Bienvenue dans La Preuve, un supplément de la newsletter Impact créée pour vous aider à mieux comprendre les inégalités de genre — et comment on pourrait les résoudre grâce aux sciences sociales.
Cette newsletter vous est offerte par le programme For Women In Science de la Fondation L’Oréal.
Pourquoi les mannequins de secourisme n’ont pas de seins ?
Vous pouvez lire la newsletter en ligne ici – https://lesglorieuses.fr/mannequins-sans-seins/
Dans cette salle de conférence étouffante, quelque chose troublait Jess Noulton, entourée de 25 autres professionnel·les de santé, en observant une instructrice démontrer une réanimation cardiopulmonaire (RCP) sur un mannequin pendant une formation aux gestes de premiers secours.
“Placez la paume de votre main ici, au centre du sternum d’Annie. Votre autre main va ici, au-dessus – entrelacez vos doigts”, expliquait l’instructrice. “Puis, mettez-vous à genoux bien au-dessus d’elle et, en utilisant tout le poids de votre corps, appuyez directement vers le bas. Vous devez comprimer sa poitrine d’environ 5 cm.”
Jess Noulton se souvient avoir pensé : “Où sont ses seins ? Si on l’appelle « elle », pourquoi n’a-t-elle pas une apparence de femme ?” Annie avait une poitrine ressemblant à celle d’un homme adulte mince et
blanc. Elle a levé la main pour poser la question.
Elle n’a pas obtenu de réponse claire. L’infirmiere lui a expliqué que le visage d’Annie était basé sur le masque mortuaire de “l’Inconnue de la Seine”, une jeune femme présumée noyée à Paris à la fin des années 1880. Quand le fabricant norvégien de jouets Åsmund Laerdal a créé le premier mannequin de
secourisme en 1960, il a modelé son visage sur ce masque mortuaire et l’a appelé Resusci Anne. C’est pour ça que les mannequins sont couramment appelés “Annie” – malgré leur physique masculin.
Ce n’est que beaucoup plus tard que Jess Noulton a découvert la quantité d’études montrant que les femmes qui font un
arrêt cardiaque hors d’un hôpital reçoivent beaucoup moins souvent de réanimation de la part de témoins que les hommes, et qu’elles ont des taux de survie inférieurs.
C’est à ce moment-là qu’elle a fait le lien. Elle n’avait jamais eu à pratiquer une RCP et n’en avait vu que deux fois. Mais pour les électrocardiogrammes – une procédure courante pour mesurer l’activité électrique du cœur, où la formation se fait souvent sur des mannequins similaires – elle avait régulièrement vu des personnes, généralement de jeunes hommes, hésiter à traiter des patientes femmes.
Cet après-midi de formation en secourisme lui est revenu en mémoire. “S’ils ne sont pas exposés à des seins pendant leur formation, comment vont-ils
réagir dans la vie réelle ?” elle s’est demandé.
Voici La Preuve
L’histoire de Jess Noulton est loin d’être unique. Très peu de personnes sont exposées à l’anatomie féminine pendant leur formation en réanimation. Une nouvelle étude – la première
à examiner tous les mannequins disponibles sur le marché mondial – a révélé que 95 % des mannequins de formation en RCP disponibles à l’achat n’ont pas de poitrine.
Les sondages suggèrent que certaines personnes hésitent à effectuer un massage cardiaque sur des femmes parce qu’elles pensent qu’elles sont fragiles et donc sujettes aux blessures. D’autres s’inquiètent d’être accusées d’agression sexuelle ou se sentent gênées à l’idée de devoir retirer des vêtements. Les conséquences sont mortelles. Les femmes ont deux fois plus de risques que les hommes de mourir d’un arrêt cardiaque.
“Nous pensons qu’il existe un lien entre la façon dont nous formons les gens et le fait que les femmes ne reçoivent pas de RCP”, a déclaré une des autrices de l’étude, Jessica Stokes-Parish, infirmière en soins intensifs et professeure de médecine à l’Université Bond en Australie.
C’est en réfléchissant à la manière de préparer le personnel aux urgences obstétricales que Jessica Stokes-Parish et sa co-autrice, Rebecca Szabo, ont réalisé qu’elles n’avaient jamais croisé de mannequins de secourisme avec des seins auparavant, et encore moins un mannequin qui ressemblerait à une femme enceinte.
“En tant que soignant·es travaillant en soins intensifs, la RCP est notre pain quotidien. Nous savons comment faire”, a déclaré l’infirmière. “En tant que femmes, la question des seins ne nous était jamais venue à l’esprit. Mais ensuite, nous avons pensé : qu’en est-il des formations
de premiers secours et des jeunes qui n’ont jamais vu une autre personne nue auparavant ? Dans ces cas, être confronté·e à des seins est un sacré choc ! Alors nous avons décidé de creuser la question.”
Elles se sont mises à cataloguer les fournisseurs de mannequins de RCP pour adultes, identifiant 72 fournisseurs qui travaillaient avec neuf fabricants différents, et proposant un total de 20 mannequins. Cinq de ces mannequins étaient supposément féminins, mais un seul avait des seins. Un autre seulement proposait une surcouche mammaire en option.
Les profits contre la
santé publique
En plus de cataloguer les mannequins de réanimation, les chercheuses ont également examiné si les fabricants disposaient de politiques publiques sur la diversité, l’équité et l’inclusion, les droits humains ou l’environnement, et si ces politiques couvraient leurs produits.
“Nous avons remarqué que beaucoup de ces politiques mettaient l’accent sur leur personnel, plutôt que sur leurs produits”, explique Jessica Stokes-Parish. Mais de nombreuses entreprises n’ont pas rendu leurs politiques publiques, et un seul fabricant a mentionné la diversité en lien avec ses
produits, soulignant qu’il offrait une variété de teints de peau.
Les chercheuses se sont intéressées à un cadre plus large, influencées par un domaine académique en pleine expansion appelé les “déterminants commerciaux de la santé”, qui examine comment certaines industries et entreprises – comme le tabac – ont affecté négativement la santé publique. Simone McCarthy est l’une de ces chercheuses, à l’Université Deakin en Australie, où elle étudie comment ces déterminants commerciaux contribuent aux inégalités de genre.
“Le secteur commercial entre souvent en conflit avec les valeurs de la santé publique”, explique-t-elle. “Les entreprises ont pour objectif principal de maximiser les profits et agissent souvent dans l’intérêt de la compagnie et de ses actionnaires, plutôt que de celui des consommateur·ices.”
Cela signifie que les politiques de santé et les politiques sociales doivent s’attaquer aux inégalités profondément enracinées dans nos systèmes sociaux et économiques pour éviter qu’elles ne se reproduisent dans les produits et services que nous
développons.
Simone McCarthy estime que cela peut se faire en intégrant l’équité dans la conception des politiques, en établissant des règles pour que les industries donnent la priorité à l’égalité, et en créant des politiques qui remettent en question les objectifs de profit des entreprises lorsqu’ils entrent en conflit avec la santé publique, comme dans le cas des mannequins de RCP à poitrine plate.
“Vous avez le droit de me sauver la vie”
Mais il faut beaucoup de temps pour faire bouger les lignes sociales et économiques. “Ce qui est frustrant, c’est qu’il y a une demande sur le marché !”, explique Jessica Stokes-Parish. “J’ai parlé avec l’un·e des commerciales d’une entreprise, et la personne m’a dit qu’elle recevait tout le temps des demandes pour un mannequin avec des seins, qu’elle faisait remonter ces demandes au siège, mais que rien ne changeait.”
Dr Stokes-Parish explique qu’un·e collègue a dû attendre six mois pour obtenir un mannequin avec des seins de la part de l’unique entreprise qui en fabrique. “Elle a fini par annuler la commande et fabriquer
elle-même une surcouche”, dit-elle.
Maintenant que le problème est mieux compris, de plus en plus de personnes prennent les choses en main, en fabriquant elles-mêmes des surcouches ou en trouvant d’autres solutions créatives. St John Ambulance au Royaume-Uni, par exemple, a créé ce qu’elle appelle “le premier soutien-gorge éducatif au monde”. Le soutien-gorge, qui peut être porté par des mannequins de RCP comme Annie, porte le message “It’s OK to Save My Life” (“Vous avez le droit de me sauver la vie”) sur le devant.
Adapter les mannequins existants de
cette manière peut créer une opportunité pour aborder, lors de la formation, toutes les inquiétudes, questions ou préoccupations liées aux différentes parties du corps.
Et il ne s’agit pas seulement de diversité de genre – les outils de formation devraient également refléter la diversité des teints de peau, des formes et tailles de corps. La sensibilisation aux teints de peau dans la formation en RCP semble légèrement en avance sur la question du genre : Jessica Stokes-Parish et ses collègues ont constaté que la plupart des fournisseurs qu’elles ont étudiés proposaient au moins deux options, et la moitié en proposaient trois. Mais la représentation des formes et des
tailles de corps est encore à la traîne, avec un seul fournisseur proposant un mannequin avec un corps de grande taille.
Les études du mois
-
🐅 Des caméras et drones utilisés pour surveiller la faune dans une forêt en Inde ont été détournés par le gouvernement local et des villageois pour espionner et intimider les femmes, d’après une étude.
-
🌈 Une méta-analyse a révélé que le fait de ne pas se conformer aux normes de genre est lié à des risques accrus pour la santé mentale. Cela est probablement dû à un manque de
tolérance envers les personnes aux expressions de genre diverses.
-
🇮🇪 Le nouveau parlement irlandais est le moins paritaire d’Europe de l’Ouest, selon une analyse de Bloomberg.
Dites-nous ce que vous aimeriez lire !
Nous aimerions savoir ce que vous pensez de La Preuve. Avez-vous des suggestions sur le format ou le contenu ? Sur quels sujets liés à la recherche sur l’égalité des genres souhaiteriez-vous particulièrement lire ? Quelles informations vous seraient particulièrement utiles ?
N’hésitez pas à nous contacter et à nous faire part de ce qui vous plairait.
Vos idées et vos suggestions contribueront à façonner le futur de La Preuve.
À propos de nous
La Preuve est une newsletter créée pour vous aider à mieux comprendre les inégalités de genre — et comment on pourrait les résoudre. Impact est une newsletter hebdomadaire dédiée aux droits des femmes et des minorités de genre dans le monde entier.
La version en anglais est financée par Sage, la traduction est offerte par le programme For Women In Science de la Fondation L’Oréal.
|