Cette semaine, Rebecca Amsellem rencontre Leni Zumas, l’autrice d’une des meilleures dystopies, Les Heures Rouges.
Aux États-Unis, dans un monde pas si loin du nôtre, l’avortement est interdit et la PMA pour les femmes seules est sur le point de l’être aussi. Leni Zumas narre l’histoire de cinq femmes aux destins croisés qui vivent près de Salem, dans
l’Oregon.
Rebecca Amsellem – Votre roman commence par deux phrases barrées et non terminées. Pourtant, il fait partie des livres les plus déterminés et clairvoyants que je n’ai jamais lu. Dans ce roman dystopique, on suit cinq femmes dans une Amérique pas-si-éloignée de l’actuelle, où l’avortement est illégal et l’adoption seulement permis aux couples hétérosexuels. Naomi Alderman, l’autrice du livre Le Pouvoir a dit que c’était “un reflet lyrique joliment étudié de la vie des femmes”. Maggie Nelson, qui a écrit Les Argonautes a dit “drôle, mordant, poétique, politique, alarmant, inspirant, ‘Les Heures rouges’ révolutionne la fiction de
notre époque.” Inutile de dire donc que je suis très honorée d’échanger avec vous.
“Une fois, Yasmine lui demanda pourquoi les Blancs avaient cette obsession de vouloir sauver les baleines.” L’amitié de Mattie et Yasmine est, selon moi, un des aspects clés de votre livre. Cette dernière aide son amie à prendre conscience de ses privilèges de jeune femme blanche. Pourquoi avez-vous décidé de raconter cette histoire dans ce contexte dystopique ?
Leni Zumas – Quand je pensais à l’expérience de Mattie, cette jeune fille de 15 ans qui est au lycée et qui ne veut pas poursuivre sa grossesse je ne voulais pas en faire une expérience universelle. Aux États-Unis,
historiquement et même actuellement, les questions de race, de racisme, de suprématie blanche sont enracinées dans notre tissu culturel. Tout type de loi, de politique ou de structure sociale affecte les personnes différemment selon leur race. Même en terme de reproduction, les femmes noires ont un taux de mortalité post-accouchement deux fois et demi plus élevé que celui des femmes blanches. Beaucoup de femmes racisées et de femmes aux faibles revenus n’ont pas accès aux mêmes types de soins de santé, encore moins à des avortements ou contraceptives, donc je voulais trouver un moyen d’en parler dans le livre. Par ailleurs, l’Oregon est un État qui a une très mauvaise histoire, en lien avec la suprématie blanche. Dans les années 1850, les syndicats et la Constitution de l’État
disaient qu’aucune personne noire ne pouvait vivre en Oregon. Ça a d’une certaine manière continué après la Guerre Civile, après la fin de l’esclavage. Donc, l’Oregon a en quelque sorte été la base, le socle du racisme.
Si on regarde en arrière, si je devais écrire ce livre de nouveau, je ne suis pas sûre que je laisserai Yasmine autant à l’écart. J’ai fait ce choix parce que je voulais que le lecteur ou la lectrice partage l’expérience du point de vue de Mattie, le manque de son amie. Mais une fois que je l’ai terminé, une fois qu’il était publié, j’y ai pensé plus longuement et je me suis rendue compte que je regrettais un peu. Ça en fait un personnage moins visible… C’est
quelque chose qui m’est arrivé pour absolument tout ce que j’ai écrit et publié, ça m’apprend à faire mieux la prochaine fois.
Rebecca Amsellem – Peut-être que vous ne vous sentiez pas très à l’aise avec le fait de parler au nom de Yasmine ?
Leni Zumas – Peut-être que c’était inconsciemment ça. Peut-être que je ne voulais pas m’approprier une identité. Il y a de nombreuses auteur.trice.s aujourd’hui aux États-Unis, comme Claudia Rankine, qui ont
poursuivi ou même lancé une nouvelle discussion autour des écrivain.e.s blanc.he.s qui avaient vraiment besoin d’interroger leur couleur de peau. Ça se joue même au niveau technique, si vous décrivez une scène où un nouveau personnage arrive et que vous écrivez “une femme asio-américaine” mais que l’on n’écrit pas “une femme blanche est entrée dans la pièce” parce que c’est la norme, il y a un problème. Si la norme est toujours attribuée à la blancheur, alors ça induit un type de suprématie. Et franchement, en anglais aussi, même si on utilise “she” et “he”, la norme du genre anonyme est toujours le masculin.
Rebecca Amsellem – Et c’est quelque
chose qui est arrivé relativement récemment, au XVIIIe siècle, en anglais aussi. Avant ça, on utilisait des pronoms plus neutres. J’ai lu récemment que Shakespeare utilisait “them”. C’est la même chose dans d’autres langues. À un moment, le patriarcat a en quelque sorte décidé que le pronom masculin était prédominant et c’est tout.
Leni Zumas – Oui, et c’est un exemple parfait de quelque chose qui semble, en surface, peut-être neutre, objectif et qui pourtant a une histoire très particulière d’oppression. La fiction peut vraiment être un moyen de dévoiler le fonctionnement de ce système qui ne marche ni de manière simpliste, ni moraliste, mais qui est basé
sur l’expérience. À un moment, dans Les heures rouges, Mattie est arrêtée à la frontière canadienne. Sans trop en dire, elle reçoit un traitement clément parce que le policier lui dit qu’elle lui rappelle sa fille. Est-ce qu’il aurait dit ça à une jeune femme afro-américaine, latine ou asio-américaine ?
Rebecca Amsellem – J’aimerais citer un paragraphe, issu de votre roman. “Ses parents ne sont pas religieux. Leurs raisons, disent-ils, sont pragmatiques. Tant de gens veulent adopter. Pourquoi seraient-ils privés de bébés à nourrir, chérir, inonder d’amour, juste parce que d’autres femmes n’ont pas envie d’être enceintes pendant quelques mois ? Lorsque l’amendement sur l’identité de la personne est passé, son père a dit qu’il était temps que le pays reprenne ses esprits. Il n’avait rien à voir avec les dingos qui posaient des bombes dans les cliniques, et il pensait que forcer les femmes à payer les obsèques de leurs fœtus perdus lors de fausses couches était
tout de même excessif ; mais, affirmait-il, il existait ici-bas un foyer aimant prêt à accueillir chaque bébé qui venait au monde.” Il y a un lien avec un roman de Margaret Atwood, c’est le déclin de la fertilité. Le déclin de la fertilité donne des arguments aux personnes qui veulent bannir l’avortement. Est-ce que vous y aviez pensé en écrivant cela ?
Leni : C’est drôle, ça n’était pas du tout ce que j’avais en tête. Mais bien sûr, comme vous devez l’imaginer, beaucoup de gens m’ont parlé de La Servante
écarlate, que j’ai lu au lycée. Je n’ai pas écrit mon roman comme une discussion avec La Servante écarlate, mais bien sûr qu’il est en lien avec ce livre. Le paragraphe que vous venez de lire, je suis contente que vous l’ayez choisi. Il s’y passe beaucoup de choses et on y retrouve mon désir de faire une sorte de panorama. Il y a peut-être plus de points de vue pro-avortement que de points de vue anti-avortement mais certains points de vue anti-avortement viennent de personnages sympathiques, ce ne sont pas des personnages importants mais ce sont quand même les parents aimant de Mattie. C’était très important pour moi que son avortement ne soit pas un événement traumatique parce que, pour beaucoup d’entre nous, c’est quelque chose qui arrive, cela
peut-être traumatique pour quelqu’une, ça ne l’est pas pour d’autres. Je voulais vraiment refuser cette rhétorique qui dit “personne ne veut avorter parce que c’est terrible mais si vous en avez vraiment besoin, je suppose que ça devrait être légal”, parce que je crois que ça nourrit un point de vue très conservateur.
Rebecca Amsellem – C’est un des points de vue principaux, aujourd’hui, partout : un avortement DOIT être traumatique. On DOIT en être triste.
Leni Zumas – Exactement. Alors qu’il n’y a pas de ressenti universel de cette expérience. On avait cette phrase que je déteste vraiment, sur
l’avortement : “ Sûr, légal et rare”. Je ne voulais pas que Mattie panique à cause de son avortement mais je voulais qu’elle réfléchisse vraiment au fait que l’amour que ses parents ont pour elle fait partie des raisons pour lesquelles ils sont contre l’avortement. Je ne voulais pas “représenter autant les deux côtés”, mais plutôt représenter l’ambivalence humaine et l’influence que les stratégies politiques peuvent avoir sur nos vies. Le personnage de la biographe a son ambivalence parce qu’elle a ses désirs personnels mais, en tant que féministe, elle a aussi un ensemble de principes qu’elle ne veut pas oublier. Ensuite, une des raisons pour lesquelles je voulais faire figurer l’argument “ça va, tu dois juste être enceinte
pendant quelques mois, qu’est-ce qu’il y a de difficile là dedans ?”, c’est parce que je pense qu’énormément de personnes ne savent pas ou refusent de reconnaître que la grossesse présente un risque sérieux pour notre santé. Cela revient à demander à quelqu’une de risquer sa vie ou de sérieuses complications de santé.
Rebecca Amsellem – J’ai lu récemment que même si la grossesse se passait très, très bien, parfaitement même, le corps de la femme mettait deux ans et demi à se remettre totalement.
Leni Zumas – L’enterrement du fœtus après la fausse couche est une
référence à Mike Pence [l’actuel Vice-Président des Etats-Unis ndlr]. Quand il était gouverneur d’Indiana, il voulait faire passer une loi obligeant toutes les femmes qui avortent ou qui font une fausse couche à faire un enterrement du foetus. Il y avait même des conservateurs et des groupes religieux qui allaient à l’hôpital rendre visite à des femmes, après leur fausse couche ou leur avortement, pour leur proposer un enterrement. Quand j’ai commencé à écrire ce livre, en 2010, ce côté radical, conservateur me semblait être une exception mais aujourd’hui, avec la politique de Trump, c’est en train de devenir de plus en plus mainstream. C’est effrayant.
Rebecca Amsellem – Ce paragraphe
m’a rappelé une rhétorique qui dit “Toi ça va, mais ces féministes sont horribles, et puis elles sèment la pagaille.” Ce à quoi j’ai toujours envie de répondre en criant “mais non, je suis la plus radicale si vous y réfléchissez bien” ! Vous aviez peut-être cette rhétorique en tête lorsque vous avez écrit ce paragraphe.
Leni Zumas – J’ai pensé à cette rhétorique. Celle qui dit “Ok, soyons raisonnables, reprenons nos esprits”. Le mythe rationnel qui rappelle l’Histoire, celle qui a pris l’habitude de placer les femmes dans la case des hystériques, émotionnelles, des êtres irrationnels. Ce sont les hommes qui étaient logiques, qui comprenaient les choses. Bien
sûr, il y a ce fantôme là dans les lignes du père, lorsqu’il dit qu’il “était temps que le pays reprenne ses esprits”. “Ok, je ne pense pas qu’on doive bombarder les cliniques mais”. C’est très intéressant que vous ayez choisi ce passage parce que pour moi c’est, dans un sens, une rhétorique “cracheuse de feu” encore plus dangereuse : aux États-Unis, beaucoup de gens disent “je ne me considère pas comme un.e féministe mais bien sûr que je pense que… blablabla”.
Rebecca Amsellem – Parlons de Gin. C’est une sorcière auto-proclamée, une des cinq femmes que l’on suit dans le roman. Vous avez décidé de mettre en valeur les sorcières comme les femmes qui peuvent se définir comme celles qui connaissent l’anatomie féminine mieux que personne. Pensez-vous qu’il y a de nouvelles formes de persécutions pour les femmes qui revendiquent une science “à la marge” des sciences légitimées ? Parce que c’est la raison pour laquelle le mot “sorcière” a été assigné à certaines : pour faire payer ces femmes pour les connaissances qu’elles avaient.
Leni Zumas – Totalement.
C’était très important pour moi de traiter dans ce livre des lignées de connaissance, de sagesse et de pratiques, comme les pratiques de guérisseuses, qui ont toujours été considérées à la marge. Comme un vieux conte, une recette folklorique. Qui, encore une fois, a ce parallèle pernicieux avec le racisme et le colonialisme : “les Indiens et leur magie contre la vraie médecine…”. Il y a certaines choses que j’utilise pour ma santé que de nombreuses personnes considèrent comme “bidons”.
Je parle de ce parallèle entre deux types de médecine, celle qui fait qu’on donne totalement notre confiance à une autorité qui est susceptible de nous rendre malade, contre cette autre, différente et plus alternative. Vous
savez, une de mes principales inquiétudes au moment de l’écriture de ce personnage était que je ne voulais pas caricaturer la conception essentialiste qui dit que la femme est en davantage en connexion avec la nature que l’homme. À un moment, La Biographe dit “qu’est-ce que vous êtes en train de me donner ?”, pour rappeler le fait que lorsqu’un médecin nous donne de la doxycycline ou de l’amoxicilline, on ne sait pas non plus ce que c’est. Je trouvais intéressant qu’on soit suspicieux d’herbes mais pas de pilules.
Rebecca Amsellem – Est-ce que vous avez senti que vous deviez de donner votre propre version de la vérité ?
Leni Zumas – La
notion qu’aucune personne, ni aucune vie n’est qu’une seule chose, est très importante. Une personne ne peut être réduite à une simple identité, spécialement en ce qui concerne la vie des femmes. Ça me faisait penser à la manière dont un grand nombre d’entre nous héritent de ce discours sur ce qui nous rendra heureuse, ce qui aura du sens, vous savez, comme avoir des enfants. Pour certaines personnes, c’est considéré comme le plus grand accomplissement, avec le fait d’avoir un·e partenaire, se marier… Ces notions finissent par ne pas se vérifier pour beaucoup de gens. On a cette sorte de double conscience qui nous fait nous dire “mais attendez, je suis supposée faire ça mais pourquoi est-ce que ça ne me rend pas heureuse ?”. De la même manière,
il y a tellement de façons d’avoir une relation, de l’ambition, de la créativité, une amitié, de choisir d’être ou ne pas être parent… C’est tellement frustrant. Dans la littérature, historiquement, les personnages de femmes ont très peu de trajectoires. Dans les romans du XIXème siècle, soit on finissait morte, soit on finissait mariées. Elles avaient ce genre de choix. Heureusement, maintenant, il y a davantage d’options.
Rebecca Amsellem – N’était-ce pas également ce qu’il se passait dans la réalité ?
Leni Zumas – Oui. On finissait soit morte, soit mariée, soit gouvernante et on était
d’une certaine manière réduites en esclavage. Pour un personnage d’homme, il y a vraiment beaucoup plus d’options disponibles. Les garçons grandissent en le voyant et en pensant “oh, je peux faire ça !”, et il y a une femme à la maison, qui s’occupe de mes enfants, donc je serai Président. Je pense que c’était également dans mon esprit. J’ai fait l’expérience de l’infertilité, médicale, j’ai été voir des médecins… À cette époque où j’essayais de tomber enceinte et où je n’y parvenais pas, j’ai vraiment dû penser aux raisons pour lesquelles je le voulais. Est-ce que je le veux vraiment ? Qu’est-ce qui m’a amenée à avoir ce type de désirs ? Ça me fait penser aux gens qui
m’avaient dit qu’il ne fallait pas aller à l’hôpital ni avoir des soins médicaux parce que pendant des siècles, les femmes se débrouillaient sans…
Rebecca Amsellem – Ils vous ont vraiment dit ça ?
Leni Zumas – Oui, surtout en Oregon. Ils me disaient “fais-le naturellement”. Ça m’intéresse beaucoup, cette distinction du naturel contre l’artificiel. Quand je faisais des “inséminations artificielles” pour essayer de tomber enceinte, ces termes m’embrouillaient.
Rebecca Amsellem – A ce propos, il y a un mouvement grandissant au sein de la
communauté féministe qui incite les femmes de retourner au naturel. Nous avons fait d’énormes progrès en terme de médecine, pourquoi retourner au “naturel” ? C’est comme si la nature était en quelque sorte contre les femmes, elle aussi.
Leni Zumas – Elle est très intéressante, cette impulsion. Je ne sais pas si c’est le cas en France, mais aux États-Unis, je connais des gens, des étudiantes plus jeunes, des cousines, qui se marient et qui disent “c’est sûr que je vais prendre le nom de mon mari”. Je réponds : “d’accord, mais pourquoi est-ce que tu veux faire ça ?”, “et bien je suis libre de faire ce que je veux !”. Cette notion de liberté à pouvoir
faire ça me questionne. Qu’est-ce qu’elles pensent de l’histoire du mariage comme une institution économique où le corps de la femme était donné avec quelques vaches ? L’histoire est aussi dans le nom !
Rebecca Amsellem – Je parlais justement de ça avec Vivian Gornick alors que je citais un article qu’elle a écrit et publié dans The Village Voice en 1969 [l’interview arrive dans pas longtemps ;)]. Elle citait une femme qui parlait du Mouvement de Libération des Femmes (Women’s Liberation Movement) à une soirée. La femme disait “désolée, je ne me sens juste pas oppressée”. C’est exactement ce que vous mentionniez. C’est un peu le genre de femmes qui disent “je veux prendre le nom de mon mari” ou “je ne le ressens pas”. Mon sentiment à ce propos se résumerait ainsi : la conversion féministe est difficile. Lorsqu’on se rend compte que l’oppression existe, qu’elle est
omniprésente, on ne peut pas l’éviter. C’est plus facile de dire qu’on ne se sent pas opprimée, même si on est un ou une citoyen.ne de « deuxième classe ». Spécialement pour les femmes blanches parce qu’elles ne sont pas si opprimées, comparé aux femmes noires ou arabes, par exemple.
Leni Zumas – Choisir d’être complice de ce système est moins douloureux que de se confronter à la réalité de l’inconfort. Lorsque le livre est sorti, quelqu’un m’a dit “Je n’aime pas les livres qui ont une étiquette politique. Diriez-vous que votre livre est féministe ?”. J’ai répondu : “Bien sûr qu’il est féministe !”. Mais on
m’a dit “Ne pensez-vous pas que c’est une étiquette très limitée ?” Non ! C’est une lentille à travers laquelle je vois le monde. Ça mpermet de le voir avec une conscience aiguë de la manière dont le patriarcat fonctionne, et des intersections avec les autres formes d’oppression. Une fois qu’on a ressenti cela, il n’y a pas de retour en arrière.
Rebecca Amsellem – En France, le Président du syndicat des gynécologues (un homme, évidemment) a dit que les avortements étaient pour lui des homicides, qu’il ne voulait pas en faire. En fait, en France, la loi les protège, s’ils ne veulent pas en faire. Ça s’appelle la “ double clause de conscience”. Des féministes ont lancé une pétition contre cette “double clause”, parce que cela rappelle aux femmes qui veulent avorter que c’est permis, mais que ce n’est pas vraiment bien.
Leni Zumas – C’est une honte. Nous avons la même chose aux États-Unis. Pour des raisons religieuses, on peut choisir de ne pas faire certaines choses. C’est comme
cette horrible femme qui refusait de donner un certificat de mariage aux couples homosexuels, même si c’était légal. Tout ça parce qu’elle avait cette “conscience religieuse”. Mais où est-ce que cela s’arrête ? Si un·e docteur·e disait “vous savez, je ne pense pas que les musulman·e·s méritent d’être des citoyens donc je ne vais pas opérer cette femme qui vient d’arriver aux urgences”. Ça me rend dingue. Si vous pensez cela, démissionnez ! Ne soyez pas gynécologue. Si vous ne voulez pas être en contact avec des personnes homosexuelles, n’ayez pas de magasin. Cette conception de liberté au détriment de la dignité et de l’humanité d’une autre personne, c’est juste n’importe quoi. C’est
intéressant de voir que ça arrive en France. Vous savez, je ressens beaucoup de honte nationale, je suis une citoyenne américaine mais il y a beaucoup de choses horribles dans notre culture, donc j’ai tendance à penser que les États-Unis sont le pire cas de figure. Cette notion de “liberté individuelle” comme “ce qui est important”, est « appliquée », à part pour une personne homosexuelle, une femme, une personne pauvre… Donc finalement, on parle de liberté pour qui ?
Rebecca Amsellem – J’ai l’impression que si on veut vraiment faire la révolution et pas seulement lancer un mouvement, nous devons permettre aux gens d’imaginer à quoi la société ressemblerait après la révolution. On ne peut
pas leur demander de la faire sans leur dire à quoi ressemblerait le monde pour lequel on se bat. Donc vous êtes, en tant qu’écrivaine féministe, en train d’essayer de créer un nouveau monde par l’imagination. En fait, c’est votre travail (un travail incroyable), d’imaginer un monde dans lequel les hommes et les femmes sont vraiment égaux. Donc, à quoi est-ce que ce monde ressemble ? Est-ce qu’il y a de nouvelles religions ? Quelles sont les valeurs ? Comment définir les institutions ?
Leni Zumas – Ce système ne doit pas être un système de capitalisme fédéral. Un système où “tout le monde peut amasser le plus de richesse possible sans penser aux autres” n’est pas bon. On ne peut que constater
que les femmes ne sont pas au pouvoir, qu’elles manquent de choix. C’est en lien avec le capitalisme. Je pense que ce type d’isolement des gens dans ces petites cases nucléaires, dans des familles normatives autour d’un compte en banque est très cloisonnant. D’une certaine manière, cela doit exploser. Cela nécessitera beaucoup d’imagination pour trouver exactement là où on veut aller mais je suis totalement d’accord avec vous. Je pense qu’il ne faut pas arriver à l’égalité dans un système qui ne marche plus mais qu’il faut changer le système. Je rêve de quitter les États-Unis, j’aimerais aller dans un pays socialiste où il existe cet accord. D’accord pour payer davantage de taxes, si c’est pour un monde meilleur. Ce n’est certainement pas dans
les États-Unis capitalistes qu’on trouvera un monde meilleur.
Rebecca Amsellem – On parle de la France comme d’un pays socialiste quand on le compare avec les États-Unis. Mais la France n’est pas tellement mieux que les Etats-Unis : ce « monde meilleur » se fait au détriment des personnes marginalisées. Il y a beaucoup de méthodes insidieuses qui ont été utilisées par des politicien·ne·s. C’est ce que certaines personnes appellent “le féminisme light”. Les discours sont empreints du champ lexical de l’égalité, de valeurs républicaines, etc. Mais quand on s’attarde sur les actions, elles sont toujours au détriment des femmes. Par exemple, certaines mesures prises par le gouvernement se font au détriment des femmes. Ce n’est jamais dit explicitement,
évidemment, mais les femmes auront moins d’argent, moins de sécurité de l’emploi. Par exemple, concernant le congé maternité. Le gouvernement a décidé de l’étendre aux travailleuses indépendantes. Très bien. Par contre, pour les hommes, cela n’a pas bougé d’un cil ! Donc oui, sur le court terme, ce sera vu comme une mesure féministe, mais sur le long terme, rien ne changera quand on sait qu’on ne peut pas prétendre à l’égalité salariale si on ne met pas en place de congé paternité.
Leni Zumas – Oui. Et la fiction est un endroit parfait pour commencer à imaginer. Dans mes livres. Dans votre newsletter. Certaines choses sont désespérantes. Est-ce que je vais pouvoir continuer à
vivre aux États-Unis si Trump est réélu ? Je ne sais pas. D’un autre côté, quand je vois ce que certaines personnes font, écrivent et organisent… Il y a une véritable énergie populaire aux États-Unis en ce moment. Et heureusement, c’est encourageant.
… Vous l’avez compris, on ne pourrait trop vous conseiller de lire Les Heures Rouges, de Leni Zumas.
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Direction artistique : Claire Malot. Retranscription, traduction et édition : Paola Guzzo, Juliette Grao et Rebecca Amsellem
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