28 mars 2022 Le choix cornélien : les femmes ukrainiennes racontent la guerre par Sara Cincurova Avant de fuir sa ville en Ukraine, Svitlana Tkachenko raconte qu’elle a appris à sa mère à descendre rapidement une échelle : « pour qu’elle puisse se rendre au sous-sol au moment des frappes aériennes ». C’est dans la nuit du 27 février qu’elle a décidé de partir. Les combats entre les forces ukrainiennes et russes se déroulaient tout autour de Kyiv, à seulement 50 kilomètres de sa maison à Bila Tserkva, pendant que les frappes aériennes pleuvaient. La guerre qui avait éclaté quelques jours auparavant avait déjà tué des dizaines de civils. « Lorsque j’ai décidé de fuir, mon père m’a dit : “Je suis vieux, mais tu es jeune. Je peux mourir ici, mais tu as la vie devant toi : tu te marieras, tu auras des enfants. Je ne survivrai pas, mais tu dois fuir pour ne pas perdre ta vie” », a-t-elle déclaré. Lorsqu’elle est partie, sa mère ne pouvait s’arrêter de pleurer. Plus de 3,6 millions de réfugié·e·s ukrainien·ne·s – en majorité des femmes et des enfants – ont fui vers les pays voisins depuis le début de la guerre, et d’autres sont resté·e·s déplacé·e·s à l’intérieur du pays. Les hommes âgés de 18 à 60 ans n’ont pas le droit de quitter le pays, ce qui signifie que plusieurs femmes qui fuient doivent le faire seules. Elles sont confrontées aux choix impossibles imposés par la logique implacable de la guerre. Je me trouvais dans l’est de l’Ukraine lorsque les hostilités ont éclaté dans la nuit du 24 février. Je prenais un train de nuit de Kyiv à Kramatorsk, en route pour un voyage de presse. Vers 5 heures du matin, la nouvelle s’est répandue parmi les passage·re·s que des combats se déroulaient dans tout l’est de l’Ukraine. Après avoir entendu la nouvelle, les gens se sont précipités hors du train à la première station possible, essayant désespérément d’éviter de se diriger plus à l’est vers les combats. Mais Nastya, une étudiante en économie de 18 ans à l’Université nationale de Kyiv, a décidé de rester dans le train pour Kramatorsk, sachant que sa ville était frappée par des obus. Kramatorsk se trouve dans la région de Donetsk, au cœur du conflit entre l’Ukraine et les séparatistes soutenus par Moscou depuis 2014. « Je veux passer la guerre avec ma famille », m’a-t-elle dit. « C’est la seule chose qui m’importe. » Je n’ai jamais su si Nastya était arrivée saine et sauve, ni ce qui lui est arrivé depuis. Je suis finalement arrivée à Kharkiv par un petit train régional en provenance de Lozova. La ville était en état de panique, de nombreuses personnes faisant la queue pour acheter des billets de train pour Kyiv alors que des explosions retentissaient et que les chars encerclaient la ville. Un massacre était en train d’éclater, et j’ai décidé de quitter le pays avec des milliers de personnes désespérées. En quittant l’Ukraine pour la Slovaquie, j’ai interviewé des femmes qui se sont retrouvées bloquées à ses frontières occidentales. Beaucoup de ces femmes m’ont dit que la partie la plus difficile pour les réfugiées était le moment où elles ont dû décider si elles devaient fuir – partir pour un voyage qui mettait leur vie en danger, seules ou avec de jeunes enfants, laissant derrière elles les membres masculins de leur famille – ou rester dans une zone de guerre. Début mars, j’ai rencontré Irina, 39 ans. Irina, qui vit dans une ville proche de la frontière slovaque, m’a parlé du dilemme auquel elle était confrontée : « Je peux soit quitter le pays avec mes deux enfants, sachant que je dois laisser mon mari là-bas – et sachant aussi que mes enfants ne reverront peut-être jamais leur père. Ou bien je peux rester en Ukraine occidentale et exposer mes enfants à la guerre, à la pauvreté et à un quotidien sans abri », a-t-elle déclaré. Irina a dit que faire ce choix équivalait à une « torture psychologique ». Nastya, Svitlana et Irina présentent une image typique des femmes en Ukraine ces temps-ci : seules, dans une position vulnérable, confrontées à des décisions impossibles et essayant de trouver un endroit sûr. Svitlana, qui est maintenant arrivée à Prague, m’a dit qu’elle n’avait pas peur pour sa propre sécurité en fuyant, mais plutôt pour la sécurité des gens qui restaient. Mais son voyage a également été dangereux. Svitlana a quitté le pays dans la voiture d’un cousin, qui l’a laissée à la frontière polonaise. Les organisations humanitaires ont mis en garde contre le risque de violence et de trafic sexuel aux frontières de l’Ukraine. Un homme a été arrêté en Pologne, soupçonné d’avoir violé une réfugiée de 19 ans qu’il avait attirée avec des propositions d’hébergement, a rapporté AP. Un autre a été entendu promettant du travail et une chambre à une jeune fille de 16 ans avant que les autorités n’interviennent. Svitlana a réussi à trouver un chauffeur qui l’a emmenée à Varsovie, où des bénévoles l’ont aidée, ainsi que d’autres réfugiées, à trouver un abri sûr pour la nuit. « Nous avons dormi dans un endroit qui ressemblait à une église », a déclaré Svitlana. « Il y avait plusieurs lits et un berceau pour bébé. Une des femmes de notre chambre s’est enfuie avec un bébé de huit mois – elle n’a pas pu laver ou nourrir le bébé correctement pendant trois jours. » En quittant l’Ukraine après un voyage difficile et fatigant, je me suis efforcée de comprendre quels sont les enjeux pour les femmes dans le pays. Comme me l’ont dit Irina et Svitlana, cette crise n’est pas seulement humanitaire, mais aussi psychologique et émotionnelle. « Il n’y a qu’une seule pensée que les réfugiées ukrainiennes ont à l’esprit en ce moment », m’a dit Svitlana. « Nous espérons que la dernière fois que nous avons serré dans nos bras nos familles restées au pays n’est pas la dernière fois que nous les verrons. » — Sara Cincurova est une journaliste indépendante spécialisée dans les droits humains. — Mythili Sampathkumar est une journaliste indépendante basée à New York. Cet édition d’Impact a été préparé par Megan Clement, Mythili Sampathkumar et Steph Williamson. Impact est produite par Gloria Media et financée par New Venture Fund Abonnez-vous à nos newsletters : Les Glorieuses / Économie / Les Petites Glo Soutenez un média féministe indépendant en rejoignant Le Club. |
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