de notre droit, il s’agit de commencer par codifier la violence économique pour mieux la pénaliser. Il est indispensable de sensibiliser, de former et de responsabiliser les employeurs et les différents acteurs financiers (banque, notariat, commissaires de justice) pour mieux prévenir et accompagner les victimes ». La violence économique à l’égard des femmes est un angle mort de nos politiques publiques, tribune publiée dans Le Monde. « Rebecca Amsellem (coucou, c’est moi !), une glorieuse en quête d’égalité et de sororité ». Marie Eloy m’a invitée à partager mes doutes et mes aspirations au micro de « Elles ont osé », son podcast produit par Les Echos. Les Glorieuses est partenaire du documentaire L COMME LESBIENNE, le nouveau long-métrage écrit et réalisé par Ève Simonet, une création originale on.suzane. Il s’agit d’un documentaire sur l’expérience sociale lesbienne aujourd’hui en France, avec une analyse de l’impact de socialisation primaire hétéronormée et un focus plus comtemporain sur les enjeux actuels (discrimination, communauté, faire famille…), le tout avec des témoignages de femmes de tous horizons et d’expertes de la question. On peut le voir ici : https://on-suzane.com/programs/collection-ajh1jvp31ds Rencontres Georgette Sand les 24 et 25 mai 2024 à Richelieu (Indre-et-Loire), elles auront pour thème « Le Corps ». Georgette Sand qui part du principe qu’on ne devrait pas devoir s’appeler George pour être prise au sérieux, veut créer des lieux d’échanges et de rencontres en milieux rurales, en dehors des grandes métropoles. Le programme complet. Et parce qu’on n’est pas là pour déprimer – Depuis quelques jours, cette question circule sur les réseaux sociaux américains. Le contexte est le suivant : imaginez-vous seule et sans arme dans la forêt. « Préférez-vous rencontrer un ours ou un homme ? » Toutes les femmes *** Si vous avez des suggestions de livres, d’articles, de séries, de films à mettre ici, envoyez-moi les par retour d’email. MERCI ***
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