“J’avais cette curiosité par rapport au silence, de chercher à l’interroger, à en faire une typologie et de voir s’il y avait autant de qualité du silence qu’il y avait de qualité de son.” Cette semaine, Laurence Joseph, psychanalyste et psychologue clinicienne, nous parle des silences – territoire qui recèle une infinité de nuances et de significations. Dans son ouvrage qui vient de paraître, Nos silences – apprendre à les écouter (Autrement, un département des éditions Flammarion), elle interroge le rôle du silence. Est-il un refuge ou une contrainte ? Une forme de résistance ou un marqueur d’oppression ? Si l’entretien vous plaît et que vous souhaitez gagner le livre, vous pouvez tenter d’être la chanceuse ou le chanceux en répondant à cet email avec le nom d’un chanson qui vous fait danser le matin quand il pleut dehors. ![]() Crédits photo Jean-Philippe Balter (c) Editions Flammarion Rebecca Amsellem Vous commencez par poser une question : « Quel rôle le silence occupe-t-il dans nos vies ? » Pour certains, vous dites, c’est un trésor (on pense aux misophones et au fait que le silence est en train de devenir un marché du luxe), pour d’autres au contraire c’est un enfer. Et pour beaucoup, c’est l’un et l’autre. Pourquoi le silence n’est-il pas le contraire de la parole mais une condition ? Laurence Joseph Votre question est extrêmement contemporaine. Avant l’ère de la technique, le silence faisait partie de nos journées parce qu’on vivait beaucoup plus au rythme de la nature, au rythme des saisons. D’ailleurs, on voit que l’une des muses du silence, Angerona, fonctionne avec l’existence de l’hiver et du raccourcissement des jours. Le silence aussi peut faire partie du tempo du corps et ce tempo du corps aujourd’hui est extrêmement ignoré. “L’auteur nous prépare à cet advenu-là grâce au silence.” Rebecca Amsellem Vous avez dit il y a quelques jours sur France Culture, « Parfois on choisit le silence au bavardage : les taiseux sont des adorateurs du langage. Quand est-ce qu’il vont offrir ce mot ? Il ne faut pas croire que le texte intérieur des taiseux est faible ». Effectivement, il y a aussi une réaction, aujourd’hui, à un bruit permanent qui semble plus vide que le silence. Le silence peut-il être une réaction politique à ces bruits vides de sens ? Laurence Joseph On connaît tous des taiseux, soit dans notre famille, soit des amis. Quand ils disent un mot, j’ai toujours le sentiment qu’ils l’ont choisi, qu’ils l’ont élu presque parmi toute une palette d’autres mots et surtout contre le bavardage. Et finalement, quand un taiseux donne ce mot, je crois qu’il donne également l’importance de chaque mot. Souvent, en littérature, c’est après un temps de silence qu’il va y avoir une action particulière ou un mot particulier ou un regard particulier. L’auteur nous prépare à cet advenu-là grâce au silence. ![]() Collage par mes soins. “J’avais cette curiosité par rapport au silence, de chercher à l’interroger, à en faire une typologie et de voir s’il y avait autant de qualité du silence qu’il y avait de qualité de son.” Rebecca Amsellem Nous l’avons évoqué, il existe une multitude de silences – les silences choisis et les silences contraints, les honteux et les joyeux. Vous écrivez : « Avons-nous aussi autant de modalités de silence que de modalités de paroles ? Y a-t-il une carte inversée de nos dialogues en soupirs, pauses, demi-pauses ? Le silence de la colère, de la dévastation, de l’ironie, du désir, de la tendresse, du regret, du rejet. » Cette phrase ressemble à une partition : l’avez-vous pensé ainsi ? Laurence Joseph Quand j’ai pensé cette phrase, j’écrivais l’introduction, j’étais alors extrêmement attentive à toutes les places du silence. Je me suis convaincue que la manière dont on pose nos silences est celle dont on va poser nos mots et dont on va s’approcher de l’autre. Je me suis également convaincue que, parfois, on peut s’approcher de l’autre très silencieusement, et cela ne veut pas dire qu’on ne le désire pas. Et cela va à l’inverse de toutes les théories du ghosting ou du fait qu’on va croire que silence = mort, silence = abandon, silence = désertion. J’avais cette curiosité par rapport au silence, de chercher à l’interroger, à en faire une typologie et de voir s’il y avait autant de qualité du silence qu’il y avait de qualité de Rebecca Amsellem Il y a le silence contraint et le silence choisi. Dans le silence choisi, il y a la honte – taire ce qu’il nous est arrivé, il y aussi la volonté de ne pas faire en sorte que quelque chose ne devienne une identité. Dans votre réflexion sur les silences choisis et contraints, comment voyez-vous la frontière entre silence comme acte de protection, et silence comme forme d’autocensure ou de dissimulation ? Laurence Joseph Le silence, lorsqu’il vise à se protéger, suppose une vulnérabilité que l’on n’est pas encore en mesure de surmonter. L’autocensure, en revanche, relève davantage d’une retenue liée à la honte ou à la pudeur, à ce que les Grecs appelaient l’αἰδώς (aïdós). Zeus, après Prométhée, affirme que le feu et les arts ne vont pas suffire à l’humanité : il faut également ajouter la justice et la pudeur – ou la honte, selon les traductions. Ainsi, la pudeur est considérée comme une vertu politique, un visage du silence. Elle signifie qu’à travers ma retenue, je choisis de ne pas pulvériser l’autre. Mais dans certains cas, l’« autre », c’est aussi soi-même. Rebecca Amsellem Lorsqu’il y a silence contraint, il y a toute une vie intérieure, consciente ou non, qui continue. Vous évoquez Pontalis et deux ouvrages qu’il cite sur les rêves. L’un d’entre eux a particulièrement retenu mon attention car j’en avais découvert l’existence quelques jours plus tôt, il s’agit du livre de Charlotte Beradt, Rêver sous le IIIe Reich. Interdite d’exercer en 1933 en raison de son origine juive, elle a commencé à collecter les rêves de ses proches. Ces « journaux de la nuit », rédigés en code et dissimulés au dos de livres, ont été exfiltrés clandestinement du pays. Ils ont ensuite été réunis sous le titre Le Troisième Reich des rêves, offrant un témoignage unique de l’oppression de l’époque. Plus récemment, Dreams of These Times est une initiative d’Ari Fertig qui recueille les rêves perturbants liés au climat politique actuel aux États-Unis. Ce projet vise à créer une collection de rêves reflétant les inquiétudes face à la montée de l’autoritarisme. Comment ces deux projets reflètent-ils une réaction, un cri au silence imposé ou intériorisé ? Laurence Joseph La question du cri s’est vite posée en opposition au silence – et non pas celle de la parole. Cette question du cri intérieur se retrouve dans l’espace des rêves, comme si l’intérieur et l’extérieur étaient opposés et que le dernier théâtre qui nous reste quand on ne peut pas crier est le théâtre intime (et donc le théâtre intérieur et notre inconscience). Ce livre de Charlotte Beradt, Le Troisième Reich des rêves, est un livre Rebecca Amsellem Est-ce qu’elle a réussi à « infuser les âmes », elle ? [Il s’agit de mots écrits dans la dernière entrée de Virginia Woolf dans son journal intime, cité dans Nos silences]. Laurence Joseph Elle a réussi à infuser les âmes sans savoir ce qui allait se passer. Et on entend, vous verrez quand vous lirez le livre, au fur et à mesure, la terreur, c’est-à-dire que ces rêves sont quasiment des nouvelles de Kafka. Je pense beaucoup à ce que vivent en ce moment les citoyens américains qui doivent se demander si cette démocratie est en train de filer entre leurs mains. Freud dit qu’on peut être en deuil de quelqu’un, d’un amoureux, de quelqu’un qui est mort, mais on peut être aussi en deuil de sa patrie ou d’un idéal. Je me dis qu’il doit y avoir en ce moment un état de deuil pour beaucoup d’Américains, et ces rêves vont certainement montrer cela. Pour revenir au livre, Pontalis, en prenant les rêves concentrationnaires de Jean Cayrol, explique, un peu comme Robert Antelme avec l’espèce humaine, à quel point, les rêves et les mots deviennent des boussoles qui les gardent en vie et les couleurs qu’ils arrivent à faire revivre dans leurs rêves étaient leur cri de survie. On voit comment le cri, comme le silence, est intériorisé et pris par chacun pour être l’ultime signature d’un moment. ![]() Ma voix intérieure peut s’éteindre, mais la source de ma souffrance, elle, continue à bouillir Rebecca Amsellem Vous écrivez « La voix extérieure peut disparaître (quand l’autre a disparu) mais la voix intérieure peut, elle aussi, s’éteindre. » Récemment, en 2022, le verbe « silencier » a fait son entrée dans le dictionnaire. « La silenciation est la marque d’une emprise, d’une mise en danger qui empêche de prendre la parole. » Ce terme m’évoque les mots d’Alice Miller dans Le Drame de l’enfant doué dans lequel elle explique en substance que la voix intérieure s’éteint lorsque l’enfant comprend que l’expression de ses émotions risque de compromettre l’affection et l’approbation de ses parents, ce qui l’a poussée à les réprimer. « Un enfant, écrit-elle, apprend très tôt à reconnaître ce que l’on attend de lui et à s’adapter en conséquence, au prix de l’authenticité de ses propres sentiments. » Elle termine par ajouter que le processus de guérison est, en somme, une manière d’apprendre à réécouter sa voix intérieure, ou/et de faire en sorte qu’elle rompe avec le silence. « La vérité que nous avons refoulée ne disparaît pas. Elle attend d’être reconnue pour que nous puissions redevenir nous-mêmes. » Laurence Joseph C’est la conviction de la CIIVISE [la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants]. Le juge Durand a posé le premier cadre d’écoute, indispensable pour la sortie du silence : « Je te crois. » Dans le livre, je me réfère à un passage de Ferenczi qui explique parfaitement les mots d’Alice Miller : on va partir du principe qu’un enfant oublie, « katonadolog », qui signifie « Non, ne Rebecca Amsellem Dans votre réflexion sur le silence, vous êtes accompagnée de muses, Angerona, la muse du silence choisi, Tacita et Philomèle, le silence contraint, le silence des victimes. Vous vous interrogez aussi sur le fait que leurs récits ne sont pas enseignés au même titre que ceux qu’on connaît tous, comme les Fables de La Fontaine ou d’autres épisodes de la mythologie. Pourquoi dit-on l’expression « le talon d’Achille » et non « la langue de Tacita » ? Pourquoi, en somme, une relecture des silences est-elle l’occasion de proposer de nouveaux récits ? Laurence Joseph Ce point est au carrefour de mes intérêts qui sont aussi contemporains et par rapport à la mutation actuelle du récit. Pourquoi moi, à l’école, dans les années quatre-vingt, on ne m’a jamais appris la langue de Tacita, mais on m’a juste appris la faiblesse d’un homme, le talon d’Achille, le pauvre. Il n’avait pas mis sa sandale au bon endroit – mais est-ce vraiment un récit fondateur ? Autant la loi du plus fort, on nous l’enseigne très tôt, peut-être pour nous préparer. Autant pourquoi il n’y a aucune légende dès l’enfance qui est apprise aux petites filles ? A ce sujet, Jennifer Tamas qui travaille sur les contes de fées. Pourtant, pourquoi ces récits ne nous sont-ils pas transmis dès le plus jeune âge ? On oublie que, pour un enfant, toute expérience est anomique. Le lien social, la curiosité, tout cela s’acquiert tardivement. Avant même de comprendre ce qu’est l’universalité, un enfant doit être invité chez quelqu’un pour appréhender ce qu’est une autre maison. Si l’éducation ne lui offre pas de récits puissants dès le départ, sa vision du monde ne peut ni évoluer ni s’enrichir. J’espère que ces muses seront enfin transmises, afin que filles et garçons comprennent que la vulnérabilité existe. “À l’échelle de l’humanité, #Metoo est extraordinaire de par son opérationnalité, c’était du tonnerre.” Rebecca Amsellem Vous écrivez : « La langue des femmes peut à l’intérieur des silences imposés créer une langue puissante, habile, furtive : le bouclier abritant l’arme. » Vous citez celles qui ont réalisé leur propre tapisserie – Christine Angot, Judith Godrèche, Charlotte Pudlowski… Vous écrivez qu’elles incarnent la « possibilité du récit », « la fin de l’incommunicabilité », ce sont celles qui transforment l’indicible et « surtout l’inaudible », qui « déjouent le silence imposé” et qui permettent que « ces histoires deviennent nos histoires». Sur France Culture, il y a quelques jours vous avez prononcé cette phrase sublime – « Il faut tout un monde pour que le silence puisse exister et qu’il faut tout un autre monde pour le briser ce silence ». Comment fait-on pour créer ce monde quand le silence est une norme ? Comment un silence devient-il notre histoire ? Laurence Joseph J’ai travaillé sur le hashtag #metoo et me suis demandée pourquoi ce hashtag a fonctionné à ce moment-là et pas avant. Pourquoi #MeToo précisément ? Qu’a-t-il déclenché psychiquement pour que ce mouvement prenne une telle ampleur ? Et puis j’ai réalisé une chose : #MeToo n’est ni un mot, ni un chiffre, mais un symbole. Un signe qui, au lieu de nous singulariser, commence par nous désindividualiser. Dire « #MeToo », c’est dire « je suis une victime », mais d’une manière qui efface le nom propre. Le hashtag agit comme un bouclier collectif : je ne suis ni Rebecca ni Laurence, je suis un hashtag. Et #MeToo, c’est « moi aussi », mais ce n’est toujours pas mon prénom.C’était sans doute essentiel pour ces femmes de ne pas dire leur prénom, de commencer par un « moi aussi » qui marque d’abord la trace du lien, l’ébauche d’une sororité. Mais au fond, je crois que c’est une ruse, une intelligence collective. Un peu comme le cheval de Troie : nous sommes toutes entrées dans le hashtag, ensemble, en tant que femmes. Et c’est cela qui nous a permis d’exister. Parce que nous nous sommes collées les unes aux autres à travers ce signe, nous avons pu effacer, momentanément, nos histoires singulières – et c’est précisément ce qui nous a permis de sortir du silence. En cela, #MeToo a inventé une nouvelle langue. Un langage commun qui a permis une prise de parole quasi synchrone face au monde du silence. Je pense qu’il y avait une urgence à pousser ce cri, et comme les cris singuliers ne marchaient pas, il y a des mécanismes inédits qui se sont mis en place. À l’échelle de l’humanité, #Metoo est extraordinaire de par son opérationnalité, c’était du tonnerre. Rebecca Amsellem La dernière question, c’est la question des utopies. Imaginons que vous vous réveillez un jour et un détail dans ce que vous ressentez, dans une séance avec un patient, dehors, vous permet de comprendre qu’on vit dans une société profondément égalitaire, utopique. Pour vous, c’est quoi ce détail ? Laurence Joseph Que les femmes regardent droit devant elles.
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