21 mars 2022 La “vague verte” : comment les féministes colombiennes ont gagné une des lois sur l’avortement les plus progressistes du monde Interview par Megan Clement (pour me suivre sur Twitter, c’est ici) Il y a moins de 20 ans, la Colombie interdisait totalement de l’avortement. Aujourd’hui, ce pays possède l’une des lois les plus avancées au monde. Le 21 février, une décision historique de la Cour constitutionnelle a rendu l’avortement légal sur demande jusqu’à 24 semaines de grossesse. Cette décision n’était que la dernière en date d’une vague de victoires pour les droits reproductifs en Amérique latine, au Chili, en Argentine, au Mexique et en Équateur. Mariana Ardila était étudiante en droit lorsque la Colombie a fait ses premiers pas vers la dépénalisation. C’était en 2006, lorsque le tribunal a statué pour la première fois que l’avortement pouvait être accessible sous certaines conditions. Elle explique que cette victoire a suscité en elle un intérêt pour le féminisme. C’est cela qui l’a amenée à faire un stage auprès de l’un·e des juges du tribunal après l’obtention de son diplôme. Après cinq ans de rédaction des rapports sur les droits reproductifs, Ardila a mis en pratique tout ce qu’elle avait appris au tribunal pour l’appliquer de l’autre côté du banc. Elle a rejoint Women’s Link, l’une des organisations à l’origine du mouvement Causa Justa (cause juste) qui a plaidé avec succès pour la dépénalisation quasi-totale de l’avortement, gagnant au tribunal par une majorité de cinq contre quatre. Dans une conversation pour la newsletter Impact, Ardila a détaillé l’histoire, les tactiques et la construction du mouvement qui a réussi à obtenir les lois sur l’avortement les plus progressistes d’Amérique latine pour le peuple colombien. Cette interview a été éditée pour des raisons de clarté. Megan Clement Pourriez-vous commencer par expliquer qui vous êtes et quel rôle vous avez joué dans ce développement majeur de l’histoire de la Colombie ? Mariana Ardila Je suis avocate chez Women’s Link. Women’s Link est une organisation féministe transnationale de défense des droits des femmes – nous utilisons les litiges judiciaires pour obtenir des changements sociaux pour les femmes et les filles. Women’s Link est impliquée dans la lutte pour l’avortement légal et sécurisé en Colombie depuis le début. En 2006, alors que la Colombie connaissait une interdiction totale, nous avons porté l’affaire devant la Cour constitutionnelle colombienne pour décriminaliser l’avortement. Nous avons obtenu la décriminalisation dans trois le cas : le viol, la non viabilité du fœtus et le risque pour la vie et la santé de la femme, entendu au sens large comme la santé sociale, mentale ou physique. Depuis, nous nous sommes engagé·e·s dans des litiges devant le tribunal pour défendre un accès réel à ces motifs. Il y a environ quatre ans, une autre organisation, La Mesa por la Vida y la Salud de la Mujeres, a invité des organisations, des activistes et des professeur·e·s à rejoindre le mouvement Causa Justa parce qu’elle estimait que nous avions suffisamment de preuves que les femmes les plus vulnérables n’ont pas pu avoir accès à l’avortement pour l’un de ces trois motifs. Et qu’au lieu de diminuer, la criminalisation de l’avortement augmentait, en particulier dans les zones où vit une grande partie de la population afro-colombienne, qui sont touchées par les conflits, le racisme et la pauvreté. C’était donc l’un des arguments de notre affaire. Un autre argument était que l’utilisation du droit pénal pour réglementer l’avortement avait un impact sur la liberté de conscience des femmes, car dans une décision aussi importante que celle de donner naissance ou non, l’État utilisait la mesure la plus forte – le droit pénal – pour interférer dans une décision qui est très liée à notre propre conscience et à nos propres projets de vie. De plus, le droit pénal n’était pas utilisé comme dernier recours, mais comme première et même unique mesure. Enfin, il y a un argument sur lequel Women’s Link a beaucoup insisté, et que nous avons intégré dans le procès, qui concerne l’impact de la criminalisation sur les femmes migrantes. Depuis quelques années, la Colombie connaît une migration croissante, notamment en provenance du Venezuela. Parmi ces migrant·e·s, plus de la moitié sont des femmes qui, entre autres raisons, migrent pour accéder à des services de santé reproductive, dont l’avortement légal, qui n’existe pas dans leur pays, où il y a une pénurie de 90% des contraceptifs. Le tribunal a accepté ce motif et c’est la toute première décision qui reconnaît explicitement que les femmes migrantes sont confrontées à des obstacles particuliers et qu’elles doivent donc pouvoir bénéficier de ce droit. Megan Clement Pouvez-vous brosser un tableau de ce qu’était la situation des personnes qui tentaient de se faire avorter entre 2006 et 2022 en Colombie ? Quels étaient les types de situations auxquelles les gens étaient confrontés lorsqu’ils devaient mettre fin à une grossesse non désirée ? Mariana Ardila Si vous étiez une femme avec un certains privilèges, avec un accès à l’information, vivant dans une grande ville, vous auriez accès à l’avortement avec un des trois motifs et vous pourriez donc le faire en toute sécurité sans craindre d’être dénoncée à la police. Mais si vous viviez dans une zone rurale touchée par un conflit, ou si vous étiez une adolescente, ou une femme sans éducation ni accès à l’informations, les obstacles ne cesseraient de s’accumuler et de retarder l’accès aux services. Tous ces obstacles signifiaient que certaines femmes avaient encore recours à l’avortement non sécurisé, même si elles étaient couvertes par l’un des trois motifs. Dans certains cas, même si les femmes avient un motif pour l’avortement et allaient le demander, ou si elles avaient subi un avortement non sécurisé et se rendaient à l’hopital dans un cas d’urgence, elles finissaient quand même par être dénoncées à la police. Plus de 50 % des signalements de crimes en Colombie étaient effectués par des personnes travaillant dans les hôpitaux et les cliniques, violant ainsi la confidentialité médecin-patient. Cela revenait à dire aux femmes les plus vulnérables : « Ne venez pas ici, nous vous dénoncerons ». Le 8 janvier de cette année, une femme avec deux enfants est décédée après avoir subi un avortement non sécurisé dans le nord du pays. Nous représentons une très jeune femme vénézuélienne, migrante, qui avait déjà trois enfants. Elle avait le droit d’obtenir un avortement légal et sécure, car elle possédait un certificat indiquant que sa santé était menacée par la grossesse. Mais tous les obstacles auxquels elle a été confrontée : le fait qu’elle se trouvait dans les régions frontalières, la xénophobie, le fait qu’elle était vénézuélienne, le fait qu’elle n’était pas éduquée et n’avait pas l’argent pour se rendre dans une autre partie du pays, lui ont fait subir une maternité forcée. Ce n’est qu’un exemple de ce qui s’est passé ici – et nous espérons que cela prendra fin. Megan Clement Et maintenant, vous avez l’une des lois sur l’avortement les plus progressistes au monde, c’est-à-dire que l’avortement est légal sur demande jusqu’à 24 semaines. Mariana Ardila Oui, c’est un jugement historique en Amérique latine et dans les Caraïbes. La Colombie est désormais le pays dont la loi sur l’avortement est la plus progressiste dans la région et dont la décision de justice est la plus protectrice des femmes. Nous espérons que les femmes auront désormais un accès plus rapide au système de santé. À l’heure actuelle, seuls 2% des avortements en Colombie sont pratiqués après la 20ème semaine de grossesse, mais ces 2% de femmes sont les plus vulnérables : ce sont des femmes sans emplois, des femmes victimes de violence, des filles et des adolescentes. En supprimant les obstacles, nous espérons qu’elles pourront accéder aux services plus tôt, et qu’elles pourront obtenir des informations sur la contraception au sein du système de santé. Nous espérons également qu’elles seront dirigées vers les organismes publics qui proposent des services aux victimes de violence et aux femmes. Le tribunal a dépénalisé l’avortement jusqu’à la 24ème semaine, et il est en plus possible d’avorter après la 24ème semaine dans le cas où un des trois motifs précédemment mentionnés s’appliquerait. Le tribunal a également lancé un appel au Gouvernement et au Congrès pour qu’ils aient une politique globale en matière de droits sexuels et reproductifs qui protège à la fois la vie prénatale et les femmes enceintes, celles qui souhaitent mettre fin à leur grossesse et celles qui souhaitent donner naissance. Il s’agit donc de démanteler les barrières d’accès, mais aussi d’apporter un soutien aux femmes et aux nouveau-nés. L’espoir est que nous puissions désormais nous tourner vers ces mesures au lieu de recourir au droit pénal. Megan Clement Dans la newsletter Impact, nous couvrons tous les types de mouvements féministes, de l’organisation de base aux grandes victoires juridiques comme celle-ci. Pourriez-vous nous parler un peu du pouvoir de l’utilisation des litiges et du recours aux tribunaux pour obtenir des changements qui améliorent la vie des femmes ? Mariana Ardila La façon dont nous voyons les litiges n’est pas que nous prenons ces affaires uniquement pour faire gagner les femmes que nous représentons légalement, ni pour nous-mêmes, même si en tant qu’avocats nous aimons gagner ! Il s’agit de savoir comment, que l’on gagne ou non, ces affaires contribuent à façonner le débat public, comment elles aident à rallier davantage d’allié·e·s, à sensibiliser aux problèmes auxquels les femmes sont confrontées, et comment elles renforcent les mouvements pour les droits humains et les droits des femmes. Le mouvement Causa Justa ne peut pas être réduit à ce procès – c’est beaucoup plus large que cela. Le mouvement est actuellement composé de plus de 90 organisations et de plus de 100 individus dans plus de 20 endroits du pays. Le mouvement cherche à façonner le débat public afin de sensibiliser et de garantir réellement l’accès à et la fourniture de services aux femmes. Et il a choisi ce procès pour être son premier grand pari. Cela aurait pu être autre chose, peut-être faire appel devant le Congrès, mais c’était ce procès. Et cela nous a donné l’occasion de proposer notre expérience. Nous avons déposé le dossier en septembre 2020. Nous avions travaillé pendant plus de six mois pour rédiger les arguments, et nous avons profité de l’affaire pour organiser des conférences, des rassemblements et des mobilisations de rue, pour parler de cette question dans les médias. De nombreuses personnes ont pris conscience des obstacles à l’accès et du fait que les femmes étaient criminalisées en Colombie. Les gens ne le savaient pas, et ne savaient pas que les chiffres étaient en hausse et ne diminuaient pas. Ils ont pu découvrir les histoires des femmes qui ont été touchées. Et ainsi, de plus en plus de personnes ont rejoint le mouvement dans les rues et sur les médias sociaux. Ce que je dis, moi, c’est que nous avons obtenu cette grande victoire et c’est formidable, mais même si nous n’avions pas gagné, nous aurions maintenant un mouvement beaucoup plus coordonné et plus fort. Nous aurions plus d’allié·e·s. Megan Clement Quels sont les outils que votre mouvement a utilisé pour changer l’opinion des gens sur l’avortement, et pour le rendre plus accepté dans la société ? Mariana Ardila Nous avions des messages très cohérents basés sur des preuves et des témoignages. Le discours public sur l’avortement en Colombie pouvait se résumer à “êtes-vous pour ou contre ?”. Nous avons changé la conversation pour demander : le droit pénal est-il le meilleur moyen de traiter cette question ? Nous avons montré, à l’aide de chiffres et des témoignages, à quel point ce système était inefficace et préjudiciable, en particulier pour les femmes vulnérables. Et qu’il existait de nombreux autres moyens de réduire le nombre d’avortements, et des moyens de les pratiquer plus tôt et en toute sécurité. Les gens ont commencé à comprendre. Nous avons répété le message de manière cohérente sous différents formats : dans les journaux, sur TikTok, sur Instagram, sur Twitter, dans des podcasts, dans l’art de rue, et à travers des chansons – nous avons même eu une chanson de reggaeton qui parlait de cela. Cela a eu pour conséquences que les gens dansent sur ce sujet, se lancent des défis et descendent dans la rue. Il s’agit d’utiliser différents canaux pour différents publics. Megan Clement Pouvez-vous nous parler du changement remarquable qui se produit en Amérique latine, une région où, jusqu’à récemment, l’avortement était très restreint ? Mariana Ardila En Amérique latine, la tendance est, à quelques exceptions près, à la dépénalisation de l’avortement et à l’accès des femmes aux services de santé. Nous avons obtenu des victoires à la fois par les tribunaux et par le Ccongrès : en Argentine par le Congrès, au Mexique par les tribunaux et par les parlements locaux, en Équateur avec la légalisation de l’avortement en cas de viol, et maintenant en Colombie avec la décision la plus progressiste. C’est ce que nous appelons la marea verde [la vague verte]. Nous nous inspirons mutuellement. Nous sommes en étroite relation, nous nous soutenons mutuellement et nous apprenons les unes des autres, des erreurs et des victoires. Cela nous donne l’espoir de pouvoir transmettre ces victoires à d’autres parties du continent qui se trouvent dans un état très préoccupant, comme la République Dominicaine, le Vénézuela, le Honduras, le Nicaragua et le Salvador. Nous espérons que davantage de décideur·se·s et de citoyen·ne·s comprendront que tous ces mythes sur ce qui se passe lorsqu’on décriminalise l’avortement sont faux. Nous avons la preuve que la légalisation de l’avortement profite réellement aux femmes et aux familles et que toutes les femmes ne vont pas avoir recours à l’avortement ou l’utiliser de manière « irresponsable ». Nous espérons obtenir d’autres victoires et consolider cette force dans la région. Megan Clement Quels sont vos conseils pour les autres organisateurs et activistes qui travaillent à la libéralisation de l’accès à l’avortement dans leur pays ? Qu’avez-vous appris ? Mariana Ardila Ne perdez pas espoir – espérez quand vous le pouvez. Prenez le temps de vous organiser, de bien réfléchir à vos arguments et de rassembler vos preuves. Appuyez-vous sur les histoires que nous connaissons tous, sur les femmes qui souffrent. Soyez créatif·ve·s, et osez en rêver. Lorsque nous avons commencé, lorsque nous étions sur le point d’intenter une action en justice, certaines personnes ont dit : ‘Vous êtes folles. Ce n’est pas possible. Vous allez perdre votre temps.’ Mais nous étions têtues, et nous avons réussi, alors ayez confiance en vous et en vos collègues activistes et organisateur·rice·s, et à un moment donné, cela arrivera. Nous triompherons. Cet édition d’Impact a été préparé par Megan Clement et Steph Williamson. Impact est produite par Gloria Media et financée par New Venture Fund Abonnez-vous à nos newsletters : Les Glorieuses / Économie / Les Petites Glo Soutenez un média féministe indépendant en rejoignant Le Club. |
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