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N’essayez pas de me faire grandir avant l’âge, Meg ; c’est déjà assez triste de vous voir changer tout à coup ; laissez-moi être une petite fille aussi longtemps que je pourrai.
Louisa May Alcott, Les Quatre Filles du Docteur March
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Des élixirs de jouvence aux relents de poison
par Lila Paulou (vous pouvez me suivre sur Twitter)
Qui, en grandissant, n’a jamais été impatient·e d’atteindre au plus vite l’âge adulte et les libertés offertes par la majorité ? On s’empresse d’imiter celles et ceux à qui on veut ressembler, en nous disant que nous comporter comme “les grands” nous fera mûrir plus vite. La version 2024 ressemble donc à des vidéos de très jeunes filles partageant leur routine skincare (comprendre soin de la peau) sur les réseaux sociaux. Plus de produits contre l’acné mais des produits anti-âge. Sur TikTok.
En juin dernier, Carson, une Américaine de 14 ans, racontait utiliser du rétinol (un actif anti-âge), en plus de pilules de vinaigre de cidre et de feuilles de papier censées bloquer les rayons UV lors de ses trajets en voiture. Elle précise avoir commencé la plupart de ces pratiques deux ans plus tôt. “J’avais beaucoup d’acné à son âge et je maintenais une routine skincare conséquente pour en venir à bout, mais la voir utiliser du rétinol deux fois par jour pour lutter contre le vieillissement dès 12 ans me brise le cœur,” commente l’utilisatrice de Twitter dont le partage de la vidéo de Carson est devenu viral.
Comment expliquer que des filles aussi jeunes s’inquiètent de vieillir ? Pour la psychologue clinicienne Maria Hejnar, cette peur irrationnelle peut être rapprochée de l’augmentation de l’anxiété dans notre société depuis la pandémie de Covid-19, notamment chez les jeunes. “Nous gardons tous une certaine anxiété plus ou moins importante en fonction des soins que nous avons reçus dans notre petite enfance,” explique-t-elle. “Pour la gérer, on la fixe sur quelque chose.”
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“Les objets sur lesquels l’anxiété se fixe dépendent beaucoup du vécu de chaque personne : on peut développer la phobie des chiens ou une phobie sociale par exemple,” poursuit-elle. Lorsque l’anxiété se fixe sur un défaut physique (souvent invisible aux yeux d’autrui) de façon irrationnelle, on parle de dysmorphophobie. “Mais l’anxiété s’accroche aussi à des sujets qui sont présents dans les médias.” La psychologue dit rencontrer beaucoup de patients angoissés par la mort omniprésente dans l’actualité depuis la pandémie, puis les guerres en Ukraine et au Moyen-Orient. “Inconsciemment, ça nous travaille. Et la vieillesse est ce qui précède la mort.”
Les normes sociétales nous pèsent à travers le papier et les écrans. Nous sommes constamment bombardées de publicités pour des produits censés être capables de corriger nos innombrables défauts : impossible d’être belles sans ces artifices. Et ces publicités touchent un public de plus en plus jeune : des préados surnommés “Sephora kids” sur les réseaux sociaux. Ce qui n’est pas sans danger : dans un article du média australien ABC, la Dr Michelle Wong signale que des actifs tel que le rétinol peuvent être trop agressifs pour les peaux des plus jeunes. Le même article rapporte que selon McKinsey, les ventes mondiales de produits cosmétiques ont engrangé près de 100 milliards de dollars entre 2020 et 2022.
Et pourtant, qu’il est facile de sombrer dans une peur panique quand sont érigés comme modèles des célébrités redoublant de retouches, filtres et soins inatteignables sans posséder un certain statut économique. Moi aussi, j’ai été horrifiée de constater que le fameux filtre vieillissant de TikTok, réputé super réaliste, me fait davantage ressembler à Baba Yaga qu’à Audrey Hepburn.
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D’ailleurs, avec cette comparaison, je tombe dans le piège d’un âgisme encore plus virulent envers les femmes. “Les signes du vieillissement ne sont pas perçus ni codés de la même façon chez les femmes et chez les hommes : les rides et les cheveux blancs font George Clooney chez les hommes, sorcière chez les femmes,” remarque Fiona Schmidt, autrice du brillant essai Vieille peau (Belfond, 2023) dans un entretien pour Madmoizelle. “Ce ne sont jamais des signes de négligence, de laisser-aller, voire de saleté. Et ce double standard du vieillissement a un impact sur l’estime de soi des femmes, bien sûr, mais aussi sur leur vie sociale, conjugale (du moins si elles sont hétéros), sexuelle, économique, donc financière…”
Maria Hejnar note que si cette peur de vieillir fonctionne sur le même mécanisme que la dysmorphophobie, il ne faut pas confondre les deux. Cette dernière se base sur le rejet d’un trait physique individuel tandis que la première est un phénomène qui touche de nombreuses jeunes filles sur les réseaux sociaux. Elle rapproche la peur de vieillir d’une “promotion de la jeunesse” dans notre société, “l’idée que quand on est vieux, on ne sert plus à rien.” Personne n’échappe à l’âgisme : pas même Meryl Streep, considérée comme l’une des meilleures actrices du monde, qui a avoué s’être vue offrir trois rôles de sorcière l’année de ses 40 ans.
Le fait que la société patriarcale essaye de contrôler les femmes au travers de leur apparence physique n’a rien de nouveau : les années 90 et 2000 ont poussé à l’extrême le culte de la maigreur, et celui-ci pourrait bien être en train de revenir. Enfin, il faut garder en tête que ces imperfections et marques de l’âge sont en fait des marques de vie. L’une des scènes les plus marquantes du Barbie de Greta Gerwig (2023) intervient quand Barbie, qui a littéralement traversé ciel et terre pour trouver dans le monde réel une solution à ses problèmes de “pensées morbides irrépressibles” et de cellulite, se retrouve assise à un arrêt de bus avec une femme âgée. Réalisant que subir le passage du temps revient finalement à témoigner de son humanité, elle s’extasie devant la beauté de sa voisine.
Le mental fitness des Petites Glo
Comme l’explique la psychologue Maria Hejnar, nos phobies proviennent d’une fixation de notre anxiété sur un objet. La dysmorphophobie va se caractériser par une “préoccupation obsédante pour un défaut corporel”. Afin de soigner cette angoisse, il est important de consulter un·e professionnel·le de santé. Le site de santé américain Healthline recommande des exercices d’ancrage physique pour se focaliser sur le moment présent et se distraire de notre sentiment d’anxiété.
On regarde : Le Château Ambulant, film d’animation d’Hayao Miyazaki (2004)
Sophie, une jeune chapelière de 18 ans qui ne se trouve ni très jolie, ni très intéressante, se fait transformer en vieille femme de 90 ans par une sorcière. C’est une fois débarrassée de ses préoccupations sur son physique et des attentes de la société que Sophie prend confiance en elle et entame une vie trépidante. Il s’agit de loin d’un de mes films préférés grâce à la magie des studios Ghibli, et je vous recommande chaudement aussi le livre original de Diana Wynne Jones.
On lit : Beauté Fatale, essai de Mona Chollet (2012)
Dans cet essai incontournable, Mona Chollet décortique les injonctions sociétales qui pèsent sur les femmes au sujet de leur apparence physique : obsession pour la minceur, normes racistes, une industrie de la beauté-mode surpuissante qui incite au consumérisme… Tout un système dont les injonctions empêchent les femmes d’exister selon leurs propres termes.
On écoute : “Destination Vieillistan”, podcast de Christine Gonzalez et Aurélie Cuttat (2023)
S’étant rendu compte qu’elles sont terrifiées par la vieillesse, le couple de journalistes Christine Gonzalez et Aurélie Cuttat partent à la rencontre d’une dizaine de seniors queer afin d’entamer un dialogue intergénérationnel. Ces entretiens aussi drôles que touchants vous donneront une nouvelle vision de ce que signifie vieillir, d’autant plus dans une société qui marginalise les seniors et les personnes queer.
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